Chapitre 6

Le père saisit le téléphone du salon et compose un numéro. Ce qui lui prend peu de temps puisque le numéro n'a que deux chiffres. Le un et le huit.

- Allo ? Les pompiers ? crie-t-il dans le combiné, visiblement peu habitué à l'utiliser. Je vous appelle de la maison d'Archibald, sur la route de l'abbaye... oui, oui, il va très bien, merci. C'est nous qui n'allons pas très bien. Surtout moi ! dit le père en s'emmêlant dans ses explications.

Au téléphone, le pompier essaye de le calmer un peu.

- Quel est votre problème ? lui demande-t-il gentiment. Armand semble soulagé de trouver enfin un allié.

- Je me suis fait attaquer par un essaim d'abeilles et j'aimerais que vous veniez le détruire avant que ces sales bêtes ne fassent d'autres victimes.

- Vous êtes sûr ? À cette époque, les abeilles sont trop occupées à butiner pour s'en prendre à qui que ce soit ? répond le pompier, qui visiblement connaît son affaire.

- J'ai le visage tout boursouflé ! s'énerve le père.

- Mettez un peu de beurre ! Bien étalé, ça soulage, lui conseille le pompier.

Le père n'en croit pas ses oreilles. Lui qui pensait avoir un allié, il tombe sur un renégat.

- Écoutez, j'ai peur aussi pour mon fils. Il est très allergique et...Le pompier le coupe d'un seul coup.

- Arthur ? Vous parlez d'Arthur ?

- Euh... oui, s'étonne le père.

- Il est allergique aux piqûres d'abeilles ? insiste le pompier.

- Oui, depuis qu'il est tout petit, confirme Armand.

- Nous serons là demain, à midi, dit le pompier, avant de raccrocher.

Armand reste comme un idiot, son combiné à la main. Le pompier n'avait que faire de son histoire, jusqu'à ce qu'il mentionne le nom d'Arthur. Comment un si petit bonhomme peut-il jouir d'une pareille notoriété ?

Il faut dire que, quand Arthur était occupé à sauver des mondes, son père était occupé à creuser des trous (lire Arthur et la cité interdite).

Il repose doucement le téléphone et se retourne, probablement pour se diriger vers la cuisine, histoire de trouver un morceau de beurre. Mais il se retrouve face à Archibald. La surprise lui fait faire un bond en arrière.

- Excusez-moi, vous m'avez fait peur, confesse Armand, une main sur la poitrine.

- C'est plutôt moi qui aurais dû avoir peur ! dit Archibald en pointant son doigt vers le visage boursouflé de son gendre. Qu'est-ce qui vous est encore arrivé ?

- J'ai été piqué par une abeille ! avoue le père, pas vraiment à l'aise.

- Ça devait être une abeille avec un dard à répétition, alors ? Parce qu'on a l'impression que vous vous êtes fait piquer cent fois !

- Non, non ! Elle m'a piqué qu'une fois... dans la fesse, précise le père devant Archibald ébahi.

- Et le visage ? Qu'est-ce qui vous est arrivé au visage ? s'inquiète le vieil homme qui découvre un à un tous les drames qui se sont produits pendant sa sieste.

- Ça, c'est votre fille ! dénonce le père avec aplomb. Elle tenait la bombe d'insecticide et le coup est parti !

- Mais que diable faisait-elle avec une bombe ? s'alarme le grand-père.

- On essayait de venir à bout d'une abeille récalcitrante qui nous a finalement échappé, mais c'est sans importance maintenant : j'ai repéré l'essaim et les pompiers vont venir demain pour nous en débarrasser ! explique le père d'une traite.

Archibald le regarde un instant. Un regard si froid que personne n'aimerait le voir se poser sur lui.

- Mon cher Armand, permettez-moi, sans mauvais esprit de ma part, de vous rappeler que vous êtes ici chez moi, et ce jusqu'à la barrière qui longe la route en contrebas. Et ce « chez moi » inclut évidemment les arbres et toutes les plantes qui ont la gentillesse d'y pousser, ainsi que tous les animaux, abeilles comprises, qui me font l'honneur d'y séjourner !

Le message a le mérite d'être clair et le père a beau chercher, il ne trouve rien à répondre.


La mère déplie la serviette qu'elle avait mise sur le radiateur plus par habitude qu'autre chose puisque qu'il est fermé depuis fin avril et ne chauffe absolument rien ni personne. Mais il faut avouer que maman n'a pas toute sa tête. Tous ces petits tracas de la journée, ces ponts, ces trains, ces fourmis, ces abeilles l'ont perturbée. Arthur ferme le robinet de la douche et fonce dans la grande serviette que sa mère tient grande ouverte. Elle l'enrobe d'un geste généreux, comme seules les mamans savent le faire, et commence à le frictionner avec tendresse.

- Regarde-moi ça ! soupire la mère en regardant les peintures de guerre encore collées sur le visage de son fils.

- C'est pas des peintures de guerre. C'est les codes de la nature pour chasser les mauvais esprits, avant de rejoindre les Minimoys, explique Arthur avec enthousiasme.

La mère met un peu de crème sur un bout de coton et commence à le démaquiller.

- C'est quoi cette histoire de Minimoys ? C'est encore tes lutins, là ? demande la mère qui visiblement ne croit aucune de ces histoires à dormir debout.

- Ce soir, c'est la pleine lune. La dixième. Le rayon va alors s'ouvrir pendant une minute et je pourrai rejoindre Sélénia, chuchote-t-il à l'oreille de sa mère sur le ton de la confidence. Ne dis rien à papa, je t'en supplie... je sais qu'il voulait partir demain, mais ne t'inquiète pas je serai de retour pour le petit déjeuner, se sent-il obligé de préciser.

Sa mère le regarde comme s'il venait de lui parler tibétain.

- Où as-tu l'intention d'aller ? tient à se faire préciser la mère.

- Ben, chez les Minimoys, dans le jardin, répond Arthur avec une simplicité déconcertante.

- Aaah ?!! lâche la mère, soulagée de comprendre qu'il ne s'agit que d'une histoire d'enfant, un jeu dans lequel il venait gentiment de l'inviter.

Il pouvait bien aller où il voulait du moment qu'il ne sortait pas du jardin.

- Promis, je ne dirai rien à ton père, lui répond-elle, complice.

- Oh ! Merci, maman ! lâche-t-il avec candeur en jetant ses bras autour du cou de sa gentille maman.

Les parents sont toujours surpris par les élans de tendresse que seuls les enfants sont capables de donner. La mère serre doucement son fils contre elle et le berce comme quand il était petit.

- Ton père s'est fait piquer par une abeille aujourd'hui, raconte la mère pour continuer la conversation.

- Il a essayé de la tuer. Elle n'a fait que se défendre, rétorque Arthur sans éprouver aucune inquiétude pour son père.

Sa mère marque un temps de réflexion. Elle vient apparemment de comprendre le tour de magie, ou comment une abeille traverse un verre sans l'opération du Saint-Esprit.

- C'est toi qui as libéré l'abeille ? questionne la femme. Arthur n'a pas le courage de mentir à sa mère, qui se montre si compréhensive depuis quelques minutes.

- Si quelqu'un t'agressait, je te défendrais de la même façon, répond intelligemment Arthur.

- C'est gentil, mon chéri, mais là, en l'occurrence, tu as libéré une bête féroce ! explique la mère, aussi convaincante qu'un arracheur de dents qui vous explique que cela ne fera pas mal.

- L'abeille ? Une bête féroce ?! Maman ! ? s'indigne Arthur, comme pour réclamer un peu de sérieux dans la conversation.

- Oui, féroce ! Car elle peut te faire aussi mal qu'un lion ou un rhinocéros ! Une simple petite piqûre et c'en est fini des aventures d'Arthur ! sermonne la mère, qui, pour une fois, n'est pas loin de la vérité.

Mais Arthur n'a pas peur. Malgré son jeune âge, il sait déjà que les êtres les plus dangereux sont les hommes. C'est un concours que cet affreux bipède gagne régulièrement depuis, justement, qu'il tient sur ses deux jambes. Jamais un animal, si féroce soit-il, ne lui arrive à la cheville en la matière. On n'a jamais vu, par exemple, un animal en dépecer un autre pour s'en faire un manteau. Quoi qu'il en soit, Arthur comprend l'inquiétude de sa mère, qui a peur pour son petit. C'est bon d'ailleurs de voir sa maman s'inquiéter. On se sent tellement plus fort.

- T'inquiète pas maman, je ferai attention, lui dit Arthur en lui caressant le visage, comme si elle avait quatre ans. Tu sais, je suis très populaire là-bas, chez les Minimoys. Les gens m'accueillent à bras ouverts, ils pensent que je suis un futur roi.

Sa mère lui sourit en guise de réponse.

- Moi, je sais bien que je suis encore qu'un petit garçon, mais quand je suis là-bas, je me sens si fort, presque invincible ! confie-t-il à sa mère qui l'écoute, de l'amour plein les yeux. Je pense que c'est Sélénia qui me rend fort comme ça. Elle est tellement belle et intelligente. Elle ne renonce jamais et elle est tellement courageuse ! Le regard d'Arthur est un peu vague, son corps s'est ramolli. Voilà des signes qui ne trompent pas une mère.

- Tu ne serais pas un peu amoureux d'elle, par hasard ? lui demande-t-elle gentiment.

- Maman ! s'insurge Arthur, elle est beaucoup plus vieille que moi ! Elle a mille ans !

- Ah ?! répond la mère, un peu perdue dans le décompte.

Il lui faudrait une table de conversion.

- C'est drôle, quand je suis ici je mesure un mètre dix et je me sens petit, alors que quand je suis là-bas, je mesure deux millimètres et je me sens très grand ! explique Arthur avec honnêteté.

Sa mère a de plus en plus de mal à suivre, il lui manque trop de paramètres.

- Tellement grand que je ne crains rien ni personne, pas même Maltazard ! continue-t-il sur sa lancée, avant de réaliser qu'il vient de prononcer le mot interdit, le nom qui réveille la terreur, les trois syllabes bannies à jamais du grand livre des Minimoys. Neuf lettres qui, dès qu'on les prononce, provoquent le malheur.

- Oups ! laisse échapper Arthur, regrettant déjà son erreur. Mais le malheur est déjà à la porte et l'ouvre sans frapper. Une silhouette étrange en contre-jour, un visage rongé par la souffrance. Cela aurait pu être Maltazard, mais ce n'est qu'Armand, un sac à dos sur les épaules, le visage toujours aussi boursouflé, comme une pomme qu'on aurait oubliée dans le four.

- Préparez vos affaires, on s'en va ce soir ! dit le père sans détour.

Arthur et sa mère sont aussi surpris l'un que l'autre.

- On devait partir demain ? dit Arthur, pris de panique.

- Oui, eh bien, il y a un changement de dernière minute et c'est comme ça ! De toutes façons, il y aura moins de monde sur la route à cette heure-ci et nous serons moins incommodés par la chaleur.

- C'est pas possible papa ! Pas ce soir ! supplie Arthur, au bord des larmes.

- Ça fait deux mois que tu es en vacances, Arthur ! Et toute bonne chose a une fin ! Je te rappelle que tu reprends l'école dans trois jours ! répond le père, aussi catégorique qu'une pendule.

- Pas ce soir, balbutie l'enfant, totalement désemparé.

La mère ressent sa détresse et, même si elle ne croit pas une seule seconde à toutes ces histoires de Minimoys, ni à cette princesse Sélénia de mille ans son aînée, elle décide de venir en aide à son fils.

- Chéri, c'est un peu précipité comme départ. On ne peut pas quitter mon père comme ça. Archibald est content d'avoir son petit-fils pour les vacances et...

Armand lui coupe la parole avec rage :

- Parlons-en d'Archibald ! Il m'a à moitié viré de cette maison ! Je me fais piquer de partout, il s'en moque ! Je me fais agresser par ces indigènes qu'il héberge au fond du jardin, il s'en moque ! Et je suis sûr que si nous partons sur-le-champ, il s'en moquera tout autant !

La mère cherche les mots pour le calmer, mais il est des feux que rien n'éteint.

- Allez ! Habille-toi et rejoins-nous à table ! ordonne le père à son fils, sur un ton si ferme qu'il découragerait même un curé. Puis il attrape sa femme par la manche et l'oblige à le suivre vers le couloir.

Arthur reste seul, anéanti. Deux larmes coulent sur ses joues, deux larmes si pleines qu'elle pourraient rouler jusqu'au sol. Il ne verra pas Sélénia. Son malheur se résume ainsi. Tout le reste n'a guère d'importance. Dix semaines de patience exemplaire. Dix semaines à attendre ces quelques heures où il pourrait à nouveau la serrer dans ses bras, s'enivrer de son parfum de fleur royale, boire son sourire jusqu'à l'infini et reprendre auprès d'elle toute la force dont il aura besoin pour attaquer cette nouvelle année scolaire. Rien de cela ne sera possible. Ni parfum, ni sourire, ni force. Le néant absolu. Arthur se sent comme une fleur fanée, éparpillée autour d'un vase.


L'ambiance n'est pas au top autour de la table et les couverts ont la parole. Les fourchettes répondent aux couteaux et, de temps en temps, une cuillère se mêle à la conversation. Marguerite et Archibald ont le nez dans leur assiette et n'ont pas l'intention de montrer leur désarroi. Le père se bat avec les morceaux de pain qu'il jette sans cesse dans sa soupe. Beaucoup de gestes saccadés qui ont pour mission de cacher sa nervosité. La culpabilité le taraude.

Sa femme a mis sa serviette autour du cou, mais cela ne lui sert pas à grand-chose, vu qu'elle n'a toujours pas touché son assiette. Elle essaye désespérément de croiser un regard qui débloquerait cette situation ridicule. Mais personne ne lui vient en aide. Elle soupire, ce qui traduit assez bien sa détresse, et laisse tramer son regard dans la salle à manger. La pièce est sobre. Quelques masques africains accrochés aux murs et le tic-tac sonore de la pendule qui alourdit davantage encore l'atmosphère. Une cheminée éteinte, noire, morte. « Y a-t-il chose plus triste qu'une cheminée éteinte ? » se demande la mère en soupirant une nouvelle fois.

Mais, si aucune activité ne règne dans la cheminée, il n'en est pas de même sur la cheminée, où un joyeux cortège de fourmis est en train de traverser la pièce. Une vingtaine de fourmis très excitées tournent autour de leur camion-citerne flambant neuf, made in Arthur, tiré par un attelage de huit fourmis bénévoles. Il y a plus de vie et de bonheur autour de ce petit bout de paille que dans toute la salle à manger. Cette pensée fait sourire la mère qui ne semble pas vraiment surprise de voir des fourmis en camion. Si elles construisent des ponts, il paraît effectivement logique qu'elles construisent aussi les véhicules qui roulent dessus. Mais à bien y réfléchir, elle a déjà vu quelque part cette paille roulante. Ça lui revient. Le train d'Arthur. Son fils est donc complice et probablement responsable de ce réseau qu'elle découvre par petits morceaux. Elle s'apprête à en référer à son mari quand ce dernier prend la parole, histoire de rompre la glace :

- Vous qui connaissez si bien la nature, Archibald, est-ce que les fourmis sont assez intelligentes pour construire de petits édifices comme... un pont ?

Archibald réfléchit un instant. Il connaît évidemment la réponse et sait qu'en bien des points les fourmis sont plus intelligentes que l'auteur de la question. Il se souvient alors de cette phrase qu'il avait lue, il y a quelque temps, dans un livre fort intéressant et qui parlait justement du savoir : « Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête. » Comme les fourmis sont plus noires qu'un bout de charbon et le père plus blanc qu'un cochon rose, la phrase semble avoir été écrite pour l'occasion.

- Absolument impossible ! finit par répondre Archibald, aussi catégorique qu'un dictionnaire.

Il préfère mentir car il sait quel mauvais usage le père ferait d'une bonne réponse. Par contre, ça coupe la mère dans son élan. Elle s'apprêtait à parler des fourmis qui, après avoir sillonné le premier étage en train, traversent actuellement le salon en camion.

- Tu vois, c'est impossible ! commente le père en s'adressant à sa femme, comme s'il avait eu, pendant tout ce temps, un doute qui subsistait.

La femme hoche la tête, en regardant le camion et son attelage de fourmis s'engager sur la plinthe.

- Quand on mesure deux millimètres, on... on ne mesure que deux millimètres ! dit le père, persuadé d'avoir sorti la phrase du siècle, ce qui, en un sens est vrai, car La Palice, champion du monde dans cette catégorie, n'aurait pas fait mieux.


Arthur a ouvert le grand livre, celui de son grand-père. Il s'est évidemment arrêté sur le dessin qui représente Sélénia. Ce petit bout de femme ne mesure que quelques millimètres, mais elle a plus de cœur et d'esprit que beaucoup d'entre nous. Arthur n'arrive pas à quitter le croquis de Sélénia des yeux. La princesse, figée pour l'éternité, semble regarder Arthur avec une douceur infinie. Il a rêvé pendant des lunes du moment où il pourrait enfin la serrer dans ses bras et maintenant il doit se contenter du seul regard que veut bien lui donner le dessin.

Un sentiment d'injustice absolue monte en lui. Il a arraché son grand-père des griffes de M, sauvé la maison des mains de Davido et voilà la récompense ? On le traite comme un enfant de dix ans, ce qui est la réalité, mais en la circonstance il préfère affirmer qu'il en a mille, comme Sélénia, et rien ni personne n'empêchera Arthur de rejoindre sa bien-aimée. Arthur referme le livre et s'apprête à le glisser à sa place, entre deux gros livres sur l'Afrique, mais il aperçoit un petit objet qui brille au fond de la bibliothèque. Il tend la main et le saisit. C'est une petite bouteille en verre, comme une fiole, finement gravée à même le verre. Il y a une étiquette « petit- grand » écrite à la plume, juste au-dessous d'un dessin représentant un jeune homme qui marche et qui, en quatre croquis, devient très grand. C'est assez explicite... « Si au moins Sélénia pouvait boire ça et me rejoindre dans mon monde ! » pense Arthur, avant de replacer la fiole dans sa cachette derrière le grand livre, là où il l'avait trouvée.

Pas question de faire boire cette potion à Sélénia. S'il veut la voir, c'est à lui de tout mettre en œuvre pour braver les interdits. De toutes façons, Arthur pourrait tourner et retourner les arguments dans sa tête, de mille et une façons, il arriverait toujours à la même conclusion : il fera tout et n'importe quoi pour revoir Sélénia.

Arthur est face à cette évidence incontournable. Il prend donc sa décision. Il gonfle ses petits poumons, se lève et attrape la grosse malle. Il en sort la longue-vue, objet indispensable pour rejoindre les Minimoys. Il ouvre toute grande la fenêtre et fabrique, en quelques secondes, une échelle de corde à l'aide des nombreux tissus d'Orient qui traînent sur le sol. Il jette sa corde à l'extérieur et monte sur le rebord de la fenêtre, mais la porte s'ouvre tout d'un coup. Archibald est dans l'ouverture, face à Arthur en train d'enjamber la fenêtre, son nœud de corde à la main. Le flagrant délit est si parfait qu'Arthur ne prend même pas la peine de se défendre.

- Pourrait-on bavarder quelques minutes, avant que tu t'enfuies dans la nuit ? demande le grand-père, calme et intelligent.

Arthur hésite un instant, puis repose sa jambe vers l'intérieur et s'assoit sur le rebord de la fenêtre.

Archibald regarde son petit-fils un instant. Il y a tellement d'amour dans ce regard-là. De l'amour et du respect. Arthur agit sur lui comme un miroir. Il se souvient du petit garçon qu'il était, toujours incompris, toujours en lutte contre les adultes qui ne voient que la vérité en face, sans jamais imaginer celle qu'il y a sur les côtés, au-dessus et même en dessous. Et ce soir, la vérité d'Arthur vaut largement celle de son père. Ce petit garçon est amoureux et il va traverser l'impossible pour rejoindre son aimée. Le monde appartient aux rêveurs et Arthur part à sa conquête.

Archibald fait quelques pas dans la pièce et s'assied dans son fauteuil.

- Je sais ce que tu ressens, Arthur. De l'injustice. De l'incompréhension. Mais tu es grand maintenant et tu dois comprendre qu'on ne peut pas toujours faire ce qu'on veut, explique calmement le grand-père.

- Si c'est ça être grand, alors je veux toute ma vie rester petit ! réplique Arthur avec conviction.

Archibald sourit, touché par la vivacité de son petit-fils et son sens du raccourci.

- Ce sont des épreuves comme celle-ci qui te feront grandir, Arthur. Remercie le ciel de t'envoyer ces messages.

- Mais quels messages ? Je ne comprends rien, Archibald ! Je comprends juste que mon père ne comprend rien ! réplique Arthur qui commence à s'impatienter.

- Ton père est dans sa logique et tu es dans la tienne. Tu dois apprendre à vivre avec cette différence. Si tu veux qu'il respecte et comprenne ta différence, il faut que tu comprennes et respectes la sienne, explique Archibald avec beaucoup de sagesse.

Mais Arthur a les larmes qui lui montent aux yeux.

- Grand-père, elle me manque tellement, Sélénia ! J'ai l'impression que je vais mourir si je ne la vois pas ! sanglote Arthur, incapable de cacher davantage ses sentiments. Archibald se lève et vient s'asseoir à son tour sur le bord de la fenêtre. Il passe un bras autour des épaules de son petit-fils.

- Le temps n'a pas d'effet sur l'amour, Arthur. J'ai passé trois ans dans la prison de M le maudit et la seule chose qui me faisait tenir c'est ta grand-mère. Son beau sourire que personne ne pouvait m'empêcher d'imaginer et tout cet amour qu'elle m'envoyait et qu'aucun barreau n'était en mesure d'arrêter. Sélénia est en toi, pour toujours, et personne ne pourra te l'enlever. Pas même le temps.

Arthur ne peut retenir ses larmes plus longtemps, et les voilà qui roulent sur ses petites joues. De belles larmes, tellement grosses qu'elles font comme des loupes, agrandissant au passage toutes les taches de rousseur qu'Arthur a sur le visage. Un mouchoir serait le bienvenu.


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