Chapitre 4
Le coupable, c'est Arthur. Il est assis derrière le bureau de son grand-père, une loupe dans une main, une pince à épiler dans l'autre. Devant lui, une demi-paille soigneusement coupée. Arthur y a collé de part et d'autre une dizaine de roues. Il s'agit en fait de petites perles à dix sous, montées sur des épingles qui font office d'essieux. À l'avant de la paille, un minuscule système de traction qui permettra, à qui le veut, de tirer l'engin à plusieurs. En un mot comme en cent, Arthur est en train de construire un camion-citerne à échelle miniature. Les commanditaires sont là, face à l'ouvrage, fascinés par l'assemblage qui se fait devant leurs yeux. On devrait plutôt dire devant leurs antennes puisqu'il s'agit d'une délégation de fourmis, au nombre de cinq.
Arthur saisit la dernière petite perle à l'aide de la pince, lui applique une mini-goutte de colle et, à l'aide de la loupe, fixe la dernière roue du carrosse. Il pose ensuite sa loupe et regarde son ouvrage avec satisfaction.
- Voilà, c'est fini, dit-il simplement.
Les fourmis sont ravies, et elles applaudissent à tout rompre de leurs quatre pattes avant. Malheureusement Arthur le devine plus qu'il ne l'entend.
- Merci, merci, c'est trois fois rien, se contente-t-il de répondre modestement. Allez ! Montez à bord, je vais vous raccompagner.
Les fourmis ne se le font pas dire deux fois et se glissent dans la paille, tout excitées de découvrir leur nouveau camion.
Le grenier du grand-père n'a pas véritablement changé depuis la première fois où nous l'avions découvert. Tous les objets d'art qui avaient été vendus à l'affreux antiquaire (lire Arthur et les Minimoys) ont retrouvé leur place.
Le temps a passé depuis cette mauvaise aventure et il s'est chargé de remettre la poussière à son niveau habituel.
Le grand-père n'aimait pas qu'on dérange son joyeux fouillis organisé. Une poule n'y retrouverait pas son œuf, mais Archibald y retrouverait n'importe quoi, même une poule. Il savait exactement où il avait mal rangé chaque objet et le moindre dérangement dans sa désorganisation risquait de lui faire perdre le contrôle de son fourbi.
Pourtant, il avait accepté exceptionnellement, pour services rendus à la nation, qu'Arthur y installe un tronçon de son train électrique, cet honneur avait rendu l'enfant fou de bonheur. Arthur avait pris soin de ne rien déranger et il avait scrupuleusement suivi la topographie des lieux. Les rails glissaient ainsi entre deux grosses malles, avant de sillonner la vallée des livres, puis de se faufiler à travers la collection de statues africaines qui semblaient regarder passer les trains avec beaucoup de détachement. Mais cela ne faisait pas d'elles des vaches.
Arthur pose délicatement la paille sur le wagon de transport, dernier élément d'un train spécialement composé pour l'événement.
- Je vais vous raccompagner, cela vaut mieux. Les routes ne sont pas sûres en ce moment, dit Arthur au petit groupe de fourmis qui patiente devant la gare principale.
Les fourmis comprennent le signal et se ruent dans les wagons, afin de prendre les meilleures places. Il faut dire que le wagon de première est somptueux et les fourmis n'ont pas souvent l'occasion de voyager dans d'aussi bonnes conditions. Le grand-père avait offert à Arthur le train et tous ses accessoires, au retour de leur précédente aventure. En recevant son cadeau, l'enfant avait hurlé de bonheur, pendant près d'une semaine. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, trop occupé à la construction du réseau qui reliait sa chambre au bureau de son grand-père.
Ce dernier lui avait donné un petit coup de main, quand il fallut programmer les trains, les passages à niveau et les arrêts. L'idée était d'éviter les collisions entre les trains, et les parents. Inutile de préciser qu'Archibald avait dû négocier dur pour qu'Armand accepte un train dans la maison. En règle générale, tout ce qui le sortait de sa routine le dérangeait. C'était le roi de l'immobilisme, il considérait donc comme un mauvais coup du sort d'avoir eu un enfant incapable de tenir en place.
Arthur s'allonge par terre et jette un coup d'œil dans les wagons. Toutes les fourmis sont assises et trépignent comme des enfants qui attendent Guignol.
- Train spécial en direction du terminus. Attention au départ quai numéro un ! annonce Arthur, les mains en cornet autour de la bouche, afin d'imiter le son du haut-parleur.
Il s'approche du transformateur et tourne doucement la manette qui commande la puissance. Le train démarre lentement, sous les hurlements de bonheur des fourmis. Arthur augmente la puissance, le train prend de la vitesse et s'engouffre dans une sorte de canyon au milieu des valises. Les fourmis sont aux fenêtres, antennes au vent, et chantent des chansons inconnues à notre répertoire. Arthur lui aussi est tout excité. Pour une fois qu'il a des passagers !
Le train serpente dans la vallée des livres, et les fourmis sont tout ébahies de voir s'étaler devant elles ces montagnes de connaissance. L'enfant voit réapparaître le train qui avait disparu quelques instants au fond de la vallée. Il enclenche l'aiguillage et la locomotive change de voie. Elle se dirige maintenant droit vers la porte, tellement rabotée à sa base qu'elle autorise le passage d'un train. Arthur lève la main et salue la délégation qui passe devant lui.
- Au revoir et à bientôt ! lance-t-il, ravi, à toutes les fourmis qui s'agglutinent aux fenêtres pour le saluer. Certaines agitent même des petits bouts de papier qui font office de mouchoirs.
Le train s'éloigne vers la porte et s'apprête à passer dessous quand soudain une ombre apparaît. Une ombre sortie tout droit d'un cauchemar. Le sourire d'Arthur se fige. Il voit le drame arriver. La collision, le déraillement. La porte s'ouvre d'un seul coup, frôlant le train qu'Arthur a eu la présence d'esprit d'arrêter au bon moment. Le coup de frein a surpris les fourmis qui sont propulsées vers l'avant, dans un capharnaüm indescriptible, mais surtout bruyant. Tellement bruyant que la mère a tendu l'oreille.
- Arthur ! Tu vas finir par provoquer un accident avec ce train ! se plaint la mère qui ne sait plus où mettre les pieds.
- C'est toi qui as failli tout faire dérailler ! se défend Arthur. Tu rentres d'un seul coup, comme ça, sans prévenir, sans frapper ! Quand il y a un passage à niveau, papa, il ralentit et il regarde s'il n'y a pas de train, non ?
- Euh... oui, balbutie la mère.
- Eh ben, ici, c'est pareil ! Il faut faire attention et un train peut en cacher un autre ! ajoute Arthur.
La mère dévisage ce petit chef de gare, couvert de peintures de guerre africaines et se demande ce qu'elle a fait au bon Dieu pour mériter un fils pareil.
- Je pense que ton père a raison : ce train te fait tourner la tête ! Je te préviens, il est hors de question de le ramener à la maison ! précise la mère avec fermeté.
- J'avais pas l'intention de l'emmener. L'appartement est trop petit. En plus, il sera plus utile ici ! réplique Arthur.
Sa mère est un peu perplexe.
- Comment ça... plus utile ?
Arthur a parlé trop vite. Il faut rapidement qu'il dégage en touche s'il ne veut pas se faire plaquer.
- Plus utile parce que... grand-père pourra jouer avec ! Il adore les trains électriques, il n'en avait pas quand il était petit !
La mère ne paraît pas vraiment convaincue par les arguments de son fils. Elle regarde le train arrêté à ses pieds et aperçoit tout d'un coup trois fourmis affolées qui remontent dans le wagon de première. Elles ont probablement dû se faire éjecter lors du coup de frein brutal.
La mère fronce les sourcils. Des fourmis qui fabriquent des ponts, passe encore, mais des fourmis qui voyagent en première, il y a de quoi s'interroger. La femme réajuste ses lunettes et se penche vers le train. À l'intérieur du wagon, toutes les fourmis sont prises de panique. La plupart se cachent sous les bancs, les autres se plaquent contre les parois. Se faire repérer serait une catastrophe.
La paire de lunettes passe devant les fenêtres du wagon, comme un dinosaure qui regarderait par le trou d'une serrure. Les fourmis se figent et retiennent leur respiration. Les lunettes passent et disparaissent. Un grand soupir de soulagement traverse le wagon.
La femme prend un air sévère. Ça sent la bombe.
- Arthur, il y a des fourmis dans ce train ! lance-t-elle avec certitude.
- Il vaut mieux qu'elles soient dans le train plutôt qu'elles traînent partout, non ? lui rétorque son fils sans se démonter. La femme reste sans voix. Cet enfant a toujours eu un sens de la logique assez déconcertant.
- Euh... oui, effectivement, se sent-elle obligée de dire.
- Alors attention à tes pieds, enchaîne Arthur, en tournant la manette d'un seul coup.
Le train démarre comme une balle. Mieux qu'un TGV. La femme sursaute, les fourmis sont bringuebalées une nouvelle fois et le train passe à fond sous la porte. La mère regarde le train qui a disparu et son fils qui lui sourit. Un sourire forcé qui ne peut que lui laisser penser qu'elle s'est fait avoir. Mais ne connaissant pas la nature de l'escroquerie, elle décide de changer de sujet.
- Allez ! C'est l'heure de prendre ta douche !
Le petit train longe la mezzanine, offrant une vue imprenable sur le salon. Toutes les fourmis sont du même côté, se pressant aux fenêtres pour admirer le panorama. Elles en siffleraient de plaisir si quelqu'un avait eu la gentillesse de le leur apprendre.