Chapitre 5
Le salon est paisible. Probablement parce que le père a disparu. Il n'y a plus que sa compresse qu'il a laissée traîner sur le canapé.
Il est dans le jardin, le père, le visage boursouflé par les brûlures. Il aurait mis la tête dans un essaim d'abeilles qu'il aurait pas meilleure mine. C'est d'ailleurs précisément ce qu'il cherche en arpentant de la sorte le jardin : un essaim. Fini le temps où il comptait simplement protéger sa maison en l'entourant de pièges à confiture. Il a décidé de passer à la vitesse supérieure, de remonter à la source. Il n'abattra plus les abeilles une par une - même si, grâce à Arthur, il n'en a toujours pas attrapé, - mais toutes d'un seul coup. Un génocide. Une bombe atomique au pays des abeilles. La rage l'a fait basculer du côté obscur de l'homme. Il ne rêve plus que d'une seule chose : trouver l'essaim et le détruire, si possible de la façon la plus atroce afin que la souffrance des abeilles soit proportionnelle à la sienne. L'humiliation a été trop forte pour qu'il puisse pardonner.
Le voilà donc qui remonte le jardin à grands pas, les yeux rivés sur une abeille. L'animal est bien plein et va donc forcément rejoindre sa ruche. Il n'y a plus qu'à le suivre.
Le père se courbe un peu, pour se faire plus discret. À vrai dire, cela ne change pas grand-chose car sa chemise jaune est tellement voyante que même les oiseaux plissent les yeux à son passage. C'est pas parce qu'un éléphant range un peu sa trompe que ça le rend invisible. Mais l'abeille est trop grisée par le sucre qu'elle a butiné pour se rendre compte qu'elle est suivie et elle s'enfonce dans la forêt, talonnée par ce chasseur aussi discret qu'un épouvantail en rase campagne.
Derrière une première rangée d'arbres se trouve une petite clairière au milieu de laquelle un chêne, deux fois centenaire, semble faire la loi. C'est là, sous l'une des premières branches, que la reine des abeilles a bâti son royaume. La ruche est belle et bien ronde et la grosse branche du chêne l'a probablement protégée plusieurs hivers de suite. Notre abeille prend un peu d'altitude et rejoint ses congénères qui bourdonnent à l'entrée de la ruche. Le mot « bourdonner » n'est sans doute pas le plus approprié pour parler des abeilles, surtout quand on sait à quel point leur relation est désastreuse avec les bourdons, et la dernière chose à faire quand on s'approche d'une ruche, c'est bien de vexer ses habitantes avec des mots qui fâchent. Employons donc le mot « papillonner » qui posera moins de problèmes et qui ne vexera personne, puisque, comme chacun sait, les abeilles sont fascinées par la beauté des papillons, qui sont eux-mêmes en admiration devant leur robe à rayures. Les abeilles papillonnent donc devant leur ruche, et saluent à peine leur copine qui revient avec son butin.
Quelques mètres plus loin, le père affiche un sourire machiavélique. C'est tout juste s'il ne bave pas, comme un renard qui aurait repéré un fromage. Il sourit mais, vu qu'il a le visage boursouflé, il ne lui manque plus qu'une pomme dans la bouche pour ressembler à un cochon qui sort du four. Cela fait des semaines qu'il rêve de ce moment. Il va enfin pouvoir se venger de tous les affronts, de ces tours de magie à répétition, de toutes ces situations à la limite du grotesque, dans lesquelles il s'est retrouvé à cause de ces satanées bestioles. Mais avant la « grande » vengeance, celle qu'il allait préparer avec la minutie d'un général japonais, il allait d'abord assouvir la « petite vengeance ». Celle qui sort du cœur et exige une réponse immédiate.
Il scrute alors le sol de son regard un peu fou, à la recherche d'une bonne pierre qu'il pourrait leur balancer, histoire de leur donner un avant-goût de ce qui les attend. Pour les pierres, il a l'embarras du choix, mais il prend évidemment la plus grosse. Celle qui fera le plus mal. Un petit rire sarcastique lui échappe, qui va si bien avec ses boursouflures.
Il se retourne d'un seul coup, brandissant sa nouvelle arme, fier comme un singe qui sortirait du quaternaire. Mais il pousse un cri d'horreur quand il tombe nez à nez avec un Bogo-Matassalaï. C'est une façon de parler puisque le père lui arrive au nombril. Pas de risque que leurs nez se frottent ! Le guerrier (le vrai) se tient exactement entre le caillou et la ruche, ce qui ne peut pas être uniquement le fruit du hasard.
- Poussez-vous de là, je... j'ai un compte à régler ! balbutie le père, qui essaye de dissimuler sa peur sous une apparente assurance.
Le guerrier le regarde de ses grands yeux noirs, suffisamment longtemps pour le mettre mal à l'aise. Il faut dire qu'au fond de ses yeux, on voit les milliers de plaines qu'il a traversées sans jamais avoir peur. C'est donc pas un épouvantail à chemise jaune qui va l'émouvoir, même une pierre à la main.
- Allez ! Ça fait des semaines qu'elles me narguent ! C'est aujourd'hui mon tour ! insiste le père, de moins en moins sûr de lui.
Le guerrier montre le gros chêne du bras et parle de sa voix calme et imposante :
- Cet arbre a plus de deux cents ans. Il a vu naître le père de ton père. Il est le doyen de cette forêt et s'il a décidé d'abriter cette ruche, nous ne pouvons que nous plier à sa volonté et à sa connaissance.
Le père reste un peu perplexe. Il n'avait jamais imaginé pareille hiérarchie.
- C'est chez moi ici, et c'est quand même pas un arbre qui va faire la loi ?! s'insurge le père en gonflant la poitrine.
- Si vous raisonnez ainsi, alors je dois vous rappeler que vous n'êtes pas ici chez vous, mais chez Archibald, et ce caillou que vous tenez à la main n'est pas le vôtre non plus puisque c'est le mien, lui répond calmement le guerrier.
Le père regarde le caillou, étonné qu'il puisse avoir un quelconque propriétaire. Il n'y a rien de plus stupide et anonyme qu'un caillou. Il le retourne, et constate que des personnages africains y sont sculptés.
Le guerrier tend la main pour récupérer son bien. Le père est un peu perdu. Difficile de contester l'origine de ce caillou avec de telles gravures. Il finit par déposer l'objet dans cette main géante, tendue vers lui.
- Elles ne perdent rien pour attendre ! grogne le père en montrant la ruche du doigt. Je reviendrai... et ma vengeance sera terrible ! se sent-il obligé d'ajouter.
Le guerrier le regarde du haut de ses deux mètres trente, comme un héron regarde passer un puceron. Armand fait demi-tour, gonfle les épaules et repart vers la maison qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Le Matassalaï soupire, se demandant comment tant de bêtise arrive à tenir dans un si petit corps.