Chapitre 9

A la maison, c'est Marguerite qui ronfle. Non seulement Archibald était inquiet et n'arrivait pas à trouver le sommeil, mais avec en plus ce sifflement nasal qui fait trembler les tables de chevet, cela paraît encore plus compromis. Comment une petite grand-mère d'apparence aussi fragile peut-elle rivaliser ainsi avec un marteau-piqueur dernier modèle ? Il n'y a guère qu'une cocotte-minute à plein gaz pour lui tenir tête. Archibald se retourne dans le lit en accentuant les bonds qu'il fait. Mais cela n'a aucun effet sur la grand-mère, à part de modifier la modulation du ronflement. C'est moins monotone, c'est déjà ça.

Archibald regarde la pendule. Même la grande aiguille vibre au rythme des ronflements de Marguerite. Elle indique tout de même l'heure et, à une minute près, il est déjà minuit moins le quart. Quinze minutes avant l'heure fatidique, l'heure où le rayon de lune illuminera la longue-vue, ouvrant ainsi le passage pour le monde des Minimoys.

Archibald rumine. Bien sûr, Marguerite lui a sorti tous les bons arguments et il est vrai qu'il faut avoir la santé pour ce genre d'aventure, et il n'est plus tout jeune. D'un autre côté, passer pour un lâche auprès des Minimoys serait terrible. Mais passer pour un traître aux yeux de son petit-fils serait pire encore. Et même sans parler de confiance et de trahison, si tout simplement les Minimoys étaient réellement en danger ? Va-t-il rester là, dans son lit, à supporter jusqu'au matin les vibrations saccadées de sa femme ?

Archibald retient un instant sa respiration et soupire un grand coup. Oui. Il va les supporter. Cela fait déjà vingt ans qu'il les supporte toutes les nuits, et même si cette nuit est particulière, elle se finira quand même.

« Demain, il fera jour », conclut Archibald en se calant au fond de son lit. Quitte à pas dormir, autant être confortable. C'est souvent quand on prend une décision que le sort aime à vous embêter en envoyant un élément perturbateur, une donnée qui change tout. C'est quand on se décide à prendre sa douche qu'on réalise qu'il n'y a plus d'eau chaude. C'est donc au moment où Archibald est bien calé au fond de son lit que l'on cogne à la porte d'entrée. Pas un petit cognement qui réveille en douceur, mais un vrai roulement de tambour, comme si un troupeau de buffles faisait un numéro de claquettes. Archibald sursaute et Marguerite sourit. Les boules Quiès bien enfoncées au fond des oreilles, la vieille femme n'entend qu'une douce et agréable complainte.

Cela fait quinze jours qu'elle met, la nuit, des petites boules dans ses oreilles, prétextant que les ronflements d'Archibald la réveillent. Son mari, courtois en toutes circonstances, ne lui a toujours pas avoué que c'est en réalité ses propres ronflements qui la réveillent toutes les nuits. La courtoisie paye toujours, et, ce soir, Archibald bénit ces formidables petites boules de cire.

Il se lève d'un bond, enfile rapidement ses chaussons et se précipite dans le couloir. Les coups à la porte sont toujours aussi bruyants, mais un peu plus espacés, probablement à cause de la fatigue de celui qui les donne.

Archibald noue sa robe de chambre et se tient à la rampe, histoire de ne pas se vautrer dans les escaliers. C'est souvent ce qui arrive quand on se précipite de la sorte.

Le grand-père tire le verrou et ouvre toute grande la porte, sans même prendre le temps de vérifier à travers le judas qui vient le déranger en pleine nuit. Sa surprise en est donc plus grande.

- Arthur ?!! s'exclame Archibald en dévisageant de ses yeux ronds le petit bonhomme, cassé en deux de fatigue et qui depuis longtemps a perdu haleine.

- Mais que fais-tu là ?! Et tes parents ?! Mais où est donc la voiture ?! s'inquiète aussitôt le vieil homme.

Arthur n'arrive même pas à répondre, trop occupé à pomper tout l'air frais qu'il peut trouver autour de lui. Le grand-père attrape son petit-fils par les épaules et le soutient pour qu'il reprenne rapidement ses esprits.

- Vous avez eu un accident, c'est ça ? s'inquiète Archibald.

- Non ! Je me suis enfui ! Arrive à articuler l'enfant.

Le vieil homme se fige, déjà affolé par les conséquences d'un tel acte.

- Grand-père, il nous reste très peu de temps ! Le rayon va bientôt se former ! dit Arthur qui, s'il manque de souffle, ne manque pas de suite dans les idées.

Archibald est subjugué par la ténacité de ce petit bonhomme. C'était tout lui. La même petite tête blonde, tout aussi dure, tout aussi pleine. Archibald a toujours en mémoire le périple qu'il avait effectué lui aussi à dix ans. Son père lui avait offert un poisson rouge, gagné à une fête foraine. Rien ne rendait plus malheureux le jeune Archibald que de voir ce pauvre poisson rouge devenir vert à force de tourner en rond dans son minuscule bocal. C'est donc tout naturellement qu'il avait pris la route pour remettre l'animal à la mer. C'est la gendarmerie de Trouville qui avait récupéré le petit Archibald et prévenu ses parents. Ni les parents ni les gendarmes n'avaient jamais voulu croire que l'enfant avait parcouru à pied les cent trente kilomètres qui séparaient sa maison de la mer. On avait pensé évidemment à une complicité externe, mais Archibald n'avait alors que dix ans et aucun de ses amis n'était susceptible d'avoir le permis et encore moins une voiture. Le père d'Archibald lui avait évidemment passé un savon, mais l'enfant s'en moquait. Ce qui le préoccupait, c'était de savoir si son poisson, que le forain affirmait venir de Chine, avait pu retrouver le chemin de chez lui. Rien d'étonnant donc qu'il y ait un peu d'Archibald dans ce petit Arthur.

- Grand-père ! Tu rêveras plus tard ! lui balance l'enfant qui a retrouvé son souffle. Fonce chercher la longue-vue, je vais prévenir les Matassalaïs ! ajoute Arthur avant de disparaître en direction de la forêt.

Archibald, affolé par ce rythme trépidant imposé en pleine nuit, tourne un peu sur lui-même comme une toupie avant de se diriger au pas de course vers le grenier.

Arthur n'aura pas couru longtemps. À peine arrivé en lisière de forêt, il tombe sur les cinq guerriers en tenues de parade qui viennent à sa rencontre.

- Comment saviez-vous que je reviendrais ?! s'étonne Arthur.

- La nuit est calme et quand tu cours, tu souffles plus fort qu'une biche aux abois. On t'a entendu venir à dix kilomètres ! précise le chef en se dirigeant vers le pied du grand chêne. Archibald déboule dans son grenier, évite de justesse de marcher sur le train, se retient à une pile de livres qui l'envoie rebondir sur son bureau. Le vieil homme se met à quatre pattes, tire la lourde malle dissimulée sous le radiateur et récupère l'indispensable lunette.

Les Bogo-Matassalaïs ont déplié leur fameux tapis à cinq branches. Chacun des guerriers se place à l'une des extrémités. Archibald, essoufflé également, arrive à l'endroit du rituel. Arthur soulève le nain de jardin qui trône, comme à son habitude, au pied du grand chêne. Archibald déplie le trépied et, rapidement, enfonce la longue-vue dans le trou que le nain dissimulait habilement. Il vérifie ses réglages et regarde sa montre.

- Minuit pile ! lance le grand-père, assez fier d'avoir rempli sa mission en temps et en heure.

Tous les visages se tournent maintenant vers le ciel. Le rayon de lune doit à présent frapper la lunette et ouvrir le passage. Mais un fâcheux nuage s'étire dans le ciel, tel un gros chat paresseux ignorant les aboiements des chiens derrière les carreaux.

Arthur a le visage tendu vers la nuit. Il sait que si ce satané nuage n'a pas disparu dans la minute, ce sera une catastrophe. Le sort d'un peuple se joue peut-être là, au pied de ce foutu cirrus, qui s'en moque comme de son premier grumeau. Arthur regarde en coin le chef des guerriers, mais son visage est fermé comme une huître après vingt-deux heures. Impossible d'en savoir plus. L'enfant doit donc supporter l'insupportable, une minute entière de silence, soixante secondes tellement longues qu'il pourrait raconter sa vie, en soixante chapitres.

Le ciel ne peut l'abandonner maintenant. Pas après avoir fugué, avoir parcouru plus de vingt kilomètres en pleine nuit, avoir abandonné son chien, sans parler de sa mère. Combien de fois lui a-t-on expliqué que l'effort est toujours récompensé et que la ténacité est une des meilleures qualités ? Arthur décide donc d'être confiant. Mais l'une des caractéristiques du sort, c'est qu'il est parfaitement imprévisible. Le nuage s'allonge donc un peu plus et la lune n'a jamais l'occasion de montrer sa belle tête ronde. Pas de lune. Pas de rayon. Pas de passage. Pas de Minimoy. Pas de Sélénia. Voilà comment on peut résumer la situation.

Arthur, le nez en l'air, n'en croit pas ses yeux. Lui qui aime tant la nature se trouve ainsi trahi par elle. Il en a les jambes coupées. Archibald tapote nerveusement sa montre pour s'assurer que cette dernière n'est pas en train de lui faire une sale blague. Mais il n'en est rien et sa fidèle tocante lui indique bien minuit et une minute. L'aventure s'arrête donc ici, avant même d'avoir commencé. Arthur est hébété, anéanti. Il n'a même pas le courage de battre des bras, geste que l'on fait habituellement pour exprimer son désarroi. Le chef des guerriers est bien embêté par cette situation. Laisser tomber ses frères minimoys n'est pas une idée qui l'enchante. Il sait à quel point il faut respecter les mouvements de la nature, et que donc ce nuage avait une bonne raison d'être là, mais cela ne l'empêche pas de maudire quelques instants ce stupide cumulus, qu'il n'hésite pas à traiter de nimbus.

Les jambes d'Arthur commencent à flageoler. La fatigue et la déception sont trop fortes pour soutenir davantage son petit corps. Le grand guerrier prononce alors quelques paroles dans sa langue natale, et il n'y a guère qu'Archibald pour comprendre ce qu'il dit.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi s'agitent-ils tous comme ça ? demande Arthur.

Archibald se racle la gorge, comme on le fait souvent pour annoncer une nouvelle, sans véritablement savoir si elle est bonne.

- Ils vont te faire passer par les racines, dit le grand-père. Arthur, intrigué, regarde les guerriers : chacun défait la liane qu'il a autour de la taille. Le chef récupère les cinq racines allongées et les regroupe, on dirait maintenant une longue tresse. Il s'approche d'Arthur et, du haut de ses deux mètres trente-neuf, plante son regard dans celui de l'enfant.

- Nous n'utilisons presque jamais ce procédé pour passer dans le monde des Minimoys, seulement en cas d'urgence. Mais là, en l'occurrence, il nous semble qu'il y a urgence, lui dit simplement le chef, avant de commencer à l'enrouler de lianes, des pieds à la tête.

- Ce n'est pas trop dangereux, tout de même ? s'inquiète Archibald tout en sachant qu'il n'arrêtera pas le cours des choses.

- Chaque aventure a sa part de danger, Archibald. Chaque expérience sa part d'inconnu, lui répond le chef avec sérénité.

- Oui, bien sûr ! lâche le grand-père, comme pour se rassurer, alors que ses dents claquent déjà, de peur de voir son petit- fils disparaître à tout jamais.

Une fois les lianes bien serrées autour d'Arthur, le chef matassalaï sort une petite fiole qu'il porte à la ceinture. Rien qu'à voir les précautions qu'il prend pour ouvrir le récipient, on en déduit qu'il ne doit pas l'utiliser souvent.

- Tu vas rejoindre le monde des Minimoys, mais souviens- toi : il te faudra sortir par la lunette et il te faudra absolument sortir avant midi, sinon tu seras prisonnier de ton corps pour toujours, lui explique le chef.

L'idée de passer sa vie aux côtés de Sélénia est un sentiment qui enchante évidemment Arthur. Par contre, imaginer qu'il ne pourra plus jamais voir Archibald, Marguerite, Alfred le chien, sa mère et même son père, si rabougri soit-il, imaginer tout cela le fait paniquer. Mais à la vitesse à laquelle le guerrier l'a saucissonné, il n'a, de toute façon, plus guère le choix.

Le chef approche doucement la fiole au-dessus de la tête de l'enfant, prononce quelques incantations dans un dialecte des moins courants, puis verse quelques gouttes sur son crâne. On dirait un baptême. Sauf qu'ici l'eau n'est pas bénite, mais magique. Le liquide court à toute vitesse le long des lianes, comme un serpent lumineux qui s'enroule autour de sa proie, laissant sur son passage une traînée d'étoiles étincelantes de mille et une couleurs.

Arthur en est bouche bée, épaté par tant de beauté et de magie. Mais il sourit un peu moins quand il constate que, sous l'effet du liquide, les lianes commencent à rétrécir et lui avec. Archibald se tient le visage. Il a déjà vu ce rituel mais jamais sur son petit-fils.

Arthur rétrécit, comme dans un corset serré par Hercule en personne. L'enfant n'a même plus assez d'air pour crier au secours. Les lianes se tordent, s'agrippent, se contorsionnent, se nouent autour de ce petit corps qui diminue à vue d'œil, comme une bouteille en plastique qu'on vide de son air avant de la jeter à la poubelle.

- Ne t'inquiète pas. Les racines boivent seulement l'eau de ton corps. Elles te laissent tout le reste, commente le chef, comme s'il faisait cuire un champignon.

Arthur aimerait bien faire un commentaire, mais il est incapable de remuer le moindre muscle. De plus, les racines commencent à l'étouffer et à le recouvrir complètement. Sa bouche n'est bientôt même plus visible.

- Tout ceci est normal, n'est-ce pas ? s'inquiète Archibald, au bord de l'évanouissement.

- Nous n'avons jamais essayé avec un enfant, mais Arthur est solide. Il résistera sûrement, répond le chef, toujours aussi direct.

- Aah ?! répond le grand-père comme s'il était rassuré. Mais il ne doit pas l'être vraiment puisqu'il tombe dans les pommes. Malheureusement les Matassalaïs n'ont pas le temps de s'occuper du vieil homme et puis, de toute façon, les pommes n'ont jamais fait de mal à personne. C'est très bon, les pommes.

Priorité à Arthur qui maintenant est totalement invisible, étranglé de partout par les lianes qui ne forment plus à présent qu'une seule et même racine, comme une longue et fine tresse végétale.

L'un des guerriers attrape à deux mains le bambou qui lui servait de canne et commence à frapper le sol, à la recherche d'un terrain plus tendre. Le sol est assez rocailleux et il est obligé de s'éloigner de la lunette qui situe l'entrée du village minimoy. Le guerrier s'éloigne encore et encore, incapable de trouver un endroit où planter son bambou.

Du coup, tous les guerriers se mettent à chercher en tapant du pied un peu partout. Finalement, le chef a plus de chance que les autres, ou une meilleure connaissance. Il a trouvé un terrain meuble. Le guerrier s'approche, brandit son bambou à deux mains et le plante avec force dans le sol. Le morceau de bois s'enfonce d'au moins soixante centimètres.

Les guerriers regardent leur chef qui semble satisfait. Il attrape la liane retenant toujours Arthur, aussi épais qu'un fil de fer, et la glisse dans le bambou. Une fois la liane enfoncée jusqu'au bout, le chef matassalaï sort une deuxième fiole de couleur rose. Il profère deux, trois incantations, que l'on pourrait grossièrement traduire par : « Même la plus belle des fleurs aura toujours besoin d'eau », puis il verse tout le contenu de la fiole dans le bambou. Le produit coule le long de la liane, la recouvrant au fur et à mesure d'une fine couche de glace. On dirait le sucre glacé qu'on trouve fréquemment sur les beignets de la boulangère.

Sur ordre du chef, le guerrier assène un dernier coup sur le bambou, histoire de l'enfoncer un peu plus.


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