Antoine, il y a quelque chose que je dois te dire. J’ai gardé ça pour moi toute la journée. La nuit dernière, à l’hôtel, je me suis souvenue de quelque chose. C’est à propos de…
Le docteur attend que je parle. Que je réponde à sa question :
— Que vous disait-elle ?
Mais comment puis-je répéter les mots que Mélanie m’a confiés avant que la voiture ne quitte l’autoroute ? Cela ne regarde pas le médecin. Je ne veux parler à personne de ce que Mélanie m’a confié, pas pour l’instant. J’ai mal à la tête et mes yeux sont rouges et irrités, toujours pleins de larmes.
— Je peux la voir ? demandé-je enfin au docteur Besson, brisant ce silence pesant entre nous. Je ne peux pas rester assis là, je dois la voir.
Elle me fait non de la tête, avec fermeté.
— Vous la verrez demain.
Je la fixe, hébété.
— Vous voulez dire que nous ne pouvons pas partir maintenant ?
Au tour du médecin de me fixer, interloquée.
— Votre sœur a failli mourir, vous savez.
J’avale ma salive. Je ne me sens pas très bien.
— Quoi ?
— Nous avons dû l’opérer, il y avait un problème à la rate. Et plusieurs de ses vertèbres dorsales sont brisées.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu’elle va rester avec nous quelque temps. Et quand on pourra la déplacer, elle regagnera Paris en ambulance.
— Dans combien de temps ?
— Une quinzaine de jours.
— Mais je croyais qu’elle allait bien !
— C’est le cas, elle se porte bien, à présent. Elle va avoir besoin de temps pour se remettre. Vous avez eu de la chance de vous en tirer sans une égratignure, mais il faut tout de même que je vous examine. Vous pouvez me suivre, s’il vous plaît ?
Dans un état de quasi-torpeur, je la suis dans le cabinet de consultation voisin. L’hôpital semble vide, tout est silencieux, j’ai l’impression qu’il n’y a que moi et le docteur Besson. Elle me demande de m’asseoir, remonte ma manche, prend ma tension. Pendant ce temps, des images me reviennent. Je m’extirpe du véhicule, couché sur le côté comme un animal blessé. Mélanie est recroquevillée au fond à gauche, inanimée. Je ne vois pas son visage, dissimulé par l’airbag. Je l’appelle, je hurle son nom à m’en déchirer les cordes vocales.
Le docteur Besson déclare que je vais bien, à part une légère hypertension.
— Vous pouvez passer la nuit ici, nous avons des chambres pour les familles des malades. L’infirmière viendra vous voir.
Je la remercie et me dirige vers l’accueil, à l’entrée de l’hôpital. Je sais qu’il faut que j’appelle notre père.
Il est temps que je lui apprenne ce qui est arrivé, j’ai déjà trop attendu. Il est presque minuit. Je sors du bâtiment pour fumer une cigarette. Devant moi, deux autres fumeurs et le parking désert. La ville dort. Au-dessus de ma tête, le ciel est zébré de grandes traînées bleu sombre. Des étoiles scintillent. Je m’assois sur un banc en bois, le temps de finir ma cigarette. Je jette mon mégot au loin et compose le numéro de la maison, avenue Kléber. Je tombe sur le répondeur et la voix nasillarde de Régine. Je raccroche et tente le numéro de portable.
— C’est pour quoi ? aboie-t-il avant même que je prononce un mot.
Je savoure la minuscule puissance de l’instant, ce que je peux brandir face à la domination et à la tyrannie de ce père vieillissant, qui continue à me donner la sensation que j’ai douze ans et que je ne suis bon à rien. Un père qui désapprouve mon boulot ennuyeux d’architecte médiocre, mon récent divorce, ma fâcheuse habitude de fumer, ma façon d’élever mes enfants, ma coupe de cheveux, toujours trop longs à son goût, ma manie de porter des jeans plutôt que des costumes, mon refus obstiné des cravates, ma voiture étrangère, mon lugubre appartement de la rue Froidevaux qui donne sur le cimetière Montparnasse. L’intense plaisir que je glane de cet infime pouvoir ressemble à celui d’une rapide branlette sous la douche.
— Nous avons eu un accident. Mélanie est à l’hôpital. Elle a des fractures au niveau du dos et ils ont dû l’opérer de la rate.
Je me délecte du léger affolement de sa respiration.
— Où êtes-vous ? finit-il par me demander d’une voix étranglée.
— À l’hôpital du Loroux-Bottereau.
— Où diable se trouve ce bled ?
— C’est à une vingtaine de kilomètres de Nantes.
— Qu’est-ce que vous foutiez dans ce coin ?
— Nous sommes partis en week-end pour son anniversaire.
Un silence interrompt la conversation.
— Qui était au volant ?
— Elle.
— Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas. La voiture a quitté l’autoroute, voilà tout.
— Je serai là demain matin. Je m’occuperai de tout. Ne t’inquiète pas. Au revoir.
Il raccroche. Je maugrée intérieurement. Lui, ici, demain. Menant les infirmières à la baguette. Exigeant le respect. Regardant les médecins de haut. Notre père s’est voûté avec l’âge, mais il continue de se conduire comme s’il dépassait tout le monde. Quand il entre dans une pièce, les visages se tournent immédiatement vers lui, tels des tournesols vers le soleil. Il n’a pourtant plus aussi fière allure qu’autrefois, il perd ses cheveux, son nez s’est épaissi, son regard est moins sympathique. Il était plutôt bel homme, étant jeune. On me dit souvent que je lui ressemble, même taille, mêmes yeux marron. Mais je n’ai pas une once de son caractère de chef. Il a pris de l’embonpoint, je l’ai remarqué la dernière fois que nous nous sommes vus. C’était il y a six mois. Maintenant que les enfants sont assez grands pour rendre visite à leur grand-père tout seuls, je le vois encore plus rarement qu’avant.
Notre mère est morte en 1974. Depuis, Mélanie et moi l’appelons par son prénom quand nous parlons d’elle, Clarisse. C’est trop difficile de dire « maman ». Rupture d’anévrisme. François – c’est le prénom de notre père, François Rey, ce qui colle parfaitement à son autorité naturelle et à sa façon d’en imposer – avait trente-sept ans. Six ans de moins que moi aujourd’hui. Je ne me rappelle plus ni où ni quand il a rencontré la blonde et ambitieuse Régine (une décoratrice d’intérieur aux lèvres pincées), mais leur mariage pompeux a eu lieu en mai 1977, dans l’appartement de Robert et Blanche près du bois de Boulogne. Mélanie et moi étions si consternés. Notre père n’avait pas l’air amoureux, il ne jetait pas un coup d’œil en direction de Régine, n’avait aucun geste tendre. Alors pourquoi l’épousait-il ? Parce qu’il se sentait seul ? Parce qu’il avait besoin d’une femme à ses côtés pour tenir la maison ? Nous nous sentions trahis. Régine paradait, la trentaine drapée dans un costume Courrèges blanc cassé qui lui dessinait un vilain cul. Oh oui, elle venait de faire une bonne prise. Un veuf, mais un veuf plein aux as. Un des plus brillants avocats de Paris. Héritier d’une famille célèbre et respectée, fils d’un illustre avocat et de la fille fortunée d’un pédiatre de renom, petite-fille d’un grand propriétaire immobilier, la crème de la crème de la bourgeoise rive droite, cette bourgeoisie de Passy conservatrice et exigeante. L’époux possédait un superbe appartement sur une avenue parisienne bon chic bon genre, l’avenue Kléber. La seule ombre au tableau, c’étaient les deux enfants du premier lit, un garçon de treize ans et une fille de dix, qui ne s’étaient pas encore remis de la mort de leur mère. Elle nous supporta. Ne se laissa démonter par rien. Refit entièrement la décoration de l’appartement. Transforma les magnifiques proportions haussmanniennes en cubes immaculés ultramodernes. Fit enlever les cheminées et les moulures, le vieux parquet grinçant. L’appartement succomba à un décor entièrement brun et gris comme un comptoir d’embarquement à Roissy. Tous leurs amis s’extasiaient sur cette métamorphose – la plus audacieuse et la plus brillante qu’ils aient jamais vue, disaient-ils. Nous, nous la détestions.
A suivi une éducation bourgeoise, toute de raideur et de tradition. Bonjour madame, au revoir monsieur. Manières impeccables, résultats scolaires excellents, la messe tous les dimanches à Saint-Pierre-de-Chaillot. Avec prière de garder ses émotions pour soi. Interdiction aux enfants de s’exprimer. Ne jamais parler de politique, de sexe, de religion, d’argent ou d’amour. Ne jamais prononcer le nom de notre mère, ne jamais évoquer sa mort.
Notre demi-sœur, Joséphine, est née en 1982. Elle est vite devenue la préférée de notre père. Il y avait quinze ans de différence entre Mélanie et elle. À la naissance de Joséphine, j’avais tout juste la majorité. Je partageais un appartement avec un couple d’amis sur la rive gauche et étudiais à Sciences-Po. J’avais quitté l’avenue Kléber qui, depuis la mort de Clarisse, ne pouvait plus porter, pour moi, le nom de maison.