Il est rare que j’éprouve des brûlures d’estomac, aussi les brusques lancées qui me vrillent tout à coup la tuyauterie me désobligent-elles particulièrement.
Quand tu prends du carat, au fil des ans, ton corps devient une espèce de copain de régiment qui n’a pas de secrets pour toi. Tu ne te gênes plus avec lui et tu sais tout de ses moindres faiblesses. Mais là, ces douleurs ardentes me surprennent. Tu vois pas que je tombe pâle, à ce moment de l’action, Bazu ? Selon mon premier diagnostic, ces douleurs résultent de mon état nerveux. Cette affaire me chanstique trop le moral pour qu’elle n’ait pas d’effets sur mon physique.
Je file un coup de klaxon dans la rue déserte, sorte de bref jappement. Peu après, la furtive et dolente silhouette de la dame Pinuche sort de l’immeuble. Une créature de rêve, la femme de César ! Tu croirais la directrice d’une institution religieuse. Le cheveu tiré, le nez pointu, la pommette pâle, l’œil plein d’une mansuétude voisine de la réprobation, fringuée toujours de hardes chastes qui puent la naphtaline, elle marche comme quand on revient de la table de communion, enrichie de la plus ardente contrition et rayonnant de pré-gloire-éternelle.
Cette nuit, elle porte un peignoir très long, très gris et des pantoufles à pompons introuvables sur la place de Paris depuis la guerre de 14.
M’apercevant, elle se porte à mon cou, ruisselante de belles larmes qui font la colle et qui lui dégoulinent sur la frite comme le résultat d’une branlette.
— Oh ! cher Antoine, pleurniche la belle, je viens d’apprendre ce drame affreux. Si vous saviez combien je compatis. Votre chère maman, quel tourment ! Dès demain j’irai la voir, la réconforter si je le puis. En attendant je prie.
Je l’effusionne à point, la remercie pour ses prestations. Oui, oui, c’est ça : qu’elle serre bien ses cale-pieds et qu’elle se jette dans la prière à fond la caisse ! Rien négliger : surtout saint Antoine, précisément, patron des objets perdus, c’est connu. Lui mouiller la compresse à mon saint privé. Lui expliquer la situasse. Qu’il nous rende Toinet, vite vite avant qu’on claque d’infarctus, tous.
— Asseyez-vous dans ma voiture, très chère amie ; quand il y a un appel, vous actionnez le cliquet que voici et vous vous trouvez en contact. Expliquez à l’éventuel correspondant que je me suis absenté un instant mais que je vais revenir. Prenez ses coordonnées.
Et j’engouffre l’immeuble[4].
Les deux compères tiennent une conférence au sommet : Pinaud habite le sixième étage. Mines de conspirateurs. Voix basse, haleine fraîche (escargots à la parisienne). La Vieillasse, malmené par ses funestes hémorroïdes, est assis sur un seau hygiénique aux deux tiers empli d’eau chaude dont la vapeur est censée le désendolorer. Pour plus d’aises, il a abandonné son pantalon et tu pleurerais d’attendrissement en voyant ses jambes squelettiques aux poils blanchâtres où le lierre des varices amorce une escalade lente et sûre. Il est chaussé de charentaises qui, au pied de leur lit conjugal (si je puis dire), doivent flirter avec les pantoufles de l’épouse. Vêtu de deux maillots de corps (l’un bis, l’autre blanc, mais, tous deux gris de non-changement) et d’un vieux polo rapetassé, dans les tons lie-de-vin, son éternel mégot fiché aux commissures, geignard et cloaqueux, inrasé depuis plusieurs jours, ce qui accentue le relief de sa pomme d’Adam, Pinuche, dit le Fossile, dit Baderne-Baderne, dit la Guenille, ressemble à quelque misérable et dérisoire monarque sur son trône.
A mon arrivée, il soulève son postérieur décharné. Une lamentable quéquette emmitouflée d’ouate grise pendouille comme une médaille au bas de son triste ventre.
— Antoine, tu ne saurais croire à quel point cette nouvelle me touche…
— Je sais, je sais, César, reste assis, sinon tu vas laisser refroidir tes légumes.
Bérurier s’est assis face au seau de son compagnon. Il n’existe entre eux deux qu’une bouteille de côtes-du-rhône passablement entamée.
— Prends un siège et un verre, m’invite le Détritus.
Je souscris à la première invite, mais décline la seconde à cause de ces brûlures stomacales qui me fouaillent.
— Comme j’m’en étais gaffé, cézig-pâte a une idée, déclare son Altesse Grossissime Béru Ier. Quand t’est-ce j’lui eus narrationné l’aventure, il a tubé au service des écoutes pour se faire repasser l’enregistration du dernier coup de fil dont t’a donné le fou.
J’écoute en me massant le bide. Merde, j’ai le feu aux tripes ou quoi ?
— Passe-moi mes lunettes et mon cahier, Alexandre-Benoît ! demande Pinuche.
Le Gros s’empresse, avec un dévouement d’infirmière privée engagée par un milliardaire américain.
Etant pourvu, l’Ancêtre chausse ses besicles, place le cahier à un mètre de son visage et lit à mi-voix :
— Jamais de la vie, que ferais-je sans lui ? Voulez-vous que je vous dise ? Il commande !
Abaissant le carnet, le Décomposé commente :
— Voilà ce que t’a dit Bruno Formide au début de votre entretien.
— Et alors ?
— Plus loin, on entend la voix du petit crier à son ravisseur. « Si tu ne m’aurais pas, t’en mènerais pas large, non ? »
— Je me le rappelle parfaitement, en effet.
— De ces deux répliques, je conclus une chose, déclare le Doctoral en ôtant posément ses lunettes chattertonnées : c’est que notre gamin a pris l’initiative des opérations. De son propre aveu, le fou s’est rangé à ses directives. Toinet l’aide à se cacher. La chose paraît peut-être irrationnelle, mais je sens que nous sommes sur la voie. D’après ce que j’ai cru comprendre, Formide ne commettrait pas la bêtise de descendre dans un hôtel avec ce gamin. Alors le gosse a eu une idée. Et c’est cette idée que vous devez découvrir. Je m’y appliquerais volontiers sans ce fâcheux retour en force de mes vieilles hémorroïdes qui me retiennent ici, dans la posture que vous voyez.
Baderne-Baderne, très véhément, un poil précieux, reprend après une brève goulée d’oxygène bon marché :
— C’est à vous, c’est-à-dire à Mme ta mère et à toi-même qu’il appartient de déterminer si le gosse connaît quelque maison susceptible de leur servir de refuge.
— Voyons, Pinuche, quelles relations privées pourrait avoir un petit garçon de cet âge ? Il vit chez nous depuis qu’il est bébé.
— Il s’est fait des copains d’école ?
— Sans doute, mais ne les fréquente pas en dehors de la classe. Et si l’un d’eux est venu goûter deux ou trois fois à la maison, c’est parce que c’est un voisin.
— Il prend des cours particuliers avec quelqu’un ?
— Non.
— Il a de la famille ?
— C’est parce qu’il est orphelin que nous avons pu l’adopter.
Dérouté, l’hémorroïdien à tête chenue branle icelle, essuie ses yeux chassieux de cocker malade et réclame du feu pour ranimer son mégot. Il en obtient du Gros, jusqu’alors silencieux.
— J’sens des choses derrière les choses, déclare cet éminent docteur ès andouillettes. J’ai la certifiance que c’vieux furoncle a tiré la bonne manette du Jack Paul, mais ça coince quéqu’part, et les picaillons veut pas tomber. C’est l’histoire d’la forêt qui cache l’arbre, mes enfants.
— Merci, bêle le mégoté. Tu as foi en moi, Alexandre-Benoît, parce que ton instinct te chuchote que je frôle la vérité. Tonio, lui, est trop meurtri par cette navrante histoire pour exercer pleinement ses dons de…
Je l’interromps. Ou plutôt Mme Pinaud l’interrompt.
Elle entre comme le fantôme d’Hamlet qui aurait raté le métro et qui se pointerait à la bourre sur la réplique.
— Cher ami, Mathias est en ligne pour vous.
Je salue mes compagnons d’un geste semi-circulaire, un peu à la Néron, avant de dévaler l’escadrin.
— J’ai vos renseignements, monsieur le commissaire, jubile le Rouquemoute. Formide remisait sa Triumph au Garage de Lutèce, rue d’Alésia. D’autre part, ce véhicule se trouve à la fourrière de la rue Jean-Vautrin, à Courbevoie, où il rouille gentiment.
— Je te demande un instant, fais-je précipitamment, en ouvrant ma portière pour gerber sur le trottoir.
Ce mal d’estomac empire. Voilà qu’il s’accompagne de nausées furibardes qui me bichent au tu sais quoi ? Dépourvu ! J’ai un océan de vagues aigres à restituer. Toutes les saloperies de mon existence, dirait-on. Tout son pas bon, son pas chouette : vilaines acceptations, idées honteuses, actes fourvoyants… Le pus, la misère, la honte confondus. Et des vins pas francs, des plats rances, des culs sans joie. Je voudrais me dégueuler moi-même. Partir dans un suprême hoquet. Que ce soit cela, mon dernier soupir : un renvoi ! Une totale, une suprême auto-expulsion ! J’en virgule à tout-va, fusées volantes !
Un gardien de la paix (en anglais of the peace), qui regagne son gîte à vélo, me lance : « Ben dis donc, mon pote, elle t’a pas réussi le haricot de mouton d’à midi ! »
Je ne lui réponds pas, trop bien éduqué étant pour jacter la bouche pleine.
Au biniou, Mathias s’inquiète, j’entends sa belle voix rousse (cuivrée) écrier des « Allô ! commissaire ! », bambin qui a lâché la main de papa dans la foule.
Une dernière fusée et je reviens à ce brave rayon laser :
— Te demande pardon, Lampion, je suis malade à crever.
— Vous avez déjà été opéré de l’appendice ?
— Non, j’ai été opéré de la grippe, de la rougeole, de la coqueluche, mais jamais de l’appendice.
— Vous faites peut-être une crise. A moins que ça ne provienne du foie ?
— On vérifiera tout ça à l’autopsie, mon pote. Tu me disais donc Garage de Lutèce, rue d’Alésia ?
Et à travers mes haut-le-cœur, une loupiote rouge s’éclaire. M. Simon Maurer, le père du petit Julien, n’est-il pas le grand P.-D.G. de la chaîne des Garages de Lutèce ? De saisissement, je trouve le moyen d’envoyer une dernière fusée traçante, une que j’avais oubliée.
Bon Dieu, peut-être que ce dingue de Bruno dit vrai, après tout ! Imagine qu’il s’agisse d’une machination contre Maurer ? Suis bien le topo, Nestor. Au moment de ce dernier rapt qu’on lui impute, Formide avait les archers aux noix ; on le recherchait pour le meurtre de deux autres enfants. Supposons qu’au garage de la rue d’Alésia, quelqu’un ait su que la Triumph appartenait à ce monstre ? Le quelqu’un voit là l’occasion de perpétrer un forfait sans trop de risques. Il secoue la tire de Formide, va kidnapper le loupiot des Maurer, puis place les vêtements du gosse dans le coffre. De la sorte, il est assuré que Bruno sera crédité de ce troisième enlèvement. Vengeance ?
J’inscris à la case départ un point d’interrogation tout provisoire.
— Ça ne va toujours pas, commissaire ? s’inquiète Mathias. Puis-je quelque chose pour vous ?
— Non, je te remercie, va te pieuter.
Il hésite, se racle la gorge.
— Si vous n’avez plus besoin de moi, puis-je vous demander un service ?
— Accordé, fils. Si ta panthère rouge téléphone, je lui dirai que t’as du boulot jusqu’à l’aube. Elle est jolie, la môme ?
Il toussote.
— Je sais bien que je commets une folie, monsieur le commissaire. Le démon de la quarantaine… Il s’agit d’une jeune laborantine qui…
— Tâche de ne pas lui faire de mouflets, à elle. Garde ton élevage pour l’exploiter avec ta mégère.
Je raccroche avant ses effusions remercieuses. Fallait bien que ça arrive un jour, non ? Un gars ne peut passer toute sa vie en esclavage.