Chapitre 18
Sélénia avait décidé que son village était maintenant devenu trop petit pour elle, puisque de l'aveu même de son père, elle grandissait à vue d'œil. Et puis sa tête aussi grandissait et elle comptait bien la remplir. Miro avait eu la mauvaise idée de lui expliquer les traditions et comment elle serait un jour amenée à diriger le royaume. Pas question pour elle de gouverner un territoire sans même le connaître. Elle voulut donc sillonner les Sept Terres afin d'avoir une meilleure vision des choses. Son élan était tout à fait louable, mais elle oubliait simplement qu'elle n'avait alors que cent ans, ce qui correspond chez nous à un petit trois ans. C'était jeune pour traverser des contrées aussi dangereuses, mais il était trop tard. Elle était déjà partie.
Elle traversa rapidement la Première Terre puisque c'était la sienne et qu'elle la connaissait par cœur. À chaque fois qu'elle croisait un Minimoy, elle le saluait courtoisement, comme le veut la tradition, mais dès qu'elle s'en allait, ce dernier fonçait prévenir le roi, qui tombait à nouveau dans les pommes, rien qu'en imaginant sa fille qui s'éloignait tous les jours davantage. Miro utilisait tellement de graines de céleri qu'il dut en remettre à fermenter.
Sélénia arriva dans la Deuxième Terre, les grands plateaux du Nord qui s'étalaient à perte de vue. On appelait ce territoire « les plaines de Labah-Labah », tellement on n'en voyait jamais le bout. L'herbe était jaune et uniforme ce qui rendait le voyage très monotone. Elle croisa quelques troupeaux de gamouls sauvages qui la suivirent quelques jours, trop contents d'avoir un peu de visite. Elle croisa aussi quelques nomades de la tribu des Toulabahs. Ce peuple paisible gardait généralement les troupeaux. C'étaient les meilleurs dresseurs d'insectes de tout le royaume et ils acceptèrent de confier à cette petite princesse quelques-uns de leurs secrets de dressage. Il faut avouer qu'il était difficile de résister au charme de ce petit bout de chou, dont la volonté et l'engagement forçaient le respect de tous. Le chef de la tribu lui donna quelques sucettes à la rose, non pas pour son usage personnel, mais pour amadouer certaines des bêtes féroces qu'elle serait amenée à croiser durant son voyage.
Elle quitta les Toulabahs un beau matin et pénétra sur la Troisième Terre. La frontière était facile à repérer : l'herbe courte et jaune s'arrêtait net, au pied d'une forêt quasiment tropicale. L'ambiance était tout à fait différente. Tout d'abord, les arbres étaient très hauts et empêchaient souvent le soleil d'atteindre le sol. Ensuite, l'humidité était constante et il y avait en permanence un léger brouillard. Ce qui n'était pour nous qu'une petite brume de sol était, pour Sélénia, une véritable purée de pois. Les bruits des animaux étaient ici très différents et le fait qu'elle puisse les entendre sans jamais les voir l'angoissait énormément.
La petite Sélénia commençait à regretter son voyage et se rappela, un peu tard, que la Troisième Terre abritait aussi un peuple de redoutables chasseurs. Un peu tard parce que le piège s'était déjà refermé sur son pied. La liane se resserra d'un seul coup autour de celui-ci et projeta Sélénia dans les airs. Elle se mit instantanément à hurler, comme un cochon qui aurait gagné un mégaphone. Elle hurlait tellement fort que les chasseurs, les deux mains sur les oreilles, la supplièrent d'arrêter et jurèrent qu'ils feraient n'importe quoi pour elle, pourvu qu'elle cesse ses braillements. Les chasseurs harponnas étaient rompus à toutes sortes de combats, mais perdaient complètement leurs moyens quand ils entendaient un enfant crier. C'était là leur seule faiblesse. Autant dire que Sélénia-la-maligne, une fois qu'elle eut découvert ce talon d'Achile, en profita allègrement. Elle passa presque un mois dans leur camp au milieu de la forêt. On lui présenta le chef qui était une chef. Elle s'appelait Décibelle. Elle était fort jolie et avait de magnifiques grands yeux blancs. Malheureusement pour elle, ces beaux yeux-là ne lui permettaient pas de voir. Décibelle était aveugle. Mais cette malformation de naissance ne la rendait pas malheureuse, bien au contraire. Elle avait, grâce à ce handicap, développé énormément son ouïe et elle était capable d'entendre un son bien avant que n'importe qui puisse le percevoir. Elle avait appris à reconnaître tous les animaux et elle était même capable de déceler leur humeur. Elle savait donc tout sur tout le monde et ce, même la nuit, quand l'œil ne sert plus à rien. La tribu entière s'était inclinée devant ses pouvoirs que certains qualifiaient même de maléfiques et elle fut tout naturellement nommée chef du clan, il y a maintenant plus de mille lunes.
Sélénia était fascinée par cette femme, tout comme cette femme l'était par cette enfant, curieuse de tout. Décibelle lui apprit à reconnaître les sons, les cris, les plaintes, les appels, les chuchotements de chaque animal. Sélénia était une bonne élève et Décibelle avoua qu'elle n'avait jamais rencontré une petite fille ayant autant de capacités.
- Tu feras une bonne reine, lui avait murmuré Décibelle en la regardant partir vers la Quatrième Terre.
Quand Sélénia quitta la forêt pour les verts pâturages de Patanalande, elle fut obligée de cligner des yeux, tellement la lumière lui paraissait forte et agressive. Presque vulgaire. Il faut dire qu'elle venait de passer plus d'un mois les yeux fermés, pour mieux retenir les bruits que Décibelle lui faisait découvrir.
Patanalande était le plus vaste des territoires minimoys. Il était réservé au bétail et il fallait des semaines pour le traverser. Les troupeaux s'y plaisaient car le terrain longeait la rivière et l'herbe y poussait en abondance. Il n'était pas rare d'y croiser d'énormes scarabées qui broutaient tout sur leur passage, laissant derrière eux l'herbe plus rase qu'une moquette. Sélénia emprunta l'une des nombreuses autoroutes tracées par les insectes, qui ondulait agréablement à travers la province. La petite princesse s'amusait souvent à courir sur ces grands boulevards, mais un jour, à un croisement, elle percuta un animal. Dans un cas pareil, les deux percutés se redressent, se frottent un peu la tête, s'envoient une série d'excuses réciproques et reprennent leur chemin. Malheureusement pour Sélénia, elle avait percuté une fourmi et l'affaire prit tout de suite des proportions démesurées. Toute la colonne de fourmis s'était d'abord arrêtée, créant un formidable embouteillage, très fellinien. Des dizaines de fourmis témoins de la collision se mirent à donner des versions contradictoires des faits, chacune ayant vu l'action d'un point de vue différent. Les fourmis chefs de ligne, les capitaines de cohorte et même deux généraux de campagne vinrent se mêler à l'affaire.
Après des heures de discussion, tout le monde était d'accord pour dire que Sélénia était la seule responsable puisqu'elle n'avait pas respecté la priorité solaire. Elle avait répondu que c'était la première fois qu'elle entendait parler d'une telle priorité et que ça ne faisait pas partie des siennes. Si au moins il y avait eu un panneau prévenant d'une telle chose, elle aurait suivi la consigne. Mais les fourmis étaient têtues, pires que des Suisses dans les clous, et elles décidèrent de porter l'affaire devant le roi.
La princesse se laissa escorter sans rien dire. De toutes façons, elle n'aurait pas pu faire grand-chose car elle était encerclée par une marée de fourmis haineuses. Sélénia avait mis ses mains sur ses oreilles pendant le transfert. Depuis son séjour chez Décibelle, elle avait l'ouïe plus sensible et les jacassements de cinq cent mille fourmis débattant sur une priorité lui cassaient les oreilles. Ils entrèrent bientôt dans la fourmilière. Sélénia était très impressionnée. C'était mille fois plus grand que son village. Une vraie mégapole. Près de dix millions d'individus vivaient là dans une excitation permanente. La princesse se demandait même comment ils arrivaient à se croiser autant de fois dans la journée sans jamais avoir d'accident.
- Parce qu'elles respectent les priorités, elles ! avait insidieusement répondu le chef de cohorte.
Ils passèrent sur le côté de la grande salle, par l'un des accès rapides qui menait directement au bureau central. Pendant quelques minutes, Sélénia eut donc le loisir de voir la ville d'en haut. Le sol était noir de monde, comme un tapis humain qui sans cesse composait de nouveaux dessins. Un peu comme la surface de l'eau qui, balayée par le vent, brille de mille facettes. Le trafic était tellement intense qu'il était impossible de distinguer une seule route. Pourtant, tout ce petit monde savait très bien où il allait et ce qu'il avait à faire. Cette discipline impressionnait Sélénia et, quand elle se retrouva finalement devant le roi, elle s'inclina, en signe de respect. Sa Majesté soupira quand on lui raconta le problème. Il semblait en avoir tellement marre qu'on vienne lui casser les pattes à chaque fois qu'il y avait un problème de ce genre. On venait le voir pour tout et n'importe quoi. Il devait résoudre des milliers de problèmes par jour, plus bêtes les uns que les autres. Le vrai problème venait du grand texte.
Les anciens avaient gravé dans la pierre toutes les règles à respecter pour que la communauté entière puisse vivre en harmonie. Ces règles étaient bonnes et avaient fait leurs preuves. Elles étaient surtout nécessaires, car on n'organise pas la vie d'une centaine de Minimoys comme celle de dix millions de fourmis. La rigueur et l'équité étaient donc des facteurs importants. L'individualisme était bien évidemment banni et toute forme de créativité fortement déconseillée. Sélénia n'aurait pas pu vivre plus de dix minutes dans des conditions pareilles, mais il avait bien fallu qu'elle s'y fasse puisqu'elle fut condamnée à dix jours de travaux d'intérêt général. La décision fut sans appel. Sélénia était outrée. Comment pouvait-on condamner une princesse de son rang, sans même lui laisser une seule fois la parole pour se défendre ? Mais les lois des fourmis n'admettaient aucune discussion. Les premiers jours, elle n'avait pas mangé, prétextant qu'elle n'avait pas faim. Mais quand le soir venait et que son ventre gargouillait comme un gamoul, elle regrettait son arrogance. Elle apprit donc très vite à manger comme les autres, six fois par jour. Au fil du temps, elle commença à apprécier cette rigueur qui, bien employée, ne pouvait pas faire de mal. Il n'y avait pas de privilège, mais il n'y avait pas d'exclus non plus. Tout le monde partageait le même travail et chacun mangeait à sa faim. Quand Sélénia fut ramenée au roi, à la fin de sa peine, son arrogance avait disparu et elle le remercia pour cette expérience.
- Tu feras une bonne reine ! lui avait répondu le souverain, ce qui déclencha aussitôt une série de plaintes de la part des fourmis puisqu'il était écrit dans la pierre qu'aucune distinction honorifique n'était possible.
Le roi s'était alors mis dans une colère colossale, pour une fourmi.
- Vous me cassez les antennes ! avait-il hurlé, clouant sur place dix millions d'individus, comme un trou dans le temps ou dans l'espace, comme le bug du siècle. Le roi avait profité de ces quelques secondes de calme absolu pour respirer un bon coup.
- C'est bon ! Reprenez une activité normale ! avait-il été obligé de crier pour relancer la machine.
Le tapis humain se remit en route, sans commentaire. Cette colère du roi fut bien sûr inscrite dans le grand rapport que les fourmis tenaient à jour depuis des siècles, mais personne ne put jamais l'expliquer. Il fallait être humain pour savoir qu'il n'y avait rien à expliquer. Une bonne gueulante de temps en temps, ça fait du bien par où ça passe, et puis c'est tout !
La Cinquième Terre était la plus petite du royaume et on y trouvait un peu de tout. Une rivière au nord, de grands canyons en brique rongés par une végétation luxuriante au sud, puis à l'ouest, les premières traces de civilisation humaine. Les Koolomassaïs étaient les maîtres de ce terrain instable qui changeait d'allure après chaque colline. Le décor, biscornu et accidenté, avait sûrement une influence sur le caractère de ses habitants, car les Koolos étaient les pires des baratineurs. Jamais oui, jamais non, toujours peut- être. Ils changeaient d'avis comme de chapeaux, ce qui leur permettait de bien s'entendre avec tout le monde, d'où une aptitude certaine au show-business. Ils possédaient tous les bars et les dancings de la région. C'était, disons-le franchement, les rois des baratineurs, des dragueurs et, à l'occasion, des voleurs.
Autant dire que les fourmis et les Koolos ne pouvaient pas se voir en peinture, ce qui n'était pas si grave puisque les fourmis n'avaient pas le droit de peindre et que les Koolos étaient trop feignants pour le faire.
Après quelques semaines en fourmilière, Sélénia ne fut pas fâchée de boire un verre dans le premier bar qu'elle trouva. Il s'appelait le « Stunning rapids bar ». L'étonnant bar des chutes du diable, en langage minimoy. Le bar tenait son nom des grandes chutes d'eau toutes proches qu'on entendait en permanence. L'endroit était tenu par le fameux Max, mais Sélénia, à l'époque, n'eut jamais le loisir de le rencontrer. Elle commanda la boisson locale, le jack-fire, et fut surprise de voir à quel point cette boisson était désaltérante.
Après quelques jack-fires, elle avait dansé avec tout le monde. Mal, les premières fois, mais la princesse apprenait vite et, au troisième bar écumé, elle était considérée comme la reine de la danse. Bien que le jack-fire fût très désaltérant, elle comprit vite qu'il avait aussi la particularité de faire très mal à la tête au réveil. C'est ce qui déclencha le départ de la jeune fille de cette terre ambiguë, et elle passa à la suivante. Le sixième territoire n'était pas seulement en bordure du monde des humains, mais carrément à l'intérieur. La terre s'était effectivement infiltrée dans le goudron qui entourait le garage et de grandes surfaces d'herbe marronnasse avaient poussé jusque sous les fondations de la maison. Il n'y avait donc plus de ciel au-dessus de la tête de Sélénia, mais un ensemble de planches de bois coulées dans le béton.
Sélénia longea une falaise en brique, rongée par la mousse. Les torrents et les chutes d'eau étaient fréquents et comme les Minimoys ne supportaient pas l'eau, elle avait bien du mal à traverser ce territoire peu accueillant, entrecoupé de murets qu'elle mettait à chaque fois la journée à franchir. Epuisée par tant d'exercices, elle s'était servie des sucettes que les Toulabahs lui avaient données pour apprivoiser une araignée. L'animal était un peu récalcitrant et ne se laissa pas dompter facilement. Il lui en coûta trois sucettes. Le reste du voyage fut bien plus agréable. Sélénia s'était bien attachée sur le dos de l'araignée qui montait les parois verticales, enjambait les marécages et traversait les cours d'eau en se servant de son fil comme d'une liane. La princesse avait ainsi pu observer tous ces paysages sans se fatiguer et sans se faire une seule tache. Il lui était même arrivé de s'endormir sur le dos de l'animal, tellement celui-ci se déplaçait avec souplesse. Effectivement, ses huit pattes amortissaient tous les accidents de terrain et compensaient les différences de niveaux, offrant ainsi à Sélénia un doux lit, aussi confortable que ceux de l'Orient-Express, en plus poilu.