Mme Maurer est encore mieux qu’à la téloche. Belle, secrète, délicate, passionnée, passionnante… Elle ressemble de plus en plus à un Marie Laurencin.
Je la trouve en grand abattement, prostrée sur un canapé où elle s’est assise en tailleur. Ses chaussures sont posées sagement sur le tapis : des ballerines de cuir blanc et rouge. Elles sont bandantes. Pourquoi ? Je l’ignore. La magie de ces objets inanimés dont parlait le poète, celui qui habitait à gauche de la rue et qui avait eu la rougeole étant enfant.
Elle me regarde sans marquer d’intérêt. Mes collègues l’ont déjà questionnée ; alors pour elle, un flic de plus, un flic de moins, c’est pas ce qui lui rendra son môme.
Dans la pièce voisine, on entend tripoter un piano par des mains malhabiles. La voix ronronnante d’un professeur femelle donne des conseils bêbêtifiants, comme quoi, nani nanère, faut tenir les mains comme ceci, et non comme cela, tout bien, moyennant quoi tu deviens Mozart en vingt leçons.
Je m’approche de la dame. Une odeur délicate émane d’elle, comme j’ai puis lu dans un beau livre, jadis, drôlement mouillant, où un bel officier à épaulettes prenait la main d’une ravissante jeune fille abandonnée sur l’escarpolette de service pour lui nianianer comme quoi il la raffolait et souhaitait unir son destin au sien.
Je suis pas fana des parfums, mais il est des odeurs très subtiles, timides et nobles, qui me dévalent jusqu’aux couilles en passant par les narines.
— Je me doute de ce que vous ressentez, madame Maurer, lui débité-je en tranches extra-fines.
Et de m’asseoir, sans y être convié, à l’extrémité du canapé.
Mon intonation suave, mon regard compassionnant l’amènent à réagir. Elle risque un effort pour s’arracher à sa mélancolie profonde, manière de m’accorder une attention polie.
Alors, en termes d’une grande pureté linguistique, mon vocabulaire s’annonçant vachement chié, à force de cent mille fois remettre mon ouvrage sur le métier, je lui raconte tout, depuis l’émission tévé à laquelle elle a participé : l’émotion de maman, la mienne à moi, poulet d’élite, la résolution que j’ai prise de retrouver son mignon Julien, mort ou vif. Je lui dis mon plan : faire évader Formide, pour l’avoir à disposition et lui arracher la vérité. Et ce qui vient de nous arriver. Notre mignon Antoine kidnappé à mon nez et à ma barbe. Elle vit notre drame, si frère du sien.
Me tend la main.
— Merci pour cette générosité dont vous avez fait preuve et qui m’afflige quand j’en sais les funestes conséquences, déclare-t-elle, en fille de bonne famille, sortie du pensionnat de Bouffémont, ex-deb du Bal des Petits Lits Blancs.
Je dépose un chaste baiser sur ses chastes doigts. Qu’ensuite, lui montre une photographie d’Antoine.
— C’est bien l’enfant qui vous a remis l’enveloppe ?
— Effectivement.
Elle contemple, des larmes lui viennent. Je suis drôlement dans les chialeries avec ce book, tu ne trouves pas ? Ça commence par celles de m’man, et ensuite ça n’arrête plus, moi qu’on dit plutôt rigolard d’habitude ! Comme quoi, il ne faut jurer de rien, comme dit l’homme qui nous envoie le bonjour[3]. Le lecteur va attraper des rhumatismes dans cette inondation. Va falloir que je lui ménage des digues.
Mme Maurer se lève et va emparer une photographie posée sur un meuble, et encadrée magistral.
— Voici Julien, annonce-t-elle.
Étrange, mais les deux marmots kidnappés se ressemblent. Ils ont l’un comme l’autre le cheveu châtain clair, le regard vif sous des sourcils bien fournis pour leur âge, une frimousse éclaboussée de taches de rousseur, et un sourire d’innocence teintée de gouaille.
J’opine. Impossible de jacter. Je pense à Antoine, notre gentil lutin, à ses cahiers d’écolier débutant, à ses cris dans la maison lorsqu’il dévalait l’escalier. Dis, quoi, merde, c’est pas possible que l’autre grand sagouin nous le bousille !
Je ne veux pas ! JE NE VEUX PAS ! Jeûne vœux pas !
— Vous n’avez vu que le gamin ?
— Oui, personne ne paraissait l’escorter. C’est un enfant très déluré. Lorsque je suis arrivée, il se tenait devant la gare et il a eu immédiatement la certitude que j’étais la personne qu’il attendait car il s’est précipité vers moi comme s’il me reconnaissait. Il tenait son enveloppe puérilement cachée dans son dos.
« — Donnez-moi ce que vous savez ! » m’a-t-il dit.
« Je lui ai remis la liasse d’argent, il m’a tendu le message et s’est sauvé à l’intérieur de la gare. »
— Que vous a dit exactement Bruno Formide au téléphone ?
— Il m’a avoué qui il était en précisant qu’il avait quelque chose d’important à m’apprendre à propos de mon enfant. Il m’a demandé si j’avais de l’argent sous la main, je lui ai répondu qu’il y en avait dans le bureau de mon mari mais que je ne pouvais lui préciser le montant. Il a répondu : « Apportez-moi tout ce que vous pouvez trouver. Je ne vous fixe pas de prix, je suis peut-être un sadique, mais non un maître chanteur, c’est par nécessité absolue que je m’adresse à vous. Un jeune messager se chargera de la transaction devant la gare du R.E.R. de Saint-Germain-en-Laye. » Puis il a raccroché après avoir ajouté que « bien entendu je ne commettrais pas la folie de prévenir la police ». L’idée ne m’en était même pas venue.
— Écoutez, madame Maurer je vais tout mettre en œuvre pour le récupérer, après avoir tout mis en œuvre pour le faire évader. Si par malheur il nous échappe, il est possible qu’il tente une nouvelle démarche auprès de vous. Je vais faire placer votre téléphone sur écoute, dans l’hypothèse d’un nouvel appel, ingéniez-vous à le retenir à l’appareil le plus longtemps possible. Implorez, ergotez, dites-lui tout ce qui vous passera par la tête, mais il faudra que cela dure au moins trois minutes ; d’accord ?
— Comptez sur moi.
— Prévenez votre époux, au cas où c’est lui qui répondrait.
— Je n’y manquerai pas ; seigneur, lorsque Simon apprendra la chose, il va être complètement retourné. Julien n’est pas son fils, bien qu’il porte son nom, mais il l’adore comme s’il était son père. Depuis le rapt il a absolument tenu à ce que nous recueillions un autre enfant, une petite fille hindoue qui nous a été confiée par Terre des Hommes. Tenez, je vais vous la montrer.
Elle va ouvrir la porte du fond qui donne sur un salon de musique. Une dame enseigne le piano à une ravissante petite fille brune portant un tatouage au front. L’enfant s’arrête de jouer, ravie de l’interruption, vu que le piano, c’est pas atavique dans ses contrées natales. On joue plutôt de la courge creuse et de l’olifant (de pute), là-bas.
— Elle est adorable, balbutié-je, j’espère qu’elle apporte quelque adoucissement à votre peine ?
— Non, fait Mme Maurer à voix basse. Non, franchement, j’adorais mon enfant, ne vivais que pour lui, désormais, je ne suis plus qu’une âme morte. Ni cette petite, ni mon mari, pourtant à ma dévotion, ne parviendront à m’arracher au néant des jours sans Julien.
Je me retire sans bruit, comme d’un cimetière, d’un cul frigide ou d’une soirée bourgeoise.