Le lendemain, la meilleure amie de Mélanie, Valérie, est arrivée avec Léa, sa petite fille de quatre ans et filleule de Mélanie, son mari Marc, et Rose, leur jack russel. J’ai dû me charger de la fille et du chien pendant qu’ils étaient avec ma sœur dans sa chambre. Le chien est du genre qui ne tient pas en place, monté sur ressorts, et aboyant sans arrêt. La gamine ne vaut guère mieux, malgré son petit air angélique. Dans un effort désespéré pour tenter de les calmer tous les deux, je décide de les emmener faire le tour de l’hôpital jusqu’à l’épuisement, en tenant l’un par la laisse et l’autre par la main. Cela amuse beaucoup Angèle qui nous observe par une fenêtre du premier étage. Ses yeux papillonnent sur moi et une douce chaleur irradie mon bas-ventre. Mais pas facile d’avoir l’air séduisant avec un enfant qui hurle et un chien qui jappe dans mon sillage. Rose lève assez vulgairement la patte et pisse sur à peu près tout ce qu’elle peut, dont la roue avant de la Harley d’Angèle. Léa réclame sa « môman » et ne comprend pas pourquoi elle doit rester avec moi dans la chaleur de cet après-midi d’août, dans cet endroit où il n’y a rien pour jouer et même pas de marchand de glaces. Je suis largué avec une enfant de cet âge. J’ai oublié à quel point les mioches sont tyranniques, obtus et bruyants. J’en arrive à regretter les silences butés de l’adolescence, j’y suis habitué et je sais comment affronter ce genre de comportement. Pourquoi les gens persistent-ils à avoir des enfants ? Les pleurnicheries de Léa et les grognements de Rose ont ameuté les infirmières qui sont toutes penchées aux fenêtres à me regarder avec pitié et dédain.
Valérie sort enfin du bâtiment et récupère la paire infernale, à mon grand soulagement. J’attends que Marc arrive. Il emmène Rose et Léa se promener. Pendant ce temps, je m’assois avec Valérie à l’ombre d’un châtaignier. La chaleur est encore pire qu’hier. Lumière aveuglante, air sec et brillant, poussiéreux, un temps à vous donner envie de fjords pris dans les glaces. Valérie est merveilleusement bronzée. Elle rentre d’Espagne. Mélanie et elle sont amies depuis des années, depuis l’école Sainte-Marie-de-l’Assomption, rue de Lubeck. Valérie se souvient-elle de ma mère ? J’ai envie de lui demander, mais je recule. Valérie est sculptrice, plutôt célèbre dans son domaine. J’aime son travail, même s’il est un peu trop ouvertement « sexuel » et impossible à exposer dans une maison avec des enfants. Mais bon, j’imagine que je suis un garçon du 16e arrondissement, bourgeois et n’ayant jamais dépassé le stade anal. C’est comme si j’entendais la voix de Mel se moquer de moi.
Valérie est bouleversée. En quelques jours, je me suis habitué à voir Mélanie dans cet état, mais je ne dois pas oublier que lorsqu’on la découvre ainsi, c’est inévitablement un choc. Je lui prends la main.
— Elle a l’air si fragile, murmure-t-elle.
— Oui, mais elle va déjà beaucoup mieux que le premier jour.
— Tu ne me caches rien, au moins ? me demande-t-elle abruptement.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, qu’elle est paralysée ou je ne sais quoi d’horrible !
— Bien sûr que non ! La vérité, c’est que le médecin ne me dit pas grand-chose. Je ne sais pas combien de temps Mel va devoir rester ici, ni quand elle va pouvoir remarcher.
Valérie se gratte le sommet du crâne.
— Nous l’avons vue quand nous étions dans la chambre avec Mel. Sympa ce médecin, tu ne trouves pas ?
— Oui, c’est vrai.
Elle se tourne vers moi.
— Et toi, Tonio ? Comment encaisses-tu tout cela ?
Je hausse les épaules en tentant un sourire.
— J’ai la sensation d’être dans une sorte d’épais brouillard.
— Ça a dû être épouvantable, surtout après un aussi joli week-end. J’ai parlé à Mel, le jour de son anniversaire, elle avait l’air enchanté. Je me demande sans arrêt comment cela a pu arriver.
Elle me regarde à nouveau. Je ne sais quoi lui répondre, je détourne la tête.
— Elle a simplement quitté la route, c’est tout, Valérie. Rien de plus. Voilà ce qui est arrivé.
Elle m’enlace de son bras bronzé.
— Tu sais quoi ? Pourquoi ne me laisserais-tu pas ici avec elle ? Tu pourrais remonter à Paris avec Marc et moi, je veillerais sur Mel quelque temps.
Je réfléchis à son idée. Elle poursuit :
— Il n’y a pas grand-chose que tu puisses faire ici, pour le moment. Elle est immobilisée, alors tu ferais aussi bien de rentrer chez toi, de me laisser prendre la suite, et on verra bien ce qui se passe, non ? Ton boulot et tes enfants ont besoin de toi. Tu pourras toujours revenir plus tard avec ton père, qu’en dis-tu ?
— Je me sens mal de la laisser ici.
— Oh, ça va ! Je suis sa plus vieille et sa meilleure amie, alors s’il te plaît. Je fais ça pour elle et pour toi aussi. Pour tous les deux.
Je lui serre le bras, attends un peu et dis :
— Valérie, te souviens-tu de notre mère ?
— Votre mère ?
— Vous êtes amies depuis si longtemps avec Mel. Je pensais que peut-être tu te souviendrais d’elle.
— Nous nous sommes connues juste après sa mort. Nous avions huit ans. Mes parents m’avaient recommandé de ne pas lui en parler, mais Mel m’avait montré des photos d’elle, des petits objets qui lui avaient appartenu. Et puis votre père s’est remarié. Nous, nous sommes devenues des adolescentes, avec les garçons pour seul centre d’intérêt, et on n’en a plus vraiment reparlé. Mais j’étais tellement désolée pour vous deux. Personne autour de moi n’avait perdu sa mère. Je me sentais coupable et triste.
Coupable et triste. Je connaissais d’autres enfants à l’école qui ressentaient la même chose. Certains copains étaient si choqués qu’ils n’arrivaient plus à me parler normalement. Ils m’ignoraient ou rougissaient quand je leur adressais la parole. La directrice avait prononcé un discours maladroit et on avait célébré une messe spéciale pour Clarisse. Les professeurs ont tous été très gentils avec moi pendant quelques mois. J’étais devenu le garçon-qui-a-perdu-sa-mère. On murmurait dans mon dos, on se tapait du coude, on me désignait d’un coup de menton discret. Regarde, c’est lui, le-garçon-qui-a-perdu-sa-mère.
Je vois Marc revenir avec la petite et le chien. Je sais que je peux faire confiance à Valérie. Elle prendra bien soin de ma sœur. Elle m’explique qu’elle a un sac avec tout ce qu’il faut, qu’elle peut rester sans problème quelques jours, c’est simple et nécessaire, et, elle le souhaite. Alors je me décide rapidement. Je vais partir avec Marc, Rose et Léa. J’ai besoin d’un peu de temps pour plier bagage, prévenir l’hôtel que Valérie demande une chambre et saluer ma sœur, si heureuse de voir sa meilleure amie qu’elle ne se montre pas bouleversée par mon départ.
J’erre devant le bureau d’Angèle, dans l’espoir de la croiser. Elle n’est pas dans le coin. Je pense au cadavre qu’elle doit être en train d’arranger. Tandis que je m’éloigne, j’aperçois le docteur Besson. Je lui explique que je vais rentrer à Paris ; la meilleure amie de ma sœur va prendre le relais à son chevet et je reviendrai bientôt. Le médecin me rassure : Mélanie est entre de bonnes mains. Elle conclut par cette phrase étrange :
— Gardez un œil sur votre père.
J’acquiesce et file en me demandant ce que ces mots sous-entendent. Trouve-t-elle que mon père a l’air malade ? A-t-elle remarqué quelque chose qui m’aurait échappé ? J’ai presque envie de faire demi-tour pour qu’elle m’explique de quoi il s’agit, mais Marc m’attend et la gamine piaffe. Alors nous partons sans tarder en faisant au revoir de la main à Valérie, silhouette réconfortante à l’entrée de l’hôpital.
La route est longue sous cette chaleur, mais miraculeusement silencieuse. La petite et le chien se sont endormis. Marc étant du genre taciturne, nous roulons en écoutant de la musique classique sans discuter beaucoup, ce qui est un vrai soulagement pour moi.
Mon premier geste en arrivant chez moi est d’ouvrir en grand toutes les fenêtres. L’appartement sent le renfermé et la moiteur. Paris a son parfum d’été, poussiéreux, lourd, harassé, chargé de fumée de pots d’échappement et de merdes de chiens. La rue Froidevaux, trois étages plus bas, délivre un incessant vrombissement automobile m’obligeant rapidement à tout refermer.
Le réfrigérateur est vide. Je ne supporte pas l’idée de dîner seul. J’appelle Emmanuel, tombe sur son répondeur, le supplie de surmonter la canicule et les embouteillages et de venir de son Marais jusqu’à Montparnasse pour me soutenir moralement et me prêter compagnie, ce qu’il acceptera sans aucun doute. Quelques minutes plus tard, j’entends le bip de mon téléphone et m’attends à trouver un SMS d’Emmanuel. Mais non.
Ça s’appelle filer à l’anglaise. Quand reviens-tu ?
Tout mon sang se concentre dans ma poitrine et je transpire davantage. Angèle Rouvatier. Je ne peux retenir un sourire presque carnassier. Je balance le téléphone dans ma main comme un ado sentimental. Je réponds brièvement : Tu me manques. Je t’appelle. Je me sens immédiatement stupide. Je n’aurais pas dû envoyer ce message. Admettre qu’elle me manquait. Je me précipite au Monoprix de l’avenue du Général-Leclerc pour acheter du vin, du fromage, du jambon et du pain. Le téléphone, encore, au moment où je quitte le supermarché. C’est Emmanuel, cette fois. Son SMS m’indique qu’il est en chemin.
En l’attendant, je mets un CD de vieux tubes d’Aretha Franklin, volume à fond. La vieille voisine du dessus est sourde comme un pot et le couple d’en dessous encore en vacances. Je me verse un verre de chardonnay et me balade dans l’appartement en fredonnant Think. Le week-end prochain, j’ai mes enfants. Je jette un coup d’œil dans leurs chambres. Au moment du divorce, ils trouvaient amusant d’avoir des chambres dans deux maisons différentes. Ça tombait bien. Je les ai laissés décorer à leur goût. Les murs de la chambre de Lucas sont intégralement Star Wars, couverts de Jedi et de Dark Vador. Celle d’Arno entièrement peinte en bleu marine, a un air étrangement aquatique. Margaux a épinglé un poster de Marilyn Manson au top de sa forme, que j’évite de regarder. Il y a aussi une photo qui me dérange, de Margaux et sa meilleure amie, Pauline, maquillées comme des voitures volées et le majeur insolemment dressé. Ma femme de ménage, l’énergique et bavarde madame Georges, se plaint de l’état de la chambre d’Arno : elle ne peut même pas ouvrir la porte tant il y a de bazar par terre. Chez Margaux, ce n’est pas mieux. Seul Lucas semble faire un petit effort de rangement. Je les laisse se débrouiller avec leur fouillis. Je les vois peu et je refuse de perdre du temps à leur répéter sans arrêt de mettre un peu d’ordre. Je laisse ça à Astrid. Et à Serge.
Je remarque que Lucas a un arbre généalogique accroché au-dessus de son bureau. Je ne l’avais jamais vu. Je pose mon verre pour y regarder de plus près. Les parents d’Astrid, en remontant jusqu’aux grands-parents, les Français et les Suédois. De notre côté, la famille Rey et un point d’interrogation à côté de la photographie de mon père. Lucas ne sait pas grand-chose sur ma mère. Peut-être même ignore-t-il son nom. Qu’ai-je raconté à mes enfants à son sujet ? Presque rien.
Je prends un crayon sur son bureau et inscris avec soin « Clarisse Élzyère, 1939-1974 » dans le petit rectangle qui jouxte « François Rey, 1934 ».
Tous les membres de la famille présents dans cet arbre généalogique ont une photo accolée, sauf ma mère. Une étrange frustration m’envahit.