SECOND INTERLUDE B

Ils annonçaient tout un tas de conneries calamiteuses au Journal Téloché. Toinet les suivait d’un œil distrait, préférant de loin les pubes, dont certaines étaient très réussies.

Il perçut le crachotement du haut-parleur, et malgré la déformation de la voix, reconnut celle de Santonio. Il passa dans le magasin et écouta. La voix du grand se rapprochait. Il courut frapper à la porte de la salle de bains oh son pote Formide restait bouclardé en compagnie de la gentille droguiste.

— Hé ! Bruno, pointe-toi, y a Santonio qui te cause par haut-parleur.

Un court instant s’écoula. Formide, qui venait de transvaser le contenu de la bonbonne de fumant dans le bidet, sortit en éternuant, l’acide sulfurique lui picotant les trous de nez.

Toinet levait le doigt pour requérir son attention. Le dingue écouta. Effectivement, c’était la voix de son pote le flic :

— Je te jure, sur la tête du môme, Bruno, que c’est pour ton bien, uniquement pour ton bien : il faut qu’on bavarde trente secondes, pas davantage, sinon la situation va m’échapper et on ira droit dans les pestouilles insondables, mon grand !

Formide hocha la tête et regarda l’enfant d’un air flottant.

— Appelle-le pas, conseilla Toinet, il va nous situer. C’est tes coups de grelot de t’t à l’heure qu’ont été néfastes, je le sens. Trois, coup sur coup, ils ont dû repérer le central.

Bruno réfléchit à haute voix :

— S’ils ont repéré le central, ils savent donc que nous sommes dans le quartier.

— Mouais, mais faut qu’y nous trouvent ! Ça va prendre du temps.

La voix de San-Antonio poursuivait son œuvre exhortante. Bruno sentit qu’il ne pourrait lui résister ; une sympathie contre laquelle il luttait mal était née entre lui et le commissaire. Il comprenait parfaitement que l’autre se trouvait derrière la grille, cependant il avait la certitude que San-Antonio ne lui voulait pas de mal, malgré le vilain tour qu’il lui avait joué. Tant que le gamin serait sain et sauf, il n’aurait rien à redouter de lui.

— Puisqu’il sait que nous sommes dans le coin…

Il se tut, considéra la frimousse espiègle de Toinet et murmura en lui ébouriffant les cheveux :

— Tu n’as donc pas confiance en lui ?

— Si, répondit le gosse, mais on se marre bien, j’ai pas envie que ça finisse.

— Tout finit, soupira Formide. Les gens ne pensent jamais à cette fatalité. Gens et choses commencent, durent et s’achèvent. Et lorsqu’ils ne s’achèvent pas assez vite, ils nous fatiguent et nous les fuyons ou les détruisons.

— Alors ils vont te reprendre, Bruno.

— Je le sais bien. En m’évadant de l’asile je le savais. On se cramponne à des instants. Le moment, il n’y a que cela dont nous soyons sûrs. Il est pareil au frottement d’une allumette. Une flamme se produit, court le long d’une bûchette de bois, et vient te brûler si tu ne l’éteins pas avant. C’est à nous de savoir faire cesser les bons moments à temps, parce que les flammes sont belles, mais qu’elles brûlent. Me fais-je bien comprendre ?

— Alors, téléphone, fit Toinet, écœuré. Seulement moi, à ta place…

— Que ferais-tu ?

— J’aurais à cœur d’aller jusqu’au bout, et tant pis si ça brûle. Mais je ne suis qu’un môme, alors j’ai pas de mérite à être courageux.

Frappé par l’argumentation de son compagnon de « belle », Formide sourit. Il éprouvait une réelle tendresse pour Toinet. Il avait l’impression de le connaître depuis toujours.

— Chiche que je fais ce que tu m’ordonnes, petit prince !

— Vrai ! s’exclama le moufflet, rayonnant.

— Je ne te demande que quelques minutes pour terminer quelque chose. Réfléchis à notre plan d’action pendant ce temps.


Et Formide retourna se boucler dans la salle de bains où la droguiste tentait de se libérer des bandes Velpeau avec lesquelles le fou l’avait ligotée. Fidèle à sa nouvelle méthode, Bruno lui avait plaqué sur le museau une autre bande de sparadrap.

— Je vous fais attendre, pardonnez-moi, dit-il. C’est le gosse… Bon, où en étions-nous ? Ah ! oui…

Il ramassa la pièce de toile cirée amenée dans la salle d’eau et la noua à son cou, telle une immense serviette. Ensuite, il enfila des gants de caoutchouc, vendus en « promotion » par la boutiquière.

— Comme vous l’aurez sans doute remarqué, j’ai empli le bidet de fumant. Maintenant, je vais vous plonger la tête dedans. Cela va être un moment franchement atroce pour vous, j’en conviens, mais la fascination par l’horreur est d’une qualité unique, chère madame. Je ne pouvais laisser échapper pareille occasion.

La perspective d’une telle abomination survolta la droguiste. Elle eut un sursaut qui lui permit de se dresser à demi. Formide la repoussa du pied. Elle hurla. Le son étouffé par le bâillon ressemblait à la plainte d’un animal en tuage. Le fou la plaça sur le ventre et l’enjamba de manière à la maintenir entre ses mollets serrés.

Ensuite de quoi, il lui souleva le buste pour amener le visage de la commerçante à la hauteur du bidet plein.

Les vapeurs sulfureuses agressèrent les muqueuses et les yeux de la femme. Formide se retint de respirer. Il cueillit sa victime par les cheveux qu’elle portait longs, assurant bien cette tête au bout de ses pattes en forme de serres, et doucement enfonça la figure dans l’acide. Il sentit les soubresauts de la malheureuse grimper le long de son corps. Il y eut un effroyable bouillonnement, des odeurs sans nom. Et puis des bulles dans ce foisonnement.

— Je vais compter, pour passer le temps. Compter les secondes, annonça Formide. A la manière des parachutistes : zéro zéro un, zéro zéro deux, zéro zéro trois.

A zéro zéro trente-huit, le corps de la droguiste s’abandonna. Ce fut la mort qui, cette fois, escalada les longues jambes de Bruno Formide. Il compta néanmoins jusqu’à zéro zéro soixante car sa formation pédagogique l’incitait à se montrer méthodique.

Ayant assuré un bain de face d’une minute, il retira délicatement la tête pantelante du bidet. La figure de la commerçante était brûlée atrocement, rongée, rouge vif, énucléée, sanieuse. Formide eut un haut-le-cœur et se hâta de coltiner le cadavre jusqu’à la douche. Il le plaça en tas dans le bac de faïence, recouvrit la tête d’un linge de toilette puis ferma le volet pliable.

Après quoi, il se débarrassa de ses gants et de la toile cirée avant d’aller rejoindre Toinet. Malgré ses précautions, quelques fâcheuses éclaboussures commençaient à consteller le bas de sa jupe de trous de mite et une tache démangeante rongeait son avant-bras. « Les risques du plaisir », songea le dingue avec philosophie.

Le gamin jubilait.

— J’ai tout préparé, c’est au poil, Brunoche ! Tu vas m’en dire des nouvelles, mon mec ! Même dans les Jame Bonde t’auras pas vu ça !

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