— Vite ! Vite ! Téléphone, commissaire ! trépigne l’agent Bambois, laissé en faction auprès de ma chignole.
J’accélère au volant de la voiture phonique. Bondis à ma guinde.
— Allô, oui ?
— Bon, eh bien me voilà. Qu’aviez-vous à me dire ?
Il a une voix guillerette, l’artiste. Pas impressionné du tout. A croire que tout ce bigntz l’amuse prodigieusement.
— Écoutez, prof, il est indispensable que vous larguiez le gosse à présent et que vous vous rendiez. L’affaire a pris des proportions qui échappent à mon contrôle. Grâce aux écoutes, ils vous ont à peu près situé et l’ordre a été donné de vous abattre sans sommation si vous avez touché à Antoine. N’attendez pas que l’assaut soit donné, mon vieux, la récré est finie, comprenez-le gentiment. Amenez-vous en compagnie du petit et tout se passera au mieux.
Mon discours semble le divertir, car il éclate de rire.
— Cher commissaire, terminer aussi piètrement cette belle odyssée, vous n’y songez pas !
Je dénoue le col de ma chemise.
— Tu proposes quoi, Bruno ?
Voilà que je reprends le tutoiement. Je yoyote, non ?
— Que vous débarrassiez le plancher, tous, si vous voulez revoir le gamin vivant. Tenez, je vous le passe.
Pinuche dans son accoutrement d’Écossais hémorroïdique se met à faire de grands gestes depuis le trottoir d’en face. Je riposte par un début de bras d’honneur. Pas le moment qu’il me les émiette, le vieux daim.
Le Rouillé est resté au volant de l’auto-aboyeuse. Béru bouffe ses cochoncetés à l’arrière, abîmé dans la boustifaille.
La Vieillasse ne tient pas compte de mes rebufferies et continue de me héler du geste.
— MERDE ! lui crié-je en obstruant l’émetteur.
Pincé, l’Ancêtre traverse la strasse pour m’affronter. Il a la démarche noble, malgré son accoutrement, avec un beau visage de plénipotentiaire au-dessus de tout soupçon.
La voix d’Antoine me gazouille dans la trompe droite :
— Salut, le grand, ça carbure ? Alors, tu nous as dénichés.
Gai comme le printemps, ce petit fumelard. Il me la copiera : passer à l’ennemi de cette manière désinvolte, se payer ma frime, en sus. « Note bien, me chuchote mon subconscient, toujours sur le qui-vive, que seule une pareille attitude pouvait lui sauver la vie. C’est en entrant dans le jeu du fou qu’il est parvenu à le conjurer, du moins pour ce qui le concerne lui, Toinet. »
Le gamin continue :
— On t’a vu passer dans ta chignole, t’t à l’heure, on aurait dit que tu f’sais la retape pour un cirque !
— Écoute, Toinet, tu es très pote avec Bruno, j’ai cru comprendre ?
— Les deux doigts de pied de la main ! pouffe le poulbot.
— En ce cas, tu veux bien user de ton influence pour lui conseiller d’arrêter l’opération école buissonnière ?
— Il n’est pas d’accord, le grand. Quand je lui cause de ça, il devient bizarre et me regarde d’un œil pas gentil : tiens, en ce moment il joue le grincheux. Allez, Bruno, pousse pas cette gueule, mon bonhomme, tu vas me filer les jetons !
Un qui subit de méchantes décharges d’adrénaline, c’est ton ami Sana, mon chéri. J’imagine le môme innocent, tout joyce, à l’appareil, et, debout près de lui, tarabusté par ses affreuses pulsions, Formide que ses mains démangent ; Formide qui se demande s’il va me buter cet enfant ou non.
— Alors, on fait quoi, l’artiste, selon tes vœux ? balbutié-je, sincèrement piteux.
— Tu nous oublies, bonhomme, rétorque le pucereau…
— Voyons, je ne suis pas seul, il a fait du dégât, ton copain, cent perdreaux sont sur les nerfs à cause de lui.
La voix du petiot change et je me demande si je n’ai pas commis une irréparable bourde.
— Quels dégâts, Antoine ?
Merde ! Le môme ignore tout des trucidages commis par le fou. Il ne sait pas que sa tantine la fleuriste a été éventrée, de même que la dame putain. Formide a eu le tact d’agir hors de sa présence ; il me semblait bien aussi, que mon gosse ne serait pas aussi confiant s’il avait visionné de telles horreurs.
Je me reprends :
— Ben, tu sais que l’ami Bruno n’est pas blanc-bleu ; si on l’a interné, c’est pas pour des fraises des bois !
Soulagé, Toinet retrouve sa marrade juvénile.
— Oh ! tu causes du temps qu’il était malade, maintenant il est guéri et aussi sain d’esprit que moi et toi, pas vrai, Bruno ?
Je perçois un grommellement.
— Bon, alors, tu sais quoi, le grand ?
— Je t’écoute.
— Envoye-nous une bagnole av’c chauffeur, hein, Bruno, c’est bien c’que tu veux ?
Pinaud qui m’a rejoint et qui écoute par le transmetteur à clochage fixe bivulvé me tape sur l’épaule.
— Écoute, ça urge.
— Tu ne vois pas que…
Il avance sa main sur l’émetteur.
— Justement, l’occasion est unique. Je sais où ils sont.
Je rugis :
— Quoi ?
Mais le môme continue de jacter. Pinuche me fait signe de ne pas donner l’éveil au garnement. Alors je grabouillasse n’importe quoi : des mots, des sons… Et j’obstrue l’appareil par intervalles, tandis que Baderne-Baderne s’explique.
— Une petite droguerie, là-bas, près du bistrot où nous avons bu. Quelque chose m’a frappé. Lorsque nous sommes arrivés dans le quartier, elle était ouverte. Maintenant, il y a un écriteau sur la porte : « Fermé pour cause de décès ». C’est clair, non ?
— Tu es génial, soufflé-je. Je vais continuer la converse avec eux. Alerte Béru et le Rouillé. Approchez-vous du magasin sans vous montrer, avec quelques poultocks. Le Gros enfonce la lourde et ces messieurs bondissent. Quand j’entendrai le fracas, je crierai au gosse de se tailler pour que Formide n’ait pas le temps de lui tordre le cou. Allez, go !
Et à Antoine :
— Bon, c’est bien joli, l’auto, l’avion privé à Villacoublay, et ensuite ?
— Bruno m’a dit que tu y avais promis l’Maroc, le grand ; alors il le veut.
— Et tu crois que les autorités marocaines vont dérouler le tapis rouge pour vous accueillir ? Dis, c’est un pays ami, le Maroc, un pays civilisé.
— Bon, ben on ira ailleurs.
— Toi aussi ? fais-je avec un serrement de cœur à l’idée que ce malandrin en culotte courte est prêt à nous renier, m’man et moi.
— Juste pour accompagner Bruno en otage, le grand, ensuite je reviendrai, naturliche !
— Ah ! bon, soupiré-je, soulagé ; comme ça, je ne dis pas ; mais il faut déterminer un pays susceptible d’accepter ce visiteur.
— La Suisse ? suggère Toinet.
— Ça m’étonnerait que nos amis helvètes soient partie prenante…
Le gamin continue d’énumérer les pays qui lui passent par la tête et moi, œil de faucon, je contemple depuis ma tire, en brûlant de ne pas en être, les préparatifs de l’assaut. Pinuche a alerté Mathias et Béru. Puis trois cognes balèzes. En ce moment, toute la troupe dégaine et se concentre près de la boutique close.
Bérurier a quitté le trottoir car il a besoin de prendre de l’élan face à la lourde ou presque. Le voici qui se met à courir, lentement. Tu croirais le décollage d’un 747. Puis son allure augmente. Il cavale de profil, le coude droit relevé pour se protéger le visage. Et c’est l’emplâtrage somptueux. Faudrait pouvoir visionner la scène au ralenti : la porte qui éclate, les vitres qui font comme l’eau derrière un skieur nautique, l’ouverture soudain béante et noire.
Au même moment, je hurle :
— Sauve-toi, Antoine !
Le môme pousse un cri de frayeur. Je perçois dans l’écouteur le vacarme, les hurlements des poulardins en rush. Cris de kamikaze destinés à paralyser l’adversaire.
Toinet n’est plus en ligne.
Je m’élance à corps perdu en direction de la droguerie. Comme j’y parviens, j’aperçois le Gros, au milieu de la boutique, tenant le petit dans ses bras. Il pleure, pas le petit, le Gros. L’émotion, le bonheur…
— On l’a, on l’a, il balbutie. Il est sain et sauf-conduit, mec ! Indemnisé, pour tout dire. Pas une égratignure !
Les poulets fouinassent comme une meute de chiens forçant le renard.
— Hé, les pandores, vous fatiguez pas, ça fait dix minutes qu’il n’est plus là, pouffe Toinet. La feinte à Julot ! Je t’ai drôlement bité, hein, Antoine ? C’est moi qu’a tout organisé. Il est gentil, Bruno, mais un peu empêtré ; faut tout lui dire. Au moment que je m’ai mis à te causer au téléphone, il a calté de l’immeuble en passant par l’allée. Je lui avais trouvé une blouse blanche et un béret qu’appartenaient probab’ment au mari de la dame du magasin. Et puis il a pris une bonbonne vide à chaque main pour se donner l’air d’une contenance. Maintenant, il est loin, notre pote.
— Espace de sale petite merde ! hurlé-je. Je ne suis pas près de l’oublier, celle-là. Et la dame, elle est où la dame droguiste ?
— Ah ! oui, c’est vrai, elle est partie pendant qu’je regardais Bouvard, dit Antoine, perplexe.
A cet instant, un hurlement inhumain, un hurlement comme pas permis d’en pousser, comme impossible d’en entendre, mais pourtant il a été poussé et entendu, nous fissure les tympans.
On s’empresse. Ça vient de la salle de bains. On trouve quoi ? Qui ? Je te le donne en cent-quatre-vingt-quatorze-mille-huit-cent-trente-cinq.
Pinaud !
Déculotté !
Mais dans quel état !
Faut te dire, ou bien tu as compris ?
T’as compris ?
Eh bien oui, que veux-tu. Souffrant le martyre et voyant un bidet plein de liquide, il s’est assis dessus précipitamment.
Et alors, ses pauvres hémorroïdes… Tu te rends compte ? Traitées à l’acide sulfurique !
— Ça cautérise, assure Bérurier, tandis que l’agent Bambois se dévoue pour driver le bon Sherlock à l’hôpital le plus proche.
Et quel n’est pas, tout de suite ensuite, notre effroi de découvrir dans le bac à douche…
Ah ! tu es déjà au courant ? Bravo, les nouvelles vont vite.