Après avoir tendu les billets et le chèque à Joséphine, qui m’embrasse sur la joue avant de repartir d’un pas léger, je descends vers la ville. Pas envie de retourner à l’hôpital. C’est un de ces bourgs provinciaux sans rien à signaler. Un drapeau délavé flotte au fronton de la petite mairie qui fait face à une église austère. Puis se succèdent l’inévitable bar-tabac, la boulangerie, un hôtel sans prétention, l’Auberge du Dauphin. Je ne croise personne. Le bar-tabac est désert. Il est encore trop tôt pour déjeuner. Quand j’en pousse la porte, un jeune homme peu engageant lève le menton dans ma direction. Je commande un café et je m’assois. Une radio invisible hurle les nouvelles. Europe 1. Les tables recouvertes de nappes en plastique sont grasses au toucher. Peut-être devrais-je passer deux ou trois coups de téléphone à mes amis les plus proches pour leur apprendre ce qui s’est passé. Appeler Emmanuel, Hélène, Didier. Je ne cesse de repousser le moment. Est-ce parce que je ne peux plus prononcer ces mots ? Décrire l’accident à nouveau ? Et les amis de Mélanie ? Et son patron ? Qui va leur annoncer ? Moi, probablement. La semaine suivante allait être chargée pour Mélanie. Préparation de la rentrée littéraire d’automne. La période de l’année où le travail est le plus intense pour tous les professionnels de l’édition, et donc pour mon ex-femme. Et puis il y a toutes mes emmerdes à moi, Rabagny et ses sautes d’humeur, les plans qu’il veut sans arrêt modifier, la perle d’assistante à trouver une fois que je me serai enfin décidé à virer l’autre.


J’allume une cigarette.

— Profitez-en, l’année prochaine c’est fini, ricane le jeune homme au sourire revêche. On devra sortir sur le trottoir pour fumer. C’est pas bon pour le business, ça. Pas bon du tout. J’ferais aussi bien de fermer.

Il a l’air tellement remonté que je préfère, lâchement, ne pas poursuivre la conversation. Je me contente de sourire, de hocher la tête et de hausser les épaules, plongé dans l’étude exagérément enthousiaste de mon téléphone portable.


J’ai recommencé à fumer quand Astrid m’a annoncé qu’elle était amoureuse de Serge. J’avais arrêté pendant dix ans. En un clic de briquet, je suis redevenu fumeur. Tout le monde m’est tombé dessus. Astrid, qui ne jure que par la vie « saine », était consternée. Ça m’était complètement égal. Fumer était la seule chose que personne ne pouvait m’enlever, au risque de devenir un mauvais exemple pour mes enfants, à cet âge fragile où Margaux et Arno devenaient influençables et où fumer est « trop cool ». Mon appartement de la rue Froidevaux sentait la cendre froide. Un appartement avec vue sur le cimetière. Rien à dire du voisinage. Que des gens bien : Baudelaire, Maupassant, Beckett, Sartre, Beauvoir… J’ai vite appris à ne pas regarder par la fenêtre du salon. Ou à ne le faire que la nuit, quand les crucifix et les caveaux de pierre ne sont plus visibles, quand la distance jusqu’à la tour Montparnasse n’est plus qu’un mystérieux espace noir et vide.

J’avais passé un temps fou à essayer de faire de cet appartement mon chez-moi. En vain. J’avais saccagé les albums patiemment composés par Astrid, arrachant mes photos préférées des enfants, de nous deux, pour en tapisser les murs. Arno dans mes bras, le jour de sa naissance. Margaux dans sa première robe, Lucas posant triomphalement au troisième étage de la tour Eiffel en brandissant une sucette poisseuse. Les vacances au ski, à la mer, les châteaux de la Loire, les anniversaires, les spectacles d’école, les fêtes de Noël : une exposition sans fin de l’heureuse famille que nous avions formée.

Malgré les photos, malgré les rideaux aux couleurs vives (Mélanie m’avait aidé sur ce coup-là), la cuisine joyeuse, les canapés confortables de chez Habitat et l’éclairage adéquat, mon appartement transpire désespérément le vide. La vie ne surgit qu’à l’arrivée des enfants les week-ends où j’en ai la garde. Je me réveille encore dans mon lit tout neuf en me grattant la tête et en me demandant où je suis. Je ne supportais pas de retourner à Malakoff et d’être confronté à Astrid et à sa nouvelle vie sans moi dans notre maison. Pourquoi nous attachons-nous tant aux maisons ? Pourquoi est-ce si douloureux d’en abandonner une ?

Nous avions acheté celle-ci ensemble, il y a douze ans. Ce n’était pas un quartier recherché à l’époque, trop populaire, au mauvais sens du terme. Quand nous avons déménagé dans cette petite banlieue du sud de Paris, les sourcils se sont levés. Et il y avait tant à faire. Ce pavillon haut et étroit était une quasi-ruine, mais nous avons relevé le défi, appréciant chaque étape, même les contretemps, les problèmes avec la banque, avec un confrère architecte, avec le plombier, le maçon, le charpentier. Nous avons travaillé jour et nuit. Nos amis parisiens sont devenus un brin envieux quand ils se sont rendu compte à quel point la maison était proche de Paris et le trajet facile – il suffisait de passer la porte de Vanves.

Nous avions un jardin, dont je m’occupais avec cœur – qui peut se permettre d’avoir un jardin en plein Paris ? –, nous pouvions prendre nos déjeuners et dîners d’été à l’extérieur, malgré le ronronnement du périphérique voisin auquel nous nous sommes vite habitués. Notre vieux et pataud labrador qui y passe ses journées ne comprend toujours pas pourquoi j’ai déménagé, ni qui est le nouveau type dans le lit d’Astrid. Mon vieux Titus.

J’aimais les hivers près de la cheminée, le grand salon, toujours sens dessus dessous à cause des trois enfants et du chien. Les dessins de Lucas. Les bâtonnets d’encens d’Astrid dont le parfum puissant me faisait tourner la tête. Les devoirs de Margaux. Les baskets d’Arno, pointure 45. Le canapé rouge sombre qui n’avait plus sa splendeur des premiers jours, mais dans lequel il était toujours aussi agréable de s’endormir. Les fauteuils défoncés qui vous enveloppaient comme de vieux amis.

Mon bureau se trouvait au dernier étage. Spacieux, lumineux et calme. C’est moi qui l’avais aménagé. Dans cette pièce, surplombant les toits de tuile rouge et le ruban gris du périphérique, toujours encombré, je me sentais comme Leonardo DiCaprio dans Titanic quand il déclame I’m the king of the world, les bras tendus vers l’horizon. Moi aussi, j’étais le roi du monde. Maudit bureau. C’était ma tanière, mon antre. Astrid y grimpait, au bon vieux temps, quand les enfants étaient endormis, et nous faisions l’amour sur la moquette en écoutant Cat Stevens. Sad Lisa. J’imagine que Serge y a installé le sien. Et a pris possession de la moquette par la même occasion. Mieux vaut s’interdire d’y penser.

Notre foyer. Et ce jour où j’ai dû le quitter. Ce jour où je suis resté sur le seuil, enveloppant d’un dernier regard ce qui avait été à moi. Les enfants n’étaient pas là. Astrid me regardait avec un brin de mélancolie. Tout ira bien, Antoine, me rassurait-elle. J’ai acquiescé. Je ne voulais pas qu’elle voie les larmes qui montaient. Elle m’a dit de prendre ce que je voulais. Prends ce que tu estimes être à toi. J’ai commencé à remplir rageusement des cartons avec mon fouillis, puis j’ai ralenti le mouvement. Je ne voulais pas en emporter, des souvenirs, à part les photos. Je ne voulais rien de cette maison. Je voulais juste qu’Astrid me revienne.

Alors que j’attends que ma famille arrive dans ce sinistre troquet envahi par les accords d’une chanson sirupeuse de Michel Sardou, je me demande soudain si mon père n’aurait pas raison. Je ne me suis jamais battu pour elle. Jamais fait d’esclandre. J’ai renoncé, je l’ai laissée partir, courageux et bien élevé, comme quand j’étais petit garçon. Ce petit garçon propre sur lui, avec les cheveux bien peignés et un blazer bleu marine, qui n’oubliait jamais de dire s’il vous plaît, merci, pardon.

Enfin, j’aperçois notre bonne vieille Audi, couverte de poussière. Je regarde ma famille en descendre. Ils ne savent pas que je suis là, ils ne peuvent pas me voir. Mon cœur chancelle. Cela fait un moment que je ne les ai pas vus. Les cheveux d’Arno ont blondi au soleil et descendent jusqu’à ses épaules. Je vois qu’il essaie de se laisser pousser un bouc, ce qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, ne lui va pas si mal. Margaux porte un bandana autour de la tête, elle s’est légèrement remplumée. Sa démarche est maladroite, elle est un peu complexée. C’est Lucas qui me surprend le plus. Le petit garçon rondouillet est devenu une sorte de sauterelle tout en bras et en jambes. On sent le futur ado en lui qui commence à gronder, prêt à surgir tel l’incroyable Hulk.


Je ne veux pas regarder Astrid tout de suite, mais je n’y tiens plus. Elle porte une robe longue en jean délavé que j’adore, boutonnée de haut en bas et étroitement ajustée. Ses cheveux blonds, parsemés de quelques cheveux blancs, sont attachés. Elle a les traits tirés, mais reste très belle, malgré tout. Serge n’est pas là. Je soupire de soulagement.

Je les regarde quitter le parking et se diriger vers l’hôpital. Soudain je sors. Lucas pousse un hurlement et me saute dans les bras. Arno m’attrape par la tête et m’embrasse le front. Il est plus grand que moi. Margaux se tient à l’écart, sur une jambe, comme un flamant rose, avant de se décider à approcher et à fourrer sa tête contre mon épaule. Je m’aperçois que, sous le bandana, ses cheveux sont teints en orange vif. Je tressaille, mais ne me permets aucune remarque.

Je garde Astrid pour la fin. J’attends que les enfants aient fait le plein de leur papa, puis je la prends dans mes bras avec une sorte de faim fiévreuse qu’elle doit interpréter comme de l’angoisse. C’est incroyablement bon de la serrer contre moi. Son parfum, la douceur de sa peau, le velouté de ses bras nus me tournent la tête. Elle ne me repousse pas. Elle me rend mon étreinte, avec intensité. Je voudrais l’embrasser et je suis sur le point de le faire. Mais ils ne sont pas là pour moi. Ils sont là pour Mel.

Je les emmène jusqu’à sa chambre. En chemin, nous croisons mon père et Joséphine. Mon père embrasse tout le monde avec sa délicatesse habituelle. Il tire sur le bouc d’Arno.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ? grogne-t-il. Il donne à Arno, une tape dans le dos. – Tiens-toi droit, idiot, bête que tu es ! Ton père ne te le dit donc jamais ? Il ne vaut pas mieux que toi, franchement.

Je sais qu’il plaisante, mais comme toujours, son humour est mordant. Depuis qu’Arno est tout petit, mon père me harcèle à cause de l’éducation que je lui donne, me reprochant de mal l’élever.

Nous entrons tous sur la pointe des pieds dans la chambre de Mélanie. Elle n’est pas réveillée. Son visage est plus pâle que ce matin. Elle a l’air d’une petite chose et fait subitement plus que son âge. Les yeux de Margaux s’embuent et j’y vois briller des larmes. Elle a l’air horrifié par l’aspect de sa tante. Je passe un bras autour de ses épaules et la serre contre moi. Elle sent la sueur et le sel. Le parfum de cannelle de la petite fille a disparu. Arno demeure bouche bée. Lucas gigote, orientant son regard alternativement vers moi, sa mère et Mélanie.

Puis Mélanie tourne la tête et ouvre doucement les yeux. Elle reconnaît les enfants et son visage s’éclaire. Elle tente un faible sourire. Margaux éclate en sanglots. Les yeux d’Astrid sont aussi pleins de larmes, sa bouche tremble. Je m’éclipse discrètement dans le couloir. Je prends une cigarette que je n’allume pas.

— Interdiction de fumer ! hurle une infirmière aux airs de matrone en pointant un doigt rageur vers moi.

— Je la tiens juste. Je ne la fume pas.

Elle me lance un sale regard, comme si j’étais un voleur à l’étalage pris la main dans le sac. Je range ma cigarette dans son paquet. Je pense soudain à Clarisse. Il ne manque qu’elle. Si elle était encore en vie, elle serait ici avec nous, dans cette chambre, auprès de sa fille, de ses enfants, de ses petits-enfants. De son mari. Elle aurait soixante-neuf ans. Impossible d’imaginer ma mère à soixante-neuf ans. Elle restera pour toujours une jeune femme. J’ai atteint un âge qu’elle n’a jamais connu. Elle n’a jamais su ce que c’était que d’élever des adolescents. Tout aurait été différent si elle n’avait pas disparu. Mélanie et moi avons mis le couvercle sur notre puberté. Nous avions été habitués à la soumission ; il n’y eut donc ni emportements, ni cris, ni portes qui claquent, ni insultes. Pas de saine rébellion adolescente. La raideur de Régine nous avait muselés. Blanche et Robert avaient approuvé. C’était la bonne méthode, selon eux. Des enfants présents, mais en silence. Et notre père qui, en une nuit, était devenu une autre personne, ne s’intéressant plus à ses enfants, ni à leur avenir.

Mélanie et moi n’avons pas eu le droit d’être des adolescents.

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