Nous dînons comme au bon vieux temps, dans la cuisine américaine que j’ai conçue avec tant de soin. Titus est fou de joie. Il n’arrête pas de poser sa mâchoire baveuse contre mes genoux, en levant vers moi des yeux incrédules et pleins d’extase. Les enfants restent avec nous un moment puis finissent par aller se coucher. Je me demande où est Serge. Je m’attends à le voir pointer son nez à chaque instant à la porte d’entrée. Astrid ne dit rien de lui. Elle discute des enfants, de la journée passée. Je l’écoute.
Pendant qu’elle continue de me parler, je fais un feu dans la cheminée. Pas de bois dans le foyer, mais beaucoup de cendres. Le stock de bois est celui que j’ai acheté, il y a des années. Serge et Astrid ne sont pas adeptes des tête-à-tête cosy au coin du feu. Je tends mes mains vers les flammes. Astrid vient s’asseoir par terre près de moi et pose sa tête sur mon bras. Je ne fume pas parce que je sais qu’elle déteste ça. Nous regardons le feu. Si quelqu’un, en passant, jetait un coup d’œil par la fenêtre et nous voyait ainsi, il pourrait s’imaginer un couple heureux, uni.
Je lui raconte ce qui est arrivé avec Arno. Je décris le commissariat de police, l’état lamentable de notre fils et comment je me suis montré froid et dur. J’explique aussi la façon dont il a réagi, ajoutant que je n’ai pas encore trouvé le bon moment pour avoir une discussion sérieuse avec lui, mais que je le ferai sans faute. Je lui dis aussi que nous devons trouver un bon avocat. Elle m’écoute, déconcertée.
— Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ?
— J’y ai pensé. Mais qu’est-ce que tu aurais pu faire depuis Tokyo ? Tu étais déjà sous le coup de la mort de Pauline.
— Tu as raison.
— Margaux a eu ses règles.
— Oui, je suis au courant, elle me l’a dit. Selon elle, tu t’en es bien tiré pour un papa.
La fierté m’envahit.
— Vraiment ? Elle a dit ça ? Je suis content. Parce que, quand Pauline est morte, je crains de n’avoir pas si bien assuré.
— Dans quel sens ?
— Je n’arrivais pas à trouver les mots justes. J’étais incapable de la réconforter. Alors, je lui ai suggéré qu’on t’appelle. Et ça l’a mise hors d’elle.
Je suis à deux doigts de lui révéler le secret de ma mère, mais je me retiens. Pas maintenant. Maintenant appartient à notre petite famille, à nos enfants, à nos problèmes, à nous. Astrid va chercher du limoncello dans le congélateur et revient avec de minuscules verres en cristal que j’avais achetés il y a des années au marché aux puces de la porte de Vanves. Nous sirotons en silence. Je lui raconte mon rendez-vous avec Parimbert, son projet de dôme de l’Esprit. Je lui décris le bureau Feng Shui, les poissons noirs, le thé vert, les scones au blé complet. Elle rit. Et je ris avec elle.
Nous parlons de Mélanie et de sa convalescence, du travail d’Astrid, de Noël qui approche. Pourquoi ne pas le fêter tous ensemble à Malakoff ? suggère-t-elle. C’était si compliqué l’année dernière. Noël avec elle, le Nouvel An avec moi. Pourquoi ne pas se rassembler cette année ? La mort de Pauline a rendu les choses si tristes et si fragiles.
— Oui, pourquoi pas.
Mais Serge ? Où sera-t-il, lui ? Je garde mes questions pour moi, mais elle a dû lire dans mes pensées.
— Serge a piqué une crise à Tokyo quand tu as appelé.
— Pourquoi ?
— Il n’est pas le père de ces enfants. Il ne sait pas s’y prendre.
— Que veux-tu dire ?
— Il est plus jeune, déconcerté face à eux.
Le feu crépite chaleureusement. On entend Titus qui ronfle. J’attends qu’elle continue.
— Il est parti, il a besoin de réfléchir. Il est chez ses parents à Lyon.
Pourquoi ne suis-je pas soulagé ? Au contraire, je ressens une torpeur circonspecte qui me dérange.
— Ça va ? lui demandé-je gentiment.
Elle tourne son visage vers moi. Je peux y lire la fatigue et la souffrance.
— Pas vraiment, murmure-t-elle.
Cela aurait dû être le signal pour moi. J’attends ce moment depuis si longtemps, celui où je pourrais la reprendre dans mes bras, être là pour elle. Le moment de la reconquérir. De tout reconquérir. J’en ai rêvé tant de fois rue Froidevaux quand je me glissais dans mon lit froid et vide en pensant que j’avais tout perdu. Ce moment que je guettais depuis Naxos, depuis qu’elle m’avait quitté. Ce moment mille fois imaginé.
Mais je me tais, incapable de prononcer les mots qu’elle aimerait entendre. Je me contente de l’observer avec un hochement de tête compatissant. Elle cherche un signe sur mon visage, dans mes yeux. Elle ne le trouve pas et fond en larmes.
Je lui prends la main et l’embrasse tendrement. Elle sanglote en s’essuyant les joues. Puis murmure :
— Tu sais, parfois, j’aimerais revenir en arrière. Tellement fort.
— Qu’est-ce que tu voudrais exactement ?
— Toi, Antoine. J’aimerais retrouver notre vie d’avant. – Son visage se crispe. – Oui, je voudrais que tout soit comme avant.
Elle m’embrasse fiévreusement. Ses baisers sont salés. Tout est là, sa chaleur, son parfum. Je veux pleurer avec elle et l’embrasser, mais je ne peux pas. Je la serre contre moi, finis par l’embrasser, mais la passion n’est plus là. La passion est morte. Elle me caresse, embrasse mon cou, mes lèvres et il me semble que la dernière fois que nous nous sommes enlacés ainsi, c’était hier. Pourtant deux ans sont passés. Le désir monte, comme un souvenir, par fidélité à la mémoire. Puis il s’évanouit. À présent, je la tiens dans mes bras comme je tiendrais ma fille, ma sœur, ou comme j’aurais pu tenir ma mère.
Une pensée inattendue s’insinue lentement en moi : je n’aime plus Astrid. Je me soucie d’elle, sincèrement, elle est la mère de mes enfants, mais je ne l’aime plus. J’éprouve de la tendresse, de l’attention, du respect, mais je ne l’aime plus comme avant. Et elle le sait. Elle le sent. Elle arrête les baisers, les caresses. Elle recule et se couvre le visage d’une main hésitante.
— Je suis désolée, dit-elle en respirant profondément. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle se mouche. Un silence s’installe. Je la laisse se remettre en lui tenant la main.
— Lucas m’a dit pour ton amie, la grande brune.
— Angèle.
— Ça dure depuis quand ?
— Depuis l’accident.
— Tu es amoureux ?
Suis-je amoureux d’Angèle ? Bien sûr que je le suis. Mais je ne peux pas le dire à Astrid maintenant.
— Elle me rend heureux.
Astrid sourit. C’est un sourire qui lui demande du courage.
— C’est bien. Super. Je suis contente pour toi.
De nouveau, un silence.
— Écoute, je suis affreusement fatiguée tout à coup. Je crois que je vais aller me coucher. Tu peux sortir Titus une dernière fois avant la nuit ?
Titus attend déjà près de la porte en remuant la queue. Je mets mon manteau et nous sortons dans le froid mordant. Il trottine autour du jardin en se dandinant et lève la patte. Je frotte mes mains l’une contre l’autre, je souffle dessus pour les réchauffer. J’ai hâte de retourner à l’intérieur. Astrid est à l’étage, je monte pour dire au revoir. Côté enfants, seule la chambre de Margaux est encore éclairée. J’hésite à frapper, mais elle a entendu mes pas et sa porte s’ouvre en grinçant.
— Au revoir, papa.
Elle s’avance vers moi comme un petit fantôme, dans sa chemise de nuit blanche, me serre furtivement dans ses bras et recule. Je longe le couloir vers ce qui a été ma chambre. Elle n’a pas changé. Astrid est dans la salle de bains attenante. Je m’assois sur le lit en l’attendant. C’est ici qu’elle m’a annoncé qu’elle voulait divorcer. Qu’elle l’aimait. Qu’elle voulait faire sa vie avec lui, pas avec moi. Je fixais mon alliance en pensant que ça ne pouvait pas être vrai. Je me souviens de ces reproches sur notre mariage, il était devenu aussi pépère et avachi qu’une vieille paire de charentaises… J’avais grimacé à l’image, mais je comprenais parfaitement ce qu’elle voulait dire. Était-ce seulement de ma faute ? Est-ce que le mari est toujours en tort ? Est-ce moi qui ai laissé s’éventer le piquant de notre couple ? Est-ce parce que j’oubliais d’offrir des fleurs ? Parce que j’avais laissé un prince plus jeune et plus charmant l’emporter loin de moi ? Je me suis souvent demandé ce qu’elle lui trouvait, à ce Serge. La jeunesse ? L’ardeur ? Le fait qu’il ne soit pas père ? Au lieu de me battre pour la garder, de me battre comme un beau diable, j’avais reculé. Un vrai dégonflé. Une de mes premières réactions, puérile je le concède, avait été de coucher avec l’assistante d’un collègue. Ça ne m’avait pas soulagé. Pendant notre mariage, j’avais été fidèle. Je ne suis pas doué pour la double vie. J’avais bien eu une brève aventure pendant un voyage d’affaires avec une jeune femme séduisante, juste après la naissance de Lucas. Je m’étais senti merdeux, la culpabilité était trop lourde à porter. L’adultère était une affaire trop compliquée. Avait suivi ce grand désert affectif entre Astrid et moi, juste avant que je ne découvre l’histoire avec Serge. Notre vie sexuelle était presque au point mort et j’avoue que je me préoccupais peu de comprendre ce qui n’allait pas et que je faisais peu d’efforts pour que ça change. Peut-être ne voulais-je pas savoir. Peut-être savais-je déjà, tout au fond de moi, qu’elle aimait et désirait un autre homme.
Astrid sort de la salle de bains, vêtue d’un long teeshirt. Elle se glisse dans les draps en soupirant profondément. Elle me tend la main. Je la saisis et m’allonge à côté d’elle, tout habillé.
— Ne pars pas tout de suite, murmure-t-elle. Attends que je m’endorme. S’il te plaît.
Elle éteint sa lampe de chevet. Au bout d’un moment, plongé dans l’obscurité, je distingue les meubles dans la faible lumière de la rue qui filtre à travers les rideaux. Je vais attendre qu’elle dorme et je quitterai la chambre en silence. Les images se superposent de façon confuse. Les carcasses sur la route, le cercueil de Pauline, Xavier Parimbert et son sourire mielleux, ma mère tenant une femme dans ses bras.
J’entends le réveil sonner dans mon oreille avec un bruit assourdissant. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, ni du lieu où je me trouve. La radio se met à gueuler. France Info. Il est sept heures. Je suis dans la chambre d’Astrid, à Malakoff. J’ai dû m’endormir. Je sens ses mains chaudes sur moi, sur ma peau, et la sensation est trop exquise pour que j’y mette fin. Je suis incapable d’ouvrir les yeux. Non, dit la petite voix, non, non et non, ne fais pas ça, ne fais surtout pas ça. Ses mains me déshabillent. Non, non, non. Oui, dit la chair, oh oui. Tu le regretteras, c’est la chose la plus stupide que tu puisses faire à présent, cela vous blessera tous les deux. Oh ! l’extase de sa peau de velours. Comme elle m’a manqué. Il est encore temps de dire stop, Antoine, encore temps de se lever, de remettre tes vêtements et de foutre le camp d’ici. Elle sait exactement comment me toucher, elle n’a pas oublié. Quand avons-nous fait l’amour pour la dernière fois, Astrid et moi ? C’était probablement ici, dans ce lit. Il y a deux ans. Pauvre con. Sombre imbécile. Tout va très vite, un éclair de plaisir. Je la tiens serrée contre moi, le cœur battant. Je ne dis rien, elle non plus. Nous savons tous les deux que ceci est une erreur. Je me lève lentement. Je lui caresse maladroitement les cheveux. Je rassemble mes vêtements et me glisse dans la salle de bains. Quand je quitte la pièce, elle est toujours au lit. Je ne vois que son dos. En bas, Lucas prend son petit déjeuner. En m’apercevant, il laisse exploser sa joie. Cela me serre le cœur.
— Papa ! Tu es resté toute la nuit !
Je lui souris, tout en fléchissant intérieurement. Je sais qu’il ne rêve que d’une chose, nous revoir ensemble, Astrid et moi. Il ne s’en est jamais caché. Il l’a dit à Mélanie. À Astrid. À moi. Il croit que c’est toujours possible.
— Oui, j’étais fatigué.
— Tu as dormi dans la chambre de maman ? Ses yeux luisent d’espoir.
— Non. – Je mens et je me déteste. – J’ai dormi en bas sur le canapé. Je suis monté pour utiliser la salle de bains.
— Oh, dit-il déçu, tu reviens ce soir ?
— Non, petit bonhomme. Pas ce soir. Mais tu sais quoi ? Nous allons passer Noël tous ensemble. Ici même. Comme au bon vieux temps. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Super !
Il a l’air ravi de la nouvelle.
Dehors, il fait nuit et Malakoff dort encore. Je descends la rue Pierre-Larousse, puis file droit vers Paris par la rue Raymond-Losserand qui me conduit directement rue Froidevaux. Je refuse de penser à ce qui vient de se passer. C’est une défaite, malgré le plaisir. À présent, même le plaisir s’est envolé. Ne reste que le goût doux-amer du regret.