Quelques instants plus tard, ils marchaient vers la plage des Dames, située à quelques minutes seulement de l’hôtel. De cela aussi, il se souvenait. La joie de cette promenade vers la plage, la lenteur frustrante du pas des adultes. Le chemin était envahi de joggers, de cyclistes, de familles avec chien, enfants ou poussette. Il montra du doigt la grande villa aux volets rouges que Robert et Blanche avaient failli acheter un été. Un van Audi était garé devant. Un homme de son âge et deux adolescents sortaient des courses du coffre.

— Pourquoi ont-ils finalement renoncé à l’acheter ? dit Mélanie.

— Après la mort de Clarisse, je crois que personne n’est plus revenu sur l’île, répondit Antoine.

— Je me demande bien pourquoi, reprit Mélanie. Antoine pointa à nouveau le doigt, vers la route cette fois.

— Il y avait une épicerie, juste là. Blanche nous y achetait des bonbons. On dirait qu’elle a disparu.

La plage apparut au bout du chemin et leurs visages s’éclairèrent. Les émotions roulaient en eux comme des vagues. Mélanie indiqua la longue jetée de bois tandis qu’Antoine se tournait vers l’alignement imparfait des cabines de plage.

— La nôtre sentait le caoutchouc, le bois et le sel, dit Mélanie en riant.

Puis elle s’écria :

— Oh, regarde, Tonio, la tour Plantier, elle a l’air minuscule tout à coup !

Antoine ne put s’empêcher de sourire à son enthousiasme. Mais elle avait raison. La tour qu’il admirait tant quand il était enfant, qui surplombait la cime des pins, avait rétréci. Ça fait toujours ça quand on grandit, couillon, se dit-il, eh oui, mon gars, tu n’es plus tout jeune. Comme il brûlait de redevenir le petit garçon d’alors, le gamin qui construisait des châteaux de sable, qui courait sur l’estacade en se plantant des échardes sous les pieds et tirait sur le bras de sa mère pour avoir une autre glace à la fraise ! Il fallait bien l’admettre : il n’était plus cet enfant, mais un homme d’âge mûr, seul, dont la vie avait perdu son sel. Sa femme l’avait quitté, il détestait son boulot et ses adorables bambins s’étaient métamorphosés en adolescents renfrognés.

Il fut tiré de ses réflexions par un cri. Mélanie, qui avait abandonné ses vêtements pour un bikini minuscule, se jetait dans la mer. Il la fixa, stupéfait. Sa joie était incandescente. Ses longs cheveux flottaient dans son dos.

— Allez, viens, pauvre nouille ! hurla-t-elle. C’est divin !

Elle prononçait « divin » comme Blanche, en laissant traîner la première syllabe. Il n’avait pas vu sa sœur en maillot de bain depuis des années. Elle était plutôt bien roulée, mince et ferme. En meilleure forme que lui en tout cas. Il avait pris du poids tout au long de cette première année de divorcé. Les longues soirées solitaires devant son ordinateur ou à regarder des DVD avaient laissé des traces. Finie la cuisine équilibrée d’Astrid, avec la juste portion de protéines, vitamines et fibres. Il se nourrissait désormais de surgelés et de plats à emporter, une nourriture trop riche mais qui avait l’avantage de se réchauffer facilement au micro-ondes. Question diététique, son premier et insupportable hiver de célibataire avait été une catastrophe. Ses abdos avaient cédé la place à une véritable bedaine, qui lui évoquait son père et son grand-père. Se mettre au régime était un effort dont il se sentait incapable. Il en fournissait suffisamment pour se lever le matin et venir à bout du travail qui s’accumulait. C’était déjà bien assez dur de vivre seul après dix-huit ans à jouer les mari et père de famille. Bien assez dur de tenter de convaincre tout le monde, et surtout lui-même, qu’il était parfaitement heureux.

À la pensée que les yeux de Mélanie se poseraient sur son ventre flasque, il tressaillit.

— J’ai oublié mon maillot de bain à l’hôtel ! hurla-t-il à son tour.

— Lâcheur !

Il se dirigea vers l’estacade et se tint debout face à la mer. La plage se remplissait progressivement. Des familles, des couples de retraités, des adolescents boudeurs. Le temps n’avait rien modifié. Il sourit, et ses yeux se remplirent de larmes. Il les essuya d’un revers de main agacé.

De nombreux bateaux fendaient une mer agitée. Il marcha jusqu’au bout de la jetée branlante et se retourna pour regarder la plage. Il avait oublié à quel point l’île était belle. Il inspira profondément, avalant goulûment de grandes lampées d’air marin.

Il observa sa sœur. Elle sortait de l’eau et secouait ses cheveux pour les sécher, comme l’aurait fait un chien. Malgré sa petite taille, ses jambes étaient longues. Comme Clarisse. De loin, elle avait d’ailleurs l’air plus grande qu’elle n’était en réalité. Elle s’approcha du ponton, son sweat-shirt enroulé autour de sa taille. Elle frissonnait.

— C’était fabuleux, dit-elle en passant un bras autour des épaules de son frère.

— Tu te souviens du vieux jardinier de l’hôtel ? Le père Benoît ?

— Non…

— Un vieux bonhomme avec une barbe blanche. Il nous racontait des histoires horribles de noyés au passage du Gois.

— Oui, peut-être… Un type avec une haleine atroce, c’est ça ? Entre le camembert et le vieux rouge, Plus les Gitanes !

— C’est lui ! gloussa Antoine. Une fois, il m’a amené ici et il m’a raconté le désastre du Saint-Philibert.

— Et qu’est-ce qui lui est arrivé à ce pauvre SaintPhiphi ? C’est pas le moine de Noirmoutier qui a donné son nom à l’église du village ?

— Il est mort au VIIe siècle, Mel, voyons… dit Antoine en souriant. Non, l’histoire dont je te parle est bien plus récente. J’adore ! Elle est tellement gothique !

— Raconte !

— Il s’agit d’un bateau portant le nom du moine. Ça remonte à 1931, je crois, et ça s’est passé juste là.

Antoine montra la baie de Bourgneuf qui s’ouvrait en face d’eux.

— Une tragédie ! Un mini-Titanic ! Le bateau était en route pour Saint-Nazaire. Le temps que les passagers aient fini de pique-niquer sur la plage des Dames, la météo avait changé. Au moment où le bateau quitta cette baie, une énorme tempête éclata. Une lame de fond frappa la coque et le navire chavira. Cinq cents personnes sont mortes noyées, beaucoup de femmes et d’enfants. Il n’y eut pratiquement aucun survivant.

— Pourquoi ce vieux schnock te racontait-il de telles horreurs ? souffla Mélanie. Quel vieux tordu ! À l’âge que tu avais !

— Mais non, il n’était pas tordu. Moi, je trouvais ça magnifiquement romantique. J’en avais le cœur brisé. Le cimetière de Nantes est plein de tombes des victimes de la tragédie du Saint-Philibert et il disait qu’il m’y emmènerait un jour.

— Ouf, il ne l’a pas fait ! Et Dieu merci, aujourd’hui, il bouffe les pissenlits par la racine !

Ils rirent tout en continuant de contempler le large.

— Tant d’images me reviennent qui me bouleversent. J’espère ne pas m’écrouler et fondre en larmes.

Il pressa son bras.

— Je ressens la même chose, ne t’en fais pas.

— Nous voilà bien ! Une impayable paire de pleurnicheurs !

Ils rirent à nouveau en rebroussant chemin vers la plage où Mélanie avait laissé son jean et ses sandales. Ils s’assirent dans le sable.

— Je vais fumer une cigarette, dit Antoine. Que ça te plaise ou non.

— Tu fais ce que tu veux. Ce sont tes poumons, ça te regarde. Mais, par pitié, laisse les miens tranquilles. Ne m’enfume pas !

Il se retourna. Elle s’appuya contre son dos. À cause du vent, ils devaient crier pour s’entendre.

— Tant de choses refont surface.

— Clarisse ?

— Oui, dit-elle. Je la revois ici. Sur le sable. Elle porte un maillot de bain orange. Dans un tissu pelucheux. Tu te souviens ? Elle s’amusait à nous poursuivre jusque dans l’eau. Elle nous a appris à nager.

— Tous les deux, le même été. Solange n’arrêtait pas de s’offusquer, que tu étais bien trop jeune, du haut de tes six ans, pour nager.

— Solange avait déjà la manie de tout diriger, non ?

— Autoritaire et vieille fille, comme aujourd’hui. Tu la vois, parfois, à Paris ?

Mélanie secoua la tête.

— Non. Elle ne voit pas beaucoup papa non plus. Je crois qu’ils sont en froid depuis la mort de Grand-père. Une histoire de fric. Et elle ne s’entend pas mieux avec Régine. Elle s’occupe beaucoup de Blanche. Elle a engagé une équipe médicale pour elle, elle fait en sorte que l’appartement soit bien tenu, enfin, ce genre de truc.

— Elle avait de l’affection pour moi, autrefois, dit Antoine. Elle me payait des glaces, m’emmenait pour de longues balades sur la plage en me tenant par la main. Elle venait même faire du dériveur avec moi et les autres garçons du club de voile.

— Robert et Blanche ne se baignaient jamais. Ils restaient toujours dans ce café.

— Ils étaient trop vieux.

— Antoine ! s’indigna-t-elle. C’était il y a plus de trente ans. Ils avaient tout juste la soixantaine.

Il se mit à siffler.

— Tu as raison. Plus jeunes que papa ! Mais ils se comportaient comme des vieillards. Ils se méfiaient de tout. Toujours à faire des histoires. Des pinailleurs.

— Blanche n’a pas changé, dit-elle. Lui rendre visite n’est pas de tout repos ces temps-ci.

— Je n’y vais quasiment plus, admit Antoine. La dernière fois, je ne suis pas resté longtemps. Elle était mal lunée et se plaignait pour un rien. C’était insupportable. Qui plus est, dans cet appartement sombre et gigantesque…

— Le soleil n’y entre jamais, dit Mélanie. Mauvais côté de l’avenue Georges-Mandel. Et Odette ? À traîner du pied dans de vieux chaussons éculés pour faire briller le parquet. Toujours à nous dire de nous taire.

Antoine éclata de rire.

— Son fils Gaspard lui ressemble tant. Je suis content qu’il soit toujours là pour veiller sur la maison. Pour gérer les infirmières engagées par Solange, et les sautes d’humeur de Blanche.

— Blanche était une grand-mère affectueuse, non ? C’est drôle qu’elle soit devenue un tyran.

— Peut-être bien. Elle était tendre, à condition qu’on fasse ce qu’elle nous demandait. Et on était plutôt du genre obéissant.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que nous étions des petits-enfants excessivement calmes, polis, quasiment soumis. Jamais de colère ou de caprice.

— Parce que nous avons été élevés comme ça.

— En effet, dit Mélanie qui se retourna pour faire face à son frère, s’empara de sa cigarette à moitié fumée et l’enterra dans le sable, sans se soucier de ses protestations. On a été élevés comme ça.

— Où veux-tu en venir ?

Elle plissa les yeux.

— J’essaie de me rappeler si Clarisse s’entendait bien avec Robert et Blanche. Si elle approuvait le fait qu’on exige de nous, sans arrêt, une telle retenue. C’était comment dans ton souvenir ?

— Dans mon souvenir ?

— Oui. C’était comment entre Clarisse et eux ?

— Je ne me rappelle pas, reconnut-il platement.

Elle le regarda en souriant.

— T’en fais pas. Ça te reviendra. Si les souvenirs me reviennent, ce sera pareil pour toi.

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