Au lieu de retourner au bureau, je file tout droit à la maison. En chemin, je laisse un message à Lucie pour l’informer que je serai absent le reste de la journée. Arrivé chez moi, je me prépare une tasse de café, allume une cigarette et fume en buvant, assis à la table de la cuisine. J’ai toujours cette boule dans la gorge. Mon dos est douloureux. Je suis lessivé.

Le souvenir que m’a dévoilé Mélanie me hante. La chambre baignée par le clair de lune que je n’ai pas vue de mes propres yeux mais que j’imagine très bien, trop bien. Notre mère et son amante. Amante. Qu’est-ce qui me choque ? Que notre mère ait été infidèle ou qu’elle était bisexuelle ? Je ne suis pas sûr de savoir ce qui me bouleverse le plus. Et que ressent Mélanie à ce sujet ? Est-ce moins dur pour moi, parce que je suis un homme, d’imaginer ma mère lesbienne plutôt que mon père gay ? Voilà sans doute un bon cas pour un psy.

Je pense à mes amis homos, hommes et femmes. Mathilde, Milena, David, Matthew. À ce qu’ils m’ont raconté sur le jour où ils ont révélé leur secret, fait leur coming out, et de la réaction de leurs parents. Certains ont compris et accepté, d’autres ont préféré nier la vérité. Quelle que soit votre ouverture d’esprit, votre tolérance, la nouvelle de l’homosexualité d’un de vos parents tombe comme un couperet. Et n’est-ce pas plus dur encore quand ce parent est mort, quand il n’est plus là pour répondre à vos questions ?


La porte d’entrée se referme en claquant. Arno arrive, flanqué d’une fille sinistre au rouge à lèvres noir. Je ne saurais dire s’il s’agit de sa copine habituelle ou d’une autre fille. Elles se ressemblent toutes. Panoplie gothique, bracelets cloutés, vêtements longs et noirs. Il me salue d’un geste de la main en me souriant vaguement. La fille me dit à peine bonjour, les yeux rivés au sol. Ils vont directement dans sa chambre et la musique se met à hurler. Quelques minutes plus tard, claquement de porte à nouveau. Cette fois, c’est Lucas. Son visage s’éclaire quand il me voit. Il se jette dans mes bras, en manquant de renverser mon café. Il est étonné de me trouver à la maison. J’avais besoin de souffler un peu aujourd’hui, j’ai quitté le bureau plus tôt. C’est un petit gars sérieux, Lucas. Il ressemble tant à Astrid que le simple fait de le regarder me fait mal, parfois. Il veut savoir quand sa mère sera là. Je le lui dis. Mardi, pour les funérailles. Est-ce une bonne idée que Lucas assiste à ces funérailles ? Il est peut-être trop jeune. Enterrer Pauline… Même moi, ça me fait peur. Je lui demande gentiment ce qu’il en pense. Il se mord les lèvres. Si nous sommes là tous les deux, Astrid et moi, peut-être que ça ira, dit-il. J’en discuterai avec sa mère. Sa petite main est posée sur la mienne, sa lèvre inférieure tremble. C’est la première fois qu’il est confronté à la mort. La mort de quelqu’un qu’il connaissait bien, avec qui il a grandi, passé de nombreuses vacances d’été et d’hiver. La mort de quelqu’un qui n’avait que trois ans de plus que lui.

J’essaie d’apaiser mon fils. Mais en suis-je vraiment capable ? Quand ma mère est morte, j’avais son âge et personne ne m’a réconforté. Est-ce pour cela que je suis, si inapte à offrir de la tendresse et du soutien ? Sommes-nous condamnés à être façonnés par notre enfance, ses blessures, ses secrets, ses souffrances cachées ?


Samedi. Margaux est toujours chez Patrick et Suzanne. Il semble qu’elle ait vraiment besoin de se rapprocher d’eux, comme eux ont besoin d’être près d’elle. Si Astrid avait été là, notre fille serait-elle restée à la maison ?

Arno sort, comme d’habitude, en marmonnant je ne sais quoi à propos d’une fête et qu’il rentrera tard ce soir. Quand je fais allusion à ses notes catastrophiques, à son prochain carnet, au fait qu’il ferait peut-être mieux d’étudier au lieu de sortir, il me jette un regard froid, lève les yeux au ciel et claque la porte. J’ai envie de l’attraper par la peau du cou et de lui flanquer un bon coup de pied au cul, histoire d’accélérer sa descente d’escalier. Je n’ai jamais frappé mes enfants. Ni personne d’ailleurs. Est-ce que cela fait de moi une meilleure personne ?

Lucas est abattu et cela m’inquiète. Je lui prépare son repas favori, un steak frites, et son dessert préféré, de la glace au chocolat. Il a même droit à du Coca-Cola. Je lui fais promettre de ne rien dire à sa mère. En bonne adepte de la nourriture bio, elle serait horrifiée. Pour la première fois ce soir, il sourit. Il aime l’idée de partager un secret avec moi. Je le regarde engloutir son dîner. Nous n’avons pas été seuls tous les deux depuis longtemps, et quand Arno et Margaux sont là, c’est la bataille permanente, un incessant combat de catch.

La nuit précédente ayant été mouvementée, je décide d’aller me coucher tôt. Lucas aussi a l’air fatigué et, pour une fois, il ne râle pas quand je lui suggère qu’il est l’heure de se mettre au lit. Il me supplie de laisser la porte ouverte et de ne pas éteindre la lumière dans le couloir. J’accepte sans rechigner. Puis je me coule sous ma couette, en priant pour ne pas être hanté par les images de la nuit dernière.

La sonnerie stridente du téléphone déchire la nuit et mon sommeil. Je tâtonne pour trouver la lumière et le combiné. Le réveil, posé sur la table de nuit, indique 2 : 47.

C’est un homme à la voix cassante.

— Êtes-vous le père d’Arno Rey ?

Je m’assois dans mon lit, la bouche sèche.

— Oui…

— Commissaire Bruno, du commissariat du 10e arrondissement. Il faut que vous veniez immédiatement, monsieur, votre fils a des ennuis. En tant que mineur, on ne peut pas le libérer sans votre signature.

— Que s’est-il passé ?

— Il est en cellule de dégrisement. Venez tout de suite.

Il me donne l’adresse. 26, rue Louis-Blanc. Puis raccroche. Je me lève, enfile mes vêtements comme un robot. Cellule de dégrisement. Ça veut dire qu’il était soûl ? C’est bien là qu’on met les gens interpellés en état d’ivresse, non ? Devrais-je appeler Astrid à Tokyo, cette fois encore ? À quoi bon ? De là-bas, qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Oh oui, reprend la voix intérieure, cette petite voix que je déteste, c’est toi qui as les choses en main, mon pote, à toi d’aller au front, de faire face à l’ennemi, c’est ton boulot, mon pote, c’est toi le père. Toi le père, tu entends ! Faut t’y faire, mon gars.

Lucas ! Je ne peux pas le laisser là. S’il se réveille et qu’il s’aperçoit qu’il n’y a personne, qu’il est tout seul ? Je dois l’emmener avec moi. Non, dit la voix, tu ne peux pas lui imposer ça. Et si Arno était dans un état lamentable, imagine les dégâts. Il est bien assez bouleversé par la mort de Pauline, pas la peine d’en rajouter. On n’emmène pas un enfant fragile dans un commissariat au milieu de la nuit parce que son frère a pris une cuite. Réfléchis un peu, PAPA !

J’appelle Mélanie. Sa voix est tellement claire que je me demande si elle dormait. Je lui explique rapidement la situation. Peut-elle venir passer la nuit chez moi ? Je laisserai la clef sous le paillasson, je ne veux pas que Lucas reste tout seul. Bien sûr, c’est d’accord, elle part tout de suite. Sa voix est posée et rassurante.

Le poste de police est quelque part derrière la gare de l’Est, près du canal Saint-Martin. Paris n’est jamais vide le samedi soir. Des groupes de gens traînent place de la République et boulevard Magenta, malgré le froid. Je mets du temps à arriver là-bas et à trouver où me garer. Le flic en faction me laisse entrer. L’endroit est aussi pimpant et réjouissant que la morgue de l’hôpital. Un petit homme sec avec des yeux gris pâle s’avance vers moi. Il se présente. Commissaire Bruno.

— Pouvez-vous me dire ce qui est arrivé ?

— Votre fils a été arrêté avec une bande d’adolescents.

— Pour quelle raison ?

Son impassibilité m’exaspère. Il semble prendre un malin plaisir à temporiser et à observer chaque mouvement de mon visage.

— Ils ont saccagé un appartement.

— Je ne comprends pas.

— Votre fils s’est introduit dans une fête, ce soir. Avec quelques-uns de ses amis. La fête était donnée par une jeune fille du nom d’Émilie Jousselin. Elle vit rue du Faubourg-Saint-Martin, juste au coin de la rue. Votre fils n’était pas invité. Une fois que lui et ses camarades sont entrés, ils en ont appelé d’autres. Des tas de jeunes sont arrivés. Des amis d’amis. Et ainsi de suite. Au moins une centaine de personnes. Et tout ce beau monde s’est soûlé. Ils avaient apporté de l’alcool.

— Mais qu’ont-ils fait ? demandé-je, en essayant de garder mon calme.

— Ils ont mis l’appartement à sac. Quelqu’un a dessiné des graffitis sur les murs, un autre a cassé la vaisselle, un autre a découpé les vêtements des parents. Ce genre de bêtises.

Je m’étrangle.

— Je sais que ça doit faire un choc, monsieur. Mais croyez-moi, c’est courant. Ce genre d’affaire se présente au moins une fois par mois. De nos jours, les parents partent pour le week-end sans savoir que, pendant ce temps-là, dans leur dos, leurs enfants ont organisé une soirée. C’est le cas de cette jeune fille. Ses parents n’étaient pas au courant. Elle leur a simplement dit qu’elle invitait quelques amies. Et elle n’a que quinze ans.

— Fréquente-t-elle le même lycée que mon fils ?

— Non. Mais elle avait fait circuler l’info pour sa fête sur Facebook.

— Comment pouvez-vous être sûr que mon fils a participé à tout ça ?

— La fête dégénérait, des voisins nous ont appelés. Quand mes hommes sont arrivés, ils ont arrêté un tas de jeunes. Beaucoup ont réussi à s’enfuir, mais votre fils était trop soûl. Il pouvait à peine bouger.

Je cherche désespérément des yeux une chaise. J’ai besoin de m’asseoir. Il n’y en a pas. Je regarde mes chaussures. Des mocassins de cuir. Mes chaussures banales. Et pourtant, ces pompes qui n’ont l’air de rien m’ont porté à la morgue de l’hôpital devant le corps de Pauline. Puis à l’appartement de Mélanie. Et à présent, ici, dans ce commissariat, au milieu de la nuit, pour venir chercher mon fils ivre mort.

— Vous voulez un verre d’eau ? propose le commissaire Bruno.

L’homme se révèle humain, finalement. J’accepte. J’observe la petite silhouette s’éloigner. Il revient aussitôt avec un verre d’eau qu’il me tend sans façon.

— Votre fils va arriver, dit-il.

Quelques minutes plus tard, deux policiers apparaissent, soutenant Arno par les épaules. Il avance en traînant les pieds, de la démarche maladroite typique du poivrot. Son visage est pâle, ses yeux sont injectés de sang. Il évite mon regard. Je sens la honte et la colère m’envahir. Comment Astrid réagirait-elle ?

Je signe quelques papiers. Arno empeste l’alcool, cependant je suis sûr qu’il est assez sobre pour se rendre compte de la situation. Le commissaire Bruno m’annonce que j’aurai besoin de prendre un avocat, au cas où les parents de la jeune fille déposeraient une plainte, ce qu’ils feront probablement. Nous quittons le commissariat. Je n’ai aucune envie d’aider mon fils. Je le laisse se traîner derrière moi jusqu’à la voiture, sans lui adresser la parole. Je ne veux même pas le toucher. Il me dégoûte. Pour la première fois de ma vie, je suis dégoûté par la chair de ma chair. Je le regarde se vautrer lamentablement dans la voiture. Un instant, il a l’air si jeune et fragile que je ressens presque de la pitié pour lui. Mais le dégoût reprend immédiatement le dessus. Il cherche sa ceinture et n’arrive pas à la boucler. Je ne bouge pas. J’attends qu’il se débrouille seul. Il respire bruyamment, comme quand il était petit. Quand il était un gentil petit garçon. Celui que je portais sur mes épaules et qui levait ses yeux innocents vers moi. Pas l’adolescent hautain au visage buté et méprisant. Je suis sidéré par le pouvoir des hormones, cette façon qu’elles ont de transformer en une nuit vos charmants enfants en parfaits inconnus.

Il est presque quatre heures du matin. Les rues sont vides. Les décorations de Noël brillent gaiement dans le froid et l’obscurité, même si personne n’est là pour les voir. Nous n’avons toujours pas échangé le moindre mot. Qu’aurait fait mon père dans la même situation ? Je ne peux m’empêcher d’avoir un sourire sardonique. M’aurait-il donné la correction de ma vie ? Il me frappait, je m’en souviens. Des coups au visage. Pas souvent, j’étais plutôt tranquille comme adolescent, rien à voir avec le rebelle assis à ma droite.

Est-ce que ce silence lui est inconfortable ? Prend-il la mesure de ce qui s’est passé cette nuit ? A-t-il peur de moi, de ce que je vais lui dire, du sermon inévitable, des conséquences ? Plus d’argent de poche, interdiction de sortir, obligation d’obtenir de meilleurs résultats à l’école, d’avoir une meilleure conduite et d’écrire aux parents de la jeune fille pour s’excuser.

Écroulé contre la portière, il semble s’endormir. Quand nous arrivons rue Froidevaux, je lui donne un coup dans les côtes pour le réveiller. Il sursaute. Il monte l’escalier du même pas hésitant et vacillant. Je passe devant sans l’attendre. Quand j’ouvre la porte, Mélanie est roulée en boule sur le canapé, en train de lire. Elle se lève, me prend dans ses bras et nous observons tous les deux Arno qui entre en zigzaguant.

Il aperçoit sa tante et un sourire en coin éclaire son visage. Mais personne ne lui renvoie son sourire.

— Hé, c’est bon vous deux, lâchez-moi, gémit-il.

Ma main part d’un coup et je le gifle de toutes mes forces. Tout va très vite et, étrangement, je vois mon geste au ralenti. Arno en a le souffle coupé. Sur sa joue, apparaît la marque rouge de mes doigts. Je ne lui ai toujours pas dit un mot.

Il me fixe, fou de rage. Je fais la même chose. Oui, dit la petite voix, c’est bien, c’est toi le papa. Le père. Et c’est toi qui fixes les règles, tes règles, que ce petit connard qui se trouve être ton fils soit d’accord ou pas.

Mes yeux le transpercent comme des flèches. Je n’ai jamais regardé mon fils de cette façon. Enfin, il baisse les siens.

— Allez, jeune homme, dit Mélanie brutalement, en lui attrapant le bras. File sous la douche et va te coucher !

Mon cœur bat vite. C’est douloureux. Je suis essoufflé alors que je n’ai pratiquement pas bougé. Je m’assois lentement. J’entends l’eau couler. Mélanie réapparaît, elle s’assoit à côté de moi et pose la tête sur mon épaule.

— Je crois que c’est la première fois que je te vois si en colère, murmure-t-elle. Tu étais très intimidant.

— Comment va Lucas ?

— Dans les bras de Morphée.

— Merci, dis-je tout bas.

Nous restons assis côte à côte. Je respire son odeur familière. Un mélange de lavande et d’épices.

— Astrid vient de manquer un tas de choses, remarque-t-elle.

Étrangement, ce n’est pas Astrid qui me vient à l’esprit, mais Angèle. C’est de sa présence dont j’ai cruellement envie, de son corps souple et chaud, de son rire sarcastique, de sa tendresse bouleversante.

— Quand tu as frappé Arno, tu ressemblais à notre père, dit Mélanie d’une voix douce. Il était comme ça quand il se mettait en colère.

— C’est la première fois que je frappe Arno.

— Tu te sens mal ?

Je soupire.

— Je n’en sais rien. Tout ce que je ressens, en fait, c’est de la rage. Oui, tu as raison. Je n’ai jamais été aussi en colère.

Je n’avoue pas à Mélanie que je m’en veux parce que je pense que j’ai une certaine responsabilité dans le comportement d’Arno. Pourquoi ai-je été un père si pâlot, si transparent ? Je n’ai jamais imposé mes règles, comme mon père le faisait. Après ma rupture avec Astrid, la chose que je craignais le plus, c’était que mes enfants m’aiment moins si je me montrais autoritaire avec eux.

— Arrête de cogiter, Tonio, intervient Mélanie d’une voix réconfortante. Va te coucher. Repose-toi.

Je ne sais même plus si j’ai sommeil. Mélanie va dormir dans la chambre de Margaux. Je reste encore un peu sur le canapé à feuilleter le vieil album avec les photos de Noirmoutier. Je regarde ma mère sur les clichés noir et blanc, mais c’est une étrangère. Je sombre peu à peu dans un demi-sommeil désagréable.

Le dimanche matin, Mélanie et Lucas vont prendre un brunch rue Daguerre. Je me douche et me rase. Quand Arno émerge enfin de sa chambre, je n’ai toujours rien à lui dire. Mon silence semble le déconcerter. Penché sur Le Journal du Dimanche et mon café, je ne lève même pas la tête quand il arpente la cuisine en traînant les pieds. Je n’ai pas besoin de le regarder pour savoir qu’il porte son bas de pyjama bleu marines sale et froissé, qu’il est torse nu, laissant voir son dos osseux et ses côtes saillantes. Il a des boutons entre les omoplates et ses cheveux longs sont gras.

— Y’a un blême ? finit-il par ronchonner, en mâchant bruyamment ses cornflakes.

Je demeure absorbé par la lecture du journal.

— Tu pourrais, ch’sais pas, me dire un truc, quoi ! bêle-t-il.

Je me lève, replie mon JDD et quitte la pièce. J’ai besoin de m’éloigner physiquement de lui. J’éprouve le même dégoût que la nuit dernière dans la voiture. Je ne croyais pas qu’un tel sentiment fût possible. On entend toujours les enfants dire qu’ils sont répugnés par leurs parents, rarement l’inverse. Ce doit être un sujet trop tabou, une réaction qu’il vaut mieux taire. Astrid, qui a donné naissance à ces enfants, les a portés, ne peut pas avoir le même sentiment à l’égard de son fils.

On sonne. Je regarde ma montre. Il est presque midi. Trop tôt pour que ce soit Mel et Lucas, ils viennent juste de sortir. C’est probablement Margaux. Elle a dû oublier ses clefs. J’appréhende de me retrouver de nouveau face à ma fille, ne sachant exprimer ni la tendresse ni la compassion que, je ressens pour elle. J’ouvre la porte, presque avec crainte.

Ce n’est pas la mince silhouette de Margaux que je trouve sur le seuil, mais une femme grande, vêtue d’un perfecto, jeans et bottes noires, et tenant un casque de moto contre sa hanche. Je la serre immédiatement dans mes bras. Ou plutôt je l’écrase sauvagement contre moi. Elle sent le musc et le cuir, mariage enivrant : J’entends le parquet grincer derrière moi.

C’est Arno, mais je m’en fous. Il ne m’a jamais vu avec une autre femme que sa mère.

— J’ai pensé que tu ne serais pas contre un peu de réconfort, murmure-t-elle à mon oreille.

Je lui propose d’entrer au chaud. Arno se tient toujours derrière moi, incrédule, empoté. L’ado impertinent n’en revient pas, les yeux rivés sur le perfecto.

— Bonjour, moi, c’est Angèle. Fan numéro un de ton père, dit-elle tranquillement en le regardant de la tête aux pieds. – Elle lui tend la main et dévoile une parfaite rangée de dents blanches dans un sourire félin. – Nous nous sommes déjà vus, il me semble. À l’hôpital, cet été.

Sur le visage d’Arno, se lit un mélange de surprise, de choc, de gêne et de plaisir. Il serre la main d’Angèle et détale comme un lapin apeuré.

— Tout va bien ? me demande-t-elle. Tu as l’air…

— D’un déterré, dis-je en faisant la grimace.

— Je t’ai connu plus joyeux.

— Ces dernières quarante-huit heures ont été…

— Intéressantes ?

Je la prends à nouveau dans mes bras, le nez enfoui dans ses cheveux brillants.

— Éreintantes est plus proche de la vérité. Je ne sais pas par quoi commencer.

— Alors ne commence pas. Où est ta chambre ?

— Comment ?

Son sourire est lent et gourmand.

— Tu m’as très bien entendue. Où est ta chambre ?

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