L’infirmière nous conduit jusqu’à la grande chambre aux volets fermés et nous devinons, dans la pénombre, le lit d’hôpital légèrement relevé où se trouve la frêle silhouette de notre grand-mère. Nous prions l’infirmière de bien vouloir nous laisser seuls avec elle. Nous avons besoin de discuter en privé. Elle s’exécute.
Mélanie allume la lampe de chevet pour que nous puissions au moins distinguer le visage de notre grand-mère. Blanche a les yeux fermés et ses paupières se mettent à palpiter quand elle entend la voix de Mélanie. La vieillesse et la fatigue se lisent sur son visage, ainsi que cette évidence : elle ne semble plus tenir à la vie. Ses yeux s’ouvrent lentement et passent du visage de Mélanie au mien. Aucune réaction. Sait-elle encore qui nous sommes ? Mélanie lui prend la main, lui parle. Ses yeux vont de Mélanie à moi, sans un mot. Un épais collier de rides court autour de son cou desséché. Elle va sur ses quatre-vingt-quatorze ans, si mes calculs sont bons.
La chambre n’a pas changé. Les lourds rideaux ivoire, les tapis épais, la bibliothèque, la coiffeuse devant la fenêtre et les nombreux bibelots familiers : un œuf de Fabergé, une tabatière en or, une petite pyramide de marbre et les éternelles photographies qui prennent la poussière dans leurs cadres d’argent – notre père et Solange, enfants, notre grand-père Robert, Mel, Joséphine et moi. Quelques photos aussi de mes enfants quand ils étaient bébés. Aucune d’Astrid. Ni de Régine. Et aucune de notre mère.
— Nous voudrions te parler de Clarisse, dit Mélanie en articulant bien. De notre mère.
Les paupières palpitent puis se ferment. Cela ressemble à un refus.
— Nous voulons savoir ce qui s’est passé le jour où elle est morte, poursuit Mélanie, sans se soucier des paupières closes.
Qui s’ouvrent en frémissant, à présent. Blanche nous regarde en silence un long moment. Je suis persuadé qu’elle n’avouera rien.
— Peux-tu nous raconter ce qui est arrivé ici le 12 février 1974, grand-mère ?
Nous attendons. J’ai envie de dire à Mélanie de laisser tomber, que c’est sans espoir. Mais tout à coup, les yeux de Blanche s’écarquillent et s’animent d’une expression étrange, presque reptilienne, qui me dérange. Je regarde son torse émacié tenter de se relever laborieusement. Les paupières ne cillent pas. Elle nous fixe, méchamment, avec défi. Deux prunelles noires encore allumées sur ce qui semble déjà une tête de mort.
Les minutes passent et je comprends que ma grand-mère ne parlera jamais, qu’elle emportera ce qu’elle sait dans la tombe. Et je la déteste. Je déteste chaque centimètre carré de sa répugnante peau fripée, chaque parcelle de cet être, Blanche Violette Germaine Rey, née Fromet, dans le 16e arrondissement, bien née et riche, promise à l’excellence en tout domaine.
Nous nous dévisageons, ma grand-mère et moi. Mélanie nous observe, avec étonnement. Je veux être sûr que Blanche mesure à quel point je la déteste. Qu’elle prenne cette rage en pleine face, de plein fouet, que sa chemise de nuit immaculée en soit complètement souillée. Mon mépris est tel que j’en tremble de la tête aux pieds. L’envie me démange de saisir un de ces oreillers brodés et de l’écraser contre son visage, pour étouffer l’arrogance de ses yeux perçants.
C’est une bataille farouche et silencieuse entre elle et moi, interminable. J’entends le tic-tac du réveil argenté posé sur la table de nuit, les pas de l’infirmière derrière la porte, le ronronnement de la circulation sur l’avenue bordée d’arbres. J’entends la respiration nerveuse de ma sœur, le sifflement des vieux poumons de Blanche, mon propre cœur qui cogne comme tout à l’heure, dans la chambre de Gaspard.
Ses yeux finissent par se fermer. Très lentement, Blanche sort une main noueuse qui, tel un phasme, rampe sur le drap pour atteindre la sonnette. Un son strident retentit.
L’aide-soignante entre immédiatement.
— Madame Rey est fatiguée à présent.
Nous partons sans dire un mot. Gaspard est invisible. Ignorant l’ascenseur, je décide de prendre l’escalier. En descendant, je pense à ma mère sortant d’ici sur un brancard, dans son manteau rouge. Mon cœur se serre.
Dehors, il fait plus froid que jamais. Nous sommes incapables d’articuler un mot. Je suis détruit et si j’en crois la pâleur de son visage, c’est aussi le cas de Mélanie. J’allume une cigarette. Elle regarde son téléphone. Je propose de la raccompagner chez elle. Du Trocadéro à la Bastille, la circulation est dense, comme tous les samedis soir. Nous demeurons muets.
C’est notre seul moyen de tenir à distance cette chose si monstrueuse qu’est la mort de notre mère.