Des coupures de presse en noir et blanc provenant de Vogue et Jours de France glissent de l’enveloppe. Mes parents à divers cocktails, dîners mondains, événements sportifs. 1967, 1969, 1971, 1972. Monsieur et Madame François Rey. Madame portant du Dior, du Jacques Fath, du Schiaparelli. Lui avait-on prêté ces robes ? Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue les porter. Comme elle est belle ! Si fraîche, si jolie.

Encore des coupures de presse, cette fois extraites du Monde et du Figaro. Mon père au procès Vallombreux. Et deux autres, toutes petites : mon faire-part de naissance et celui de Mélanie, dans le carnet du jour du Figaro. Puis je tombe sur une enveloppe kraft qui contient trois clichés noir et blanc et deux en couleurs. Des gros plans de mauvaise qualité. Je n’ai cependant aucun mal à reconnaître ma mère. Elle est en compagnie d’une grande femme aux longs cheveux blond platine qui a l’air plus âgée qu’elle. Trois des photos ont été prises dans les rues de Paris. Ma mère regarde cette femme blonde en souriant. Elles ne se tiennent pas la main, mais il est évident qu’elles sont proches. C’est l’automne, ou peut-être l’hiver, elles portent toutes les deux des manteaux. Les deux photos couleur ont été prises dans un restaurant ou un bar d’hôtel. Elles sont assises à une table. La femme blonde fume. Elle est vêtue d’un chemisier violet et porte un collier de perles. En face, ma mère a le visage sombre, les yeux qui regardent vers le bas et la bouche serrée. Sur un des deux clichés, la femme blonde caresse la joue de ma mère.

J’étale soigneusement toutes les photos sur la table de la cuisine. Je les examine un moment. On dirait un patchwork. Ma mère et cette femme. Je sais que c’est elle que Mélanie a vue dans le lit avec notre mère. C’est cette Américaine dont m’a parlé Gaspard.

Dans l’enveloppe, se trouve une lettre dactylographiée adressée à ma grand-mère par l’Agence Viaris, datée du 12 janvier 1974. Un mois avant la mort de ma mère.


Madame,

Selon vos instructions et les termes de notre contrat, voici les informations que vous avez demandées concernant Clarisse Rey, née Élzyière, et Mlle June Ashby. Mlle Ashby, de nationalité américaine, est née en 1925 à Milwaukee, dans le Wisconsin, et possède une galerie d’art à New York, sur la 57e rue. Elle vient à Paris tous les mois pour ses affaires et séjourne à l’hôtel Regina, place des Pyramides, dans le 1er arrondissement.

De septembre à décembre 1973, Mlle Ashby et Mme Rey se sont rencontrées à l’hôtel Regina chaque fois que Mlle Ashby se trouvait à Paris, cinq au total. L’après-midi, Mme Rey montait directement dans la chambre de Mlle Ashby pour en ressortir quelques heures plus tard. Le 4 décembre, Mme Rey est venue après l’heure du dîner pour ne quitter l’hôtel que le lendemain matin à l’aube.

Veuillez trouver votre facture ci-jointe.

Agence Viaris, Détectives privés.


J’examine les photos de June Ashby. Assez belle. Elle a les pommettes hautes et des épaules de nageuse. Rien d’« hommasse » en elle. Plutôt quelque chose d’extrêmement féminin, au contraire, des attaches fines, un collier de perles autour du cou, des boucles d’oreilles. Qu’a-t-elle pu dire en anglais à Blanche le jour de leur confrontation, ces mots qui avaient l’air si horribles selon Gaspard. Je me demande où elle se trouve à présent et si elle se souvient de ma mère.

Je sens une présence et je me retourne brutalement. C’est Margaux. Elle se tient juste derrière moi en chemise de nuit. Avec sa queue-de-cheval, elle ressemble à Astrid.

— C’est quoi tout ça, papa ?

Ma première réaction est de vouloir cacher les photos, de les fourrer dans l’enveloppe et d’inventer je ne sais quelle histoire. Mais je n’en fais rien. Il est trop tard pour mentir. Trop tard pour se taire. Trop tard pour jouer les ignorants.

— Des documents qu’on m’a donnés ce soir.

Elle jette un coup d’œil à la table.

— La brune, elle ressemble vachement à Mélanie… C’est ta mère, non ?

— Oui, c’est bien elle. Et la blonde, à côté, c’est son amie.

Margaux s’assoit et regarde attentivement chaque photographie.

— Ça veut dire quoi tout ça ?

Ne plus mentir. Ne plus masquer.

— Ma grand-mère faisait suivre ma mère et cette femme par un détective privé.

Margaux me jette un regard éberlué.

— Mais pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?

Elle comprend en posant la question. Du haut de ses quatorze ans.

— J’ai compris, admet-elle lentement et en rougissant. Elles étaient amoureuses, c’est ça ?

— Oui, tu as tout compris.

Nous demeurons un moment muets.

— Ta mère avait une histoire avec cette femme ?

— Exactement.

Margaux se gratte la tête pensivement, puis murmure :

— Tu veux dire que c’est un truc genre secret de famille dont il ne faut surtout pas parler ?

— Je crois bien, oui.

Elle prend un des clichés noir et blanc qui se trouvent sur la table.

— Elle ressemblait tellement à Mélanie. C’est dingue !

— Oui, c’est dingue.

— Et l’autre femme ? Tu sais qui c’est ? Tu l’as déjà rencontrée ?

— Il s’agit d’une Américaine. C’est une vieille histoire. Si je l’ai rencontrée, je ne m’en souviens plus.

— Papa, qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?

— Je ne sais pas.

Soudain, je revois le passage du Gois. Les vagues qui peu à peu l’engloutissent. Bientôt, les balises émergeant de l’eau seront les seuls indices de la présence d’une route. Une sensation de malaise m’envahit.

— Tout va bien, papa ?

Elle me caresse doucement le bras. Le geste est si inattendu qu’il me surprend et m’émeut.

— Ça va, ma chérie. Je te remercie. Il faut que tu ailles te coucher.

Elle me laisse l’embrasser puis file dans sa chambre.

Il ne reste plus qu’une chose dans l’enveloppe, une mince feuille de papier qui a été chiffonnée puis dépliée. C’est un papier à en-tête de l’hôtel Saint-Pierre. La lettre est datée du 19 août 1973. Revoir l’écriture de ma mère est un choc. Je lis les premières lignes, le cœur battant.


Tu viens de quitter ta chambre et je glisse cette lettre sous ta porte, plutôt que dans notre cachette habituelle, en priant pour que tu la trouves avant de prendre le train pour Paris…

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