Chapitre 11
Max entre dans son garage. L'endroit est assez grand pour y garer toutes sortes de véhicules. Il y a deux gamouls, dont un à bosses, à ranger dans la catégorie des gros porteurs. Une Limo-Namata, très pratique pour les voyages en groupe. Un crabe de combat sur lequel Max avait lui-même rivé quelques piques de défense. Son crabe est très susceptible et démarre au quart de tour. Max l'appelle Omar. Le comble pour un crabe.
- On va prendre la beetle ! lance Max, qui n'a donc pas l'intention de passer inaperçu.
Il soulève la feuille qui abrite une magnifique coccinelle. Max l'a repeinte, jugeant ses taches noires un peu tristes. Elle est donc rose à pois jaunes et bleus. C'est vrai que c'est beaucoup plus gai. On dirait un taxi jamaïcain.
- On ne va pas se faire repérer avec ça ? demande Arthur, un peu inquiet d'avoir à traverser toutes ces terres inconnues, assis sur un tel engin.
- Bien sûr qu'on va se faire remarquer ! Sinon quel est le but du « cruising » ?! répond Max, un sourire jusqu'aux oreilles.
- C'est quoi ? Quelle cousine ? demande Arthur, naïvement.
- Le cruuuizzzinn ! répète Max avec l'accent du coin. On prend la caisse, on descend la grande avenue, puis on la remonte, puis on la redescend, puis on la remonte et ainsi de suite jusqu'à ce que tu aies embarqué une jolie passagère ou bien que t'aies plus d'essence ! explique-t-il, avant d'éclater de rire. Arthur se gratte la tête et regarde cette pauvre coccinelle qui hausserait volontiers les épaules, si elle en avait. Elle se contente de soupirer, blasée des frasques de son propriétaire. Max ouvre un grand panier et attrape deux vers à soie qu'il tire allègrement, histoire de les allonger. Aussitôt, les deux invertébrés se mettent à faire de la lumière. Une belle lueur violacée qui justifie largement leur appellation de « ver luisant ».
Max met un genou à terre et colle ses deux barres de lumière sous son véhicule.
- Comme ça, on verra mieux la route ! lance-t-il à son passager qui n'en croit pas ses yeux.
Max grimpe sur le dos de la coccinelle et s'assied sur la selle biplace, spécialement gravée à ses initiales. Arthur s'essuie les pieds, par habitude, et monte à son tour sur l'animal. Un petit coup de talon et la coccinelle se met à trotter sur ses huit pattes. La beetle quitte le garage et s'engage dans une large avenue souterraine. A la grande surprise d'Arthur, la rue est noire de monde. La beetle se met dans le trafic et avance à deux à l'heure. La majorité de la population est évidemment de la famille des Koolomassaïs. Ils sont facilement reconnaissables à leurs dreadlocks, et leur démarche est tellement souple qu'on dirait qu'ils sont montés sur chewing-gums. C'est aussi les seuls qui se baladent les mains dans les poches, alors que tous les autres transportent quelque chose. C'est peut-être parce que c'est les seuls qui ne travaillent jamais, trop occupés qu'ils sont à jouir de la vie. La plupart des Koolos sont assis au bord du trottoir ou aux terrasses des petits bars qui poussent ici aussi bien que des champignons après la pluie. Ça fume des racines, ça boit du jack-fire, ça regarde passer les véhicules, plus extravagants les uns que les autres.
- C'est ça le cruising, petit ! Une main sur le volant, un sourire aux lèvres et surtout bien rouler doucement pour avoir le temps d'apprécier et d'être apprécié ! explique Max aussi content qu'un saumon qui remonte le courant.
Mais il n'y a pas que des Koolos dans Cruising-Avenue. Il y a beaucoup de balong-botos, ces animaux aux longues oreilles qui vivent sur la Troisième Terre. D'habitude, ils viennent en ville pour se faire tondre, mais ce n'est pas encore la saison. Alors, en attendant, pour gagner un peu d'argent, ils nettoient les rues avec leurs grandes oreilles.
- C'est pas très hygiénique ! commente Arthur, qui a l'habitude de nettoyer ses oreilles plutôt que de nettoyer avec ses oreilles.
Mais sa question n'est due qu'à son ignorance. Tout le monde sait ici que les balong-botos ont un système autonettoyant très sophistiqué, qui lave leurs oreilles en permanence. Il s'agit en fait d'une association animale. Des petites puces, appelées les atomik bombers, mangent en permanence les saletés recueillies par les balongs et en font des petites boules qu'elles enrobent d'une salive épaisse, comme un vernis. Une fois l'estomac plein de ces petites boules, elles en font le commerce car certains vers des bas-fonds, comme les penji-marus, raffolent de ces petites gâteries que d'autres considèrent comme des ordures. Les balongs et leurs petites puces font ainsi bon ménage, les rues sont propres et les vers bien remplis.
Arthur est assez surpris de voir quelques vieux séides à la retraite mendiant auprès des passants quelques miettes de bellicorne (le gâteau national, comme chacun le sait). Devant eux, les véhicules ralentissent et la beetle est même obligée de s'arrêter quelques secondes. Ce bouchon soudain est dû au passage d'un groupe de perlananas. Il faut avouer qu'il n'y a pas de plus bel insecte dans toutes les terres que les perlananas. Effilées comme des amandes, brillantes comme des diamants, elles ont de petites bouches en cœur et de grands yeux aussi clairs que des perles d'eau. Mais le plus impressionnant, c'est leur démarche : à faire pâlir une panthère noire, à rendre jalouse une danseuse de l'Opéra, Arthur n'a jamais rien vu d'aussi gracieux. Même un lévrier, à côté, aurait l'air d'un caillou.
- Alors, ça te plaît le cruising ? lui lance Max, amusé par le visage déconfit de son passager.
Le gamin reprend peu à peu ses esprits.
- C'est bien tout ça, mais à cette vitesse-là, on risque d'arriver tard ! Et tard, il sera peut-être trop tard ! répond Arthur.
- Tu as raison. On reviendra plus tard.
Max tire sur une cordelette et la coquille de la beetle s'ouvre en deux, libérant ainsi ses petites ailes. La coccinelle s'élève au-dessus de l'embouteillage et part en rase-mottes, soulevant ainsi une épaisse poussière, ce qui lui vaut une vague d'insultes qui l'accompagne jusqu'au bout de l'avenue.
- Cruuuiizzzinnn ! leur crie Max en leur passant au-dessus de la tête, histoire de les énerver un peu plus.
Cruising vient du mot « croiser ». Donc le père n'en fait pas du tout puisqu'il ne croise personne. Il n'a pas le rythme non plus, car, pour une fois, il roule à fond : quatre-vingts chevaux au galop.
- Chéri, ne va pas si vite ! J'ai mal au cœur ! se plaint sa femme, les mains agrippées sur le tableau de bord.
- De toutes façons, quand je vais doucement, tu es malade aussi ! réplique le père, concentré sur sa conduite.
C'est plutôt sympathique de voir le père s'inquiéter pour son fiston, car, à force de le voir crier sur lui, on finissait par se demander s'il l'aimait vraiment. Peut-être que cet homme ne sait pas y faire, mais la fibre paternelle est bien là. Aimer est une chose qui s'apprend, comme le criquet ou les nœuds de chaussures. Une main doit vous guider, si ce n'est un cœur. Il a probablement été mal aimé, ou aimé de travers par ses propres parents pour être aussi inapte.
Quoi qu'il en soit, sa conduite à tombeau ouvert dans la nuit traduit bien l'affection qu'il éprouve pour son fils. C'est toujours quand on a peur de perdre quelqu'un qu'on lui montre de l'attention. En attendant, il ferait mieux de porter son attention sur la route : un drame est si vite arrivé. D'un côté, c'est bon signe qu'il sente à nouveau cet amour gargouiller au fond de son cœur. De l'autre, c'est plutôt dangereux, car se déconcentrer quelques secondes, au volant d'un bolide de quatre-vingts chevaux, lancé à plus de cent trente sur les routes de campagne, n'a jamais porté chance. De plus, Armand s'est déconcentré au plus mauvais moment, celui choisi par un troupeau de chèvres pour traverser la route. Inutile de chercher le responsable, l'abruti qui n'a pas fermé la barrière, le troupeau est là, au milieu de l'asphalte. Comme tout se passe très vite dans ces cas-là, prenons le temps ici de bien comprendre.
Armand se met debout sur ses freins. Les roues se bloquent aussitôt dans un crissement suraigu. La femme se prend immédiatement le pare-brise en pleine poire et se met à hurler. Le hurlement insupportable de cette femelle de race inconnue affole évidemment le troupeau qui s'immobilise un peu plus au milieu de la route. Armand donne des coups de volant dans tous les sens, mais ses roues bloquées ne font que glisser sur la poussière de la route. Profitons-en pour préciser que des roues bloquées sur une route glissante n'ont jamais arrêté une voiture. Elle fonce donc irrémédiablement vers le troupeau qui commence à s'affoler, comme à l'approche du loup. Mais le gros bouc, patron du troupeau, n'a pas peur du loup et tandis que ses congénères commencent à fuir de tous côtés, le chef se met bien en évidence.
Armand se fige sur son volant, les yeux exorbités de terreur, certain qu'il ne pourra éviter l'impact. De son côté, l'animal aperçoit, au milieu de la lumière surpuissante des phares, le visage de l'ennemi. Il ne s'agit pas d'un loup, mais d'un bélier à la tête d'argent. Il faut dire que l'emblème de la marque est bien imité et le fait qu'un vrai bouc puisse se méprendre en est la preuve.
L'animal (le vrai) se campe donc sur ses pattes arrière et baisse la tête, offrant ses cornes, prêtes au combat. Son adversaire est dix fois plus gros que lui, mais notre bouc est orgueilleux et il ne faillira pas devant le troupeau. Armand ferme les yeux. Les deux animaux se percutent, cornes contre cornes. D'habitude, dans ce genre de combat, les adversaires se mettent des coups de tête pendant des heures, jusqu'à ce que les cornes cèdent. Ici, un seul assaut aura suffi. La voiture est détruite. Les phares louchent grossièrement, le radiateur fume copieusement. On ne compte plus les fuites sous le véhicule. Le bouc est un peu sonné. On le serait à moins.
- Excusez-moi !! balbutie le père qui réalise seulement maintenant qu'il a ignoré le panneau « Attention, animaux sauvages ».
Le bouc titube quelques secondes puis retrouve ses esprits. Il éternue un bon coup et gonfle à nouveau le torse. Sa victoire est éclatante et le troupeau bêle de soulagement, avant de disparaître à nouveau dans l'épaisse forêt qui borde la route. Armand n'a toujours pas bougé, les yeux toujours aussi globuleux, les mains toujours crispées sur le volant. Si seulement il avait eu les moyens, il se serait acheté une Jaguar et la panthère, à l'avant de la voiture, n'aurait fait qu'une bouchée de ce stupide animal, bon qu'à faire des fromages. Armand remonte un peu sa mâchoire qui pend mollement et jure ses grands dieux que plus jamais il n'astiquera ce foutu bélier, aussi emblématique soit-il.