— C’est l’heure, dit Angèle d’un air enjoué.

Nous prenons un café après avoir déjeuné dehors, sur le patio, devant la cuisine. Le soleil est exceptionnellement chaud. Le jardin revient peu à peu à la vie. Le printemps n’est pas loin, il caresse déjà mes narines, mes pauvres narines polluées de Parisien. C’est un parfum d’herbe, d’humidité, de fraîcheur, un parfum piquant. Délicieux.

Je la regarde, surpris.

— L’heure de quoi ?

— L’heure de partir.

— Où ?

Elle sourit.

— Tu verras. Enfile quelque chose de chaud. Le vent réserve parfois des surprises.

— Qu’est-ce que tu manigances ?

— Tu aimerais bien savoir, hein ?

Au début, j’étais mal à l’aise à l’arrière de la Harley. Je n’avais pas l’habitude des motos, je ne savais jamais de quel côté me pencher et, en bon garçon de la ville, j’étais convaincu que les deux-roues étaient trop dangereux pour que je leur accorde la moindre confiance. Angèle faisait le trajet en Harley tous les jours de Clisson à l’hôpital du Loroux, qu’il pleuve ou qu’il vente. Elle détestait les voitures, les embouteillages.

Elle avait acheté sa première Harley à vingt ans. Celle-ci était sa quatrième.

Une jolie femme sur une Harley vintage, ça ne passe pas inaperçu, j’ai pu m’en rendre compte. Le ronronnement caractéristique du moteur attire l’attention, comme la créature tout en courbes et en cuir noir juchée sur l’engin. Rouler à l’arrière est bien plus agréable que je ne l’imaginais. Je suis rivé à elle dans une position explicite, mes cuisses l’enserrent, mon sexe est collé à son cul divin, mon ventre et ma poitrine épousent les courbes de ses hanches et de son dos.

— Allez, le Parisien, on n’a pas toute la journée ! crie-t-elle en me jetant un casque.

— On nous attend ?

— Tu parles si on nous attend ! dit-elle pleine d’enthousiasme, en regardant sa montre. Et si tu ne te bouges pas, on sera en retard.


Nous filons le long de mauvaises routes de campagne bordées de champs pendant environ une heure. Le temps me parait court lové contre Angèle, grisé par les vibrations de la Harley et le soleil qui me caresse le dos.

Ce n’est qu’en voyant les panneaux annonçant le passage du Gois que je comprends où nous sommes. Je n’avais jamais réalisé à quel point Clisson est près de Noirmoutier. Le paysage me semble si différent à cette saison, des nuances brun et beige, pas de vert. Le sable aussi est plus foncé, plus terreux, mais il n’en est pas moins beau. Les premières balises semblent me saluer et les mouettes qui volent et crient au-dessus de ma tête ont l’air de se souvenir de moi. La grève s’étire au loin, ligne brune parsemée de gris, touchée par l’éclat de la mer bleu marine qui scintille sous le soleil, jonchée de coquillages et d’algues, de déchets divers, de bouchons de pêche et de bois flotté.

Il n’y a plus une voiture sur le passage. C’est l’heure de la marée haute, les premières vagues commencent à recouvrir la chaussée. L’île paraît déserte, contrairement à l’été, quand des foules denses se pressent pour observer la mer dévorer la terre. Angèle ne ralentit pas, elle accélère. Je lui tape sur l’épaule pour attirer son attention, mais elle m’ignore superbement, concentrée sur la Harley. Les rares personnes qui sont là nous montrent du doigt, l’air stupéfait, tandis que nous filons comme l’éclair. C’est comme si je les entendais dire : « Non ! Vous croyez qu’ils vont passer le Gois ? » Je tire sur sa veste, plus fort cette fois. Quelqu’un klaxonne pour nous prévenir, mais il est trop tard, les roues de la Harley font gicler l’eau de mer, en grandes gerbes, de chaque côté de la chaussée. Sait-elle vraiment ce qu’elle fait ? Enfant, j’ai lu trop d’histoires d’accidents sur le Gois pour ne pas penser que ce qu’elle tente est fou. Je m’accroche à elle comme à une bouée, priant pour que la Harley ne dérape pas, ne nous envoie pas la tête la première dans la mer, priant pour que le moteur ne soit pas noyé par une de ces vagues écumeuses qui grossissent de minute en minute. Angèle avale les quatre kilomètres en douceur. Je parierais que ce n’est pas la première fois qu’elle s’amuse à ça.

C’est merveilleux, exaltant. Je me sens en sécurité soudain, absolument en sécurité, plus que je ne me suis senti dans toute ma vie, depuis la main de mon père dans mon dos. Protégé. Mon corps contre le sien, tandis que nous glissons sur l’eau, sur ce qui fut une route. L’île se rapproche, j’aperçois les balises, tels des phares guidant un bateau vers son havre. J’aimerais que ce moment dure toujours, que sa beauté et sa perfection ne me quittent jamais. Nous atteignons la terre sous les applaudissements et les cris des promeneurs qui sont regroupés près de la croix plantée à l’entrée du passage.


Angèle coupe le moteur et retire son casque.

— Je parie que tu as eu une sacrée trouille, me taquine-t-elle avec un grand sourire.

— Non ! me récrié-je en posant mon casque sur le sol pour pouvoir l’embrasser sauvagement, toujours sous une nouvelle salve d’applaudissements. Je n’ai pas eu peur, j’ai confiance en toi.

— Tu peux. La première fois que j’ai fait ça, j’avais quinze ans. C’était avec la Ducati d’un ami.

— Tu pilotais des Ducati à quinze ans ?

— Tu serais surpris de ce que je faisais à cet âge-là.

— Pas envie de savoir, dis-je avec désinvolture. Et comment on retourne chez toi maintenant ?

— On prendra le pont. Moins romantique, mais bon.

— Carrément moins romantique. Et puis, je ne serais pas contre, me retrouver coincé sur une balise avec toi. On ne s’ennuierait certainement pas…

Le gigantesque arc du pont est visible de là où nous sommes, bien qu’il se trouve à cinq kilomètres. La route a complètement disparu et la mer, immense et scintillante, a repris ses droits.

— Je venais ici avec ma mère. Elle adorait le Gois.

— Et moi, avec mon père, dit-elle. Nous avons passé quelques étés ici, nous aussi, quand j’étais enfant. Mais pas au bois de la Chaise, c’était trop chic pour nous, monsieur ! Nous allions à la plage de la Guérinière. Mon père était de la Roche-sur-Yon. Il connaissait l’endroit comme sa poche.

— Alors peut-être nous sommes-nous croisés ici, au Gois, quand nous étions petits ?

— Peut-être.


Nous nous asseyons sur la butte herbeuse près de la croix, épaule contre épaule. Nous partageons une cigarette. Nous sommes tout près de l’endroit où je me suis assis avec Mélanie, le jour de l’accident. Je pense à elle, enfermée dans son ignorance, par sa propre volonté. Je pense à tout ce que j’ai appris, qu’elle ne saura jamais, sauf si elle me questionne. Je prends la main d’Angèle et l’embrasse. Je pense à tous ces « si » qui m’ont conduit jusqu’à cette main, jusqu’à ce baiser. Si je n’avais pas organisé ce week-end à Noirmoutier pour les quarante ans de Mélanie. Si Mélanie n’avait pas eu ce flash-back. S’il n’y avait pas eu l’accident. Si Gaspard n’avait pas vendu la mèche. S’il n’avait pas conservé cette facture. Et tant d’autres « si ». Si le docteur Dardel avait envoyé ma mère à l’hôpital le 7 février, jour de sa migraine, aurait-elle été sauvée ? Aurait-elle quitté mon père pour vivre avec June ? À Paris ? À New York ?

— Arrête un peu.

C’est la voix d’Angèle.

— Arrête quoi ?

Elle pose son menton sur ses genoux. Elle contemple la mer avec le vent dans les cheveux. Elle a l’air si jeune tout à coup. Puis elle me murmure :

— Tu sais, Antoine, j’ai cherché partout ce mot. Alors que mon père était étendu là, son sang et sa cervelle éclaboussés dans tous les coins de la cuisine, j’ai cherché ce mot en hurlant, en pleurant, en tremblant des pieds à la tête. J’ai regardé du sol au plafond, j’ai passé cette foutue baraque au peigne fin, le jardin, le garage, en pensant à ma mère qui n’allait pas tarder à rentrer de chez le notaire où elle travaillait. Il fallait que je trouve ce mot avant qu’elle arrive. Mais rien. Pas de mot d’adieu. Et ce « pourquoi » monstrueux qui enflait et me hantait. Était-il malheureux ? Que n’avions-nous pas vu ? Avions-nous été à ce point aveugles, ma mère, ma sœur et moi ? Et si j’avais remarqué quelque chose ? Et si j’étais rentrée plus tôt de l’école ? Et si je n’avais pas été à l’école du tout ? Se serait-il suicidé ? Ou serait-il encore en vie aujourd’hui ?

Je vois où elle veut en venir. Elle poursuit, d’une voix plus ferme, mais où je perçois encore la vibration émouvante de la douleur.

— Mon père était un homme calme, réservé, comme toi, bien plus taiseux que ma mère. Il s’appelait Michel. Je lui ressemble. Les yeux surtout. Il ne semblait pas déprimé, il ne picolait pas, était en bonne santé, sportif, il aimait lire – tous les livres qui se trouvent chez moi sont à lui –, il avait beaucoup d’admiration pour Chateaubriand, Romain Gary, il aimait la nature et la Vendée, la mer. Il avait l’air d’un type tranquille, heureux. Le jour où je l’ai trouvé mort, il portait son plus beau costume, un costume gris qu’il ne mettait que pour les grandes occasions, à Noël, au Nouvel An. Il portait aussi une cravate et ses plus belles chaussures, des noires. Ce n’était pas une tenue de tous les jours. Il travaillait dans une librairie. Il s’habillait le plus souvent avec des pantalons de velours et des pull-overs. Il était assis à table quand il s’est tiré une balle dans la tête. J’ai pensé que le mot était coincé sous son corps, puisqu’il était tombé en avant après le coup, mais je n’ai pas osé le toucher. J’avais peur des cadavres, à l’époque, pas comme maintenant. Mais quand on est venu enlever son corps, il n’y avait sous lui aucune note. Rien. Alors j’ai pensé que ce mot d’adieu arriverait au courrier, qu’il l’avait peut-être posté avant de se tuer, mais là non plus, rien. C’est seulement quand j’ai débuté dans mon métier et que j’ai eu mon premier suicidé que, de façon tout à fait inattendue, j’ai pu commencer à faire mon deuil. Mais c’était plus de dix ans après sa mort. Je reconnaissais mon angoisse et mon désespoir dans les familles des suicidés dont j’avais à m’occuper. J’écoutais leurs histoires, je partageais leur peine, parfois il m’arrivait de pleurer avec eux. Beaucoup m’ont raconté pourquoi leurs proches s’étaient suicidés, beaucoup savaient. Peine de cœur, maladie, désespoir, anxiété, peur, les raisons étaient diverses. Puis un jour, alors que je m’occupais du corps d’un homme de l’âge de mon père, qui s’était suicidé parce qu’il ne supportait plus la pression à son boulot, ça m’a frappé d’un coup. Cet homme était mort, comme mon père. Sa famille savait pourquoi il avait commis ce geste, la mienne non. Mais quelle différence cela faisait-il ? La mort était au bout, dans un cas comme dans l’autre. Il ne restait qu’un cadavre à embaumer, à mettre dans un cercueil et à enterrer. Quelques prières et le temps du deuil. Savoir ne me rendrait pas mon père et n’adoucirait pas le chagrin. Savoir ne rend jamais la mort plus facile.

Une petite larme tremble au bord de sa paupière. Je l’essuie avec mon pouce.

— Tu es une femme merveilleuse, Angèle Rouvatier.

— Pas d’eau de rose avec moi, s’il te plaît, me prévient-elle. Je déteste ça. Allons-y, il se fait tard.

Elle se lève et se dirige vers la Harley. Je la regarde mettre son casque, ses gants, et démarrer l’engin d’un coup de pied sec. Le soleil a baissé et il commence à faire froid.

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