C’est la femme de Mathias-le-Rouquin qui répond.

Elle dormait.

Le dit.

Mais son ton le faisait sentir. Elle a mis dans son premier « J’écoute », toute la hargne du monde. Par moments, je me pose la question : comment fait-il, le Rouillé, pour grimper cette commère, lui infliger un moutard par an, réglo ? C’est angoissant comme question lorsqu’on connaît la dadame. Sa frime pas sympa, son corps pas comestible. Il lui fout un oreiller sur la bouille, j’en jurerais. Mais pour le reste ? Il a dû pratiquer une fente dans une chaste chemise de noye, ainsi procédait-on jadis pour procréer sans offenser le Seigneur ! L’offenser, alors qu’Il ne recommande que cela, le gentil bon Dieu : la baise à tout-va, l’embrocation urbi et orbite, à la papa, en levrette, par-dessous la jambe et autres combinaisons fantasques nées du génie humain.

Je lui file la grosse rafale, à la houri, d’entrée, pas la laisser attaquer dans les grincheries nocturnes, mais la contrer sec, en profitant de sa malréveillance.

— Pardon de vous importuner, douce dame, ici, vous vous en doutez fort, San-Antonio, le commissaire paltoquet, sans foi ni loi, négrier ultime d’une civilisation en cours d’assainissement. Santonio, que rien n’arrête : ni la nuit, ni les convenances, ni la paix virginale des foyers primés par Cognacq. San-Antonio, le tyranneau de Bergerac, celui qui toujours fait marcher les autres sans jamais avancer lui-même. Je déverse à vos pieds menus un tombereau d’excuses plus ou moins bien famées et vous supplie de me passer d’urgence le brasero endormi à votre admirable côté, ma jolie.

Bousculée par cet élan oratoire, elle bredouille des choses assez vagues, comme quoi, si je résume bien, je devrais avoir fortement honte et aller me faire sodomiser par d’aimables Hellènes. Je lui promets d’y penser. Elle continue d’interférer en me demandant de quoi il retourne. Je lui explique qu’il y a du nouveau à propos de la Révocation de l’Edit de Nantes et que le bon président Mitterrand, né à Marignane en 1515, souhaiterait qu’on éclaircisse cette affaire pendant la nuit afin qu’elle puisse être publiée dans une édition spéciale de France-Soir. Il voudrait faire rentrer tous les exilés protestants de Suisse afin de créer un afflux de capitaux, comprenez-vous ?

La duégnette grince alors que je suis trop bourré d’esprit pour que ses trompes d’Eustache soient capables de m’héberger dix secondes de mieux et me passe le Rouquemoute.

Mathias, tu le connais : c’est l’hyper-zélé tout azimut. En tant qu’époux, en tant que flic (et en tant qu’hullant) comme disait le cher Marcel Proust en trempant le biscuit. (Des madeleines de préférence. Il aurait trempé des Petits Lu on n’aurait jamais plus causé de lui. Et pourtant, les Petits Lu sont autrement délectables que des madeleines spongieuses, non ?)

Pris entre l’arbre san-antonien et l’écorce marâtrale, mal arraché aux filaments du rêve où son sub jouait relâche (il se voyait sur une plage des Caraïbes avec une gonzesse pour couverture de magazine porno), le malheureux m’assure qu’il écoute. Dans son espace vital, trop exigu pour être vraiment vital, ou pour le moins vivable, ça se met à chougner, à glapir, à crier ; véritable orgue barbaresque où tous les instruments d’un concert de chiares sont rassemblés : hautbois, flûte, contrebasse à cornes, larmes, effroi nocturne, j’ai soif, pipi, caca, dodo ! La pondeuse à haute fréquence est débordée et va border pourtant, de-ci, de-là, cahin-caha.

— Pardon, Rouillé, je sème la merde dans ton terrier de garennes, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas grave, monsieur le commissaire.

A quoi, dame Mathias vocifère dans la région limitrophe que si c’est pas grave, j’ai qu’à venir préparer les biberons réendormeurs, bercer les dégénérés que l’immobilité terrorise, etc.

— Tu vas te lever, Blondinet, foncer à la Grande Taule et déterrer le dossier de l’Affaire Maurer qui remonte à deux piges : rapt d’enfant.

— Je me rappelle parfaitement l’affaire, monsieur le commissaire. Tout ce qui touche aux chers petits innocents, moi vous me connaissez ?

— Oui, Mathias, je te connais, et c’est pourquoi je fais appel à toi.

Le cramé ajoute :

— La maman du petit Julien est passée à la télé il y a…

— Je sais, soupiré-je. Je veux que tu t’attaches à la voiture du kidnappeur. A cette époque, Bruno Formide, le sadique, possédait une vieille Triumph blanche. C’est dans le coffre de ladite qu’on a retrouvé les vêtements du petit ; la trace de ses pneus…

— Oui, oui, je suis au courant.

— J’entends que tu retrouves l’endroit où Formide garait sa bagnole à l’époque. Et si tu pouvais même récupérer le véhicule, ça ne serait pas plus mal. Dès que tu as du neuf, appelle-moi à mon numéro privé.

— J’y vais, monsieur le commissaire.

— Embrasse tes petits pour moi, Mathias, mais après le boulot car ça te prendrait trop de temps.

Je n’ai pas plutôt raccroché qu’on me passe une communication : l’un des chauffeurs de tout à l’heure qui prétend avoir aperçu un homme tenant un enfant par la main, rue Legendre. Ils ont pénétré dans un immeuble, au 18, si bien qu’il n’a pu intervenir. Je lui demande la description du couple ; mon espoir tombe quand il m’avoue qu’il s’agit d’un gros type et d’un petit jeune homme d’une quatorzaine d’années. Les gens sont cons. Tu leur expliques, mais ça ne sert à rien. Personne n’écoute personne. Merci quand même.


Et tu ne trouves pas étrange, toi, que je reste ainsi, face à la gare d’Austerlitz, dans ma bagnole qui pue encore Béru ? Pas moyen de me tailler. Pour aller où ? Rentrer chez moi m’est impossible. Je veille le drame, comme on assiste un agonisant. Je veux récupérer Toinet, le réoffrir à Félicie ; bref, réparer ma connerie. Rouler au hasard ? A quoi bon ? Paris compte des milliers de kilomètres de rues, avenues, boulevards… Et puis à présent, Bruno-le-Rouge et Tony-le-Brave ne sont plus en vadrouille. Ils ont trouvé un gîte. C’est maintenant que le gamin, vaincu par le sommeil, est vraiment en danger. Formide qui se connaît, qui connaît son problème, qui peut parler de son cas avec lucidité, le sait mieux que moi puisqu’il me l’a dit. Étrange personnage. Ce n’est pas un dément, mais un détraqué. Il se regarde agir. Mon espoir est dans la personnalité d’Antoine qui paraît l’avoir impressionné. Peut-être que, subjugué par le môme et subissant son influence, il l’épargnera. Pitié, Toi, là-haut, pour un charmant petit garçon qui risque la mort en croyant jouer au cow-boy. Pitié pour Tony-le-Brave !


Le biniou, encore ! Oui, sonne, sonne ! Il faut qu’on avance dans ce tunnel ! Il faut qu’un petit élément ajouté à un autre nous mène à Toinet, comme les cailloux semés conduisaient au Petit Poucet.

Enflée, cuivrée, majestueuse, vineuse aussi, la voix du Gros :

— Sana ? Userait-il une bonté d’ton effet que tu venasses chez Pinaud, il a des idées.

— Je ne peux pas quitter mon P.C., Alexandre-Benoît.

— Timore pas, merde ! Pointe-toi chez la Pinasse. Quand t’est-ce tu seras en bas de l’immeub’ jette un coup de claque-son, Maâme Pinaud descendra te faire un bout d’relève du temps qu’on s’espliquera. J’te dirais bien qu’on va s’pointer, moi et Mister la Carcasse, mais y l’a un vrai cul d’singe à ce point qu’il a remplacé son muscadet habituel par un trait de marron d’Inde. C’est quand même injuste, une vieille guenille qui s’nourrit d’l’air du temps, s’payer un oignon comme un bouquet d’dahlias ! C’serait moi, avec les féculents et les sauces fortes, on comprendrait mieux, et pourtant mon trou du cul, c’t’un vrai bijou, comme t’espliques ?

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