Il existe six pavillons dans cet asile, disposés en rond sur un grand terrain jadis agricole. Le centre constitue le lieu de promenade pour les pensionnaires. Une pelouse malvenue, complantée d’arbrisseaux renâcleurs et dotée de bancs en Fibrociment cherche à agrémenter l’espace circulaire, mais il s’en dégage une impression désespérante de terrain à tout jamais vague. Des malades errent par les sentiers galeux, en marmonnant leurs problèmes. Certains occupent les bancs et y restent prostrés. D’autres se groupent pour une discussion dont la perspective seule me fait frémir. Je suis obligé de penser très fort à Félicie pour ne pas hurler et détaler. Mais où irais-je ? L’établissement est cerné d’un grillage aussi haut que celui qui entoure un jeu de golf quand il borde une route, avec trois rangées de barbelés au sommet, pour faire le bon poids. Et l’entrée est aussi redoutable que celle d’une prison. Un traczir monstre m’empare. Tu sais quoi, chérie ? Tu donnes ta langue ? Donne ! Moi je donnerai la mienne au chat que tu voudras ! Je viens de penser que seul le Vieux est dans la combine et sait où je me trouve. S’il lui arrivait un turbin, je serais bloqué dans cet asile. Et va-t’en crier « pouce, je ne joue plus ! » Pour un psychiatre, le signe le plus probant de la folie chez un patient réside dans sa prétention à être sain d’esprit.
Alors, très fort, je prie pour la santé du Dabe, qu’il se porte comme un charme, voire, en sus, comme toute une forêt de charmes ! Qu’il prenne bien son sirop contre la toux, ainsi que ses vitamines, le chéri ! Que son chauffeur le drive à 40 à l’heure, et qu’il tienne bon la rampe en descendant l’escadrin. Les dames occupent les pavillons A.B.C., les hommes, les pavillons D.E.F. Chaque construction est affectée à une catégorie de malades. Par veine, mon rôle de composition m’a valu d’être bouclardé dans le même bâtiment que Bruno Formide. Je me suis fait projeter des photos super-agrandies du gaillard, de manière à le retapisser au premier coup d’œil.
Mes deux infirmiers-geôliers m’introduisent en ces lieux désespérants où les portes sont sans loquet, on les ouvre avec une clé et les referme aussitôt entré. Les fenêtres ne comportent pas d’espagnolette, là encore c’est une clé qui permet de les actionner, bien que, de l’autre côté, il y ait des barreaux. Oh ! ceux-ci sont ouvragés, genre espagnol olé ! olé ! mais tout aussi implacables que des barreaux de prison.
Le pavillon F est dirigé par un gros mec porcin dont la blouse est d’un bleu épinard aussi agréable à l’œil qu’une bouse de vache géante. Son regard continuellement assoupi vigile néanmoins au fond de deux cavités obliques.
L’un de mes mentors lui tend mon dossier. Le gros gusman l’ouvre, jette un œil à mon nom…
— Tu t’appelles Saint-Antoine ? me demande-t-il.
— Exactement, Votre Honneur, avec deux « 1 » à Saint.
Le gros hoche la tête et jette d’un geste dégoûté mon dossier sur son bureau de bois blanc recouvert d’un très beau lino jaspé.
— Lit No 24, dit-il. Ii se tient tranquille, j’espère ? Enfin, nous verrons bien.
Il réprime un merveilleux rot parfumé à l’ail et nous fait signe d’évacuer le terrain, à moins qu’il n’évente ses propres miasmes ?
On franchit de nouvelles lourdes sans loquet, on arpente un couloir peint en jaune vérole, des portes encore, et puis voici un grand salon meublé d’osier, où des louftingues passent un temps infiniment misérable, devant des cartes à jouer ou la téloche. J’examine ce pauvre monde d’une œillée captatrice, comme l’écrit Claudel dans son Ode au président Mitterrand, et n’ai aucune peine, mais par contre la joie, d’aviser Bruno Formide assis près de la fenêtre dans un fauteuil, occupé à lire la vie édifiante de saint Tignasse de l’Aloyau qui fonda l’ordre des Jésuites. Franchement j’ai du vase, bien que n’étant pas natif de Soissons. Venir dans cet asile pour y contacter un louf et le côtoyer d’entrée de jeu, ces choses-là n’arrivent qu’à moi, et encore parce que je suis un romancier qui ne se casse pas le chou. Tu serais tombé sur un tourmenté de l’affabulation, t’en avais pour deux pleins chapitres avant que s’établisse le contact souhaité. Tandis que mézigue, c’est du droit au but. On a pas le temps de faire de la broderie, mon gars. On taille dans la masse. Sana, c’est le bûcheron de la littérature. Il sculpte à la cognée. Sa prose, espère, c’est pas du Louis XVI branlant. Mes romans sont de style roman, voire même romand quand l’action se déroule au bord du Léman.
Donc, je retapisse Formide.
On me conduit au dormitoir. Il est conçu pour vingt-quatre lits (deux rangées de douze). Un rideau coulissant isole chaque plumard, à l’ancienne mode, façon Hôtel-Dieu des temps jadis. Mon paddock étant le dernier, je bénéficie d’un mur et d’un rideau.
L’un des cadors me dit :
— C’est ton lit. Vingt-quatre. Tu te rappelleras. Deux et quatre ! Tâche moyen de pas te gourer. Je mets ta valise dans le placard qui est à côté. Placard, valise ! Tu piges ?
— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, réponds-je.
Les deux gorilles se retirent.
Les seules lourdes pouvant être mues par les pensionnaires sont les deux portes coulissantes séparant le dortoir du salon. Je m’hâte d’y retourner. A la télé on passe un documentaire sensationnel sur la manière de greffer les rosiers. La moitié des sinoques agglutinés en salivent d’émotion, tant tellement que c’est superbe. Je regarde un instant. Puis je fais mine de musarder. Un infirmier surveille tout ce joli monde, assis à califourchon sur sa chaise, les bras au dossier, dans cette posture qu’affectionne Philippe Bouvard quand il demande à des cons la manière qu’ils déconnent et combien ça leur rapporte. Le gars est plus roux que mon cher Mathias. Rouquin à ce point, y a insulte à la race blanche ; on a l’impression qu’il est en flammes, ce mec. L’envie te prend de bondir sur l’extincteur pour l’arroser de mousse carbonique. Il me regarde sans passion, se contentant de me faire signe d’approcher, ce dont je.
— C’est toi, le nouveau ?
— Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, mon frère, lui rétorqué-je.
Comme il en a entendu d’autres, il ne se formalise pas.
— Ton nom, c’est comment ?
— Archiduc Antoine de Saint-Antoine.
— Au poil, j’avais déjà Napoléon Ier, le tsar Nicolas II et le roi de Suisse, la cour du Pavillon F s’agrandit. Mon nom, à moi, plus simplement, c’est Emile Rogardin, mais Votre Altesse peut me dire Milou, tout bêtement, si ça ne lui écorche pas la gueule.
Il sourit. Pas méchant.
— Si t’as besoin de quelque chose d’autre qu’un carrosse ou une chasse à courre, tu me demandes.
— Bien, mon frère.
— Tu peux me tutoyer ; ici, tout le monde tutoie tout le monde, c’est le docteur Mansky qui le demande : ça crée des liens d’amitié.
— Je n’y manquerai pas, monsieur le professeur, sitôt que j’aurai reçu mon visa pour le Paraguay. Vous m’êtes très sympathique et je vous ferai virer cent dix milliards de nouveaux francs pour vos recherches sur la tulipe cancérigène.
— Vous êtes bien aimable, m’sieur l’archiduc.
Je le quitte pour aller contempler des joueurs de cartes. Ils font une partie assez compliquée du fait qu’ils sont trois, que l’un joue à la belote, le second au poker et le troisième au bridge, mais tout se passe bien, en silence, alors que des chamailleries pourraient s’ensuivre.
Après un instant d’intérêt, je gagne enfin la fenêtre près de laquelle lit l’objet de ma sombre équipée.
Coup de projo sur l’abominable Bruno Formide, please ! Pour commencer, laisse-moi te dire qu’il n’a rien d’un sanglant tueur d’enfants. C’est un être très inoffensif d’apparence, ce qui explique que ses jeunes victimes ne manifestent aucune crainte lorsqu’il les prend par la main pour les embarquer. Il serait presque joli garçon, s’il n’avait le front particulièrement étroit. C’est un gars encore jeune, de teint très pâle, avec des yeux émerveillés, bleu foncé, et une bouche charnue qu’on sent prête à sourire.
A la manière dont il lit, jambes croisées, bras négligemment posés sur l’accoudoir de son fauteuil d’osier, on sent un être plein d’aisance.
Je traîne un siège dans son espace vital.
— C’est bien ? demandé-je.
Il relève le nez de son bouquin. Et alors, dans un éclair, je me dis que cet homme n’est pas fou ; du moins pas comme l’entend le commun des mortels. Il a eu, dans le mouvement pour se détacher de son livre, une expression des plus lucides, urbaines, avec, doucement réprimée, l’ombre d’un agacement.
Il me découvre, paraît quelque peu surpris par ce nouveau visage, et hoche la tête (il ne peut pas branler le chef, ce dernier préparant le repas du soir[1]) :
— Assez, dit-il ; je suis fasciné par le tempérament à la fois mystique et réaliste d’Ignace de Loyola. J’avais lu ses Exercices spirituels et y avais pris grand plaisir. Sa Compagnie de Jésus représente à mes yeux une espèce d’épopée du seizième siècle.
Et poum !
Pour un sadique sanguinaire, il tient des converses de haut niveau, ce gus, non ?
— Il y a longtemps que vous êtes ici ? demandé-je.
Il hausse les épaules.
— Ce qui importe, c’est celui qui me reste à y vivre.
— On vous laisse espérer une sortie imminente ?
Un air de profond désarroi assombrit son visage.
— Plaise à Dieu qu’on m’y garde encore longtemps, murmure Bruno Formide.
— La pension vous est agréable ?
— Elle est à tout prendre préférable à la prison. Lorsque j’y suis venu je risquais la peine de mort ; maintenant les choses ont changé. Quand bien même ce nouveau régime ferait faillite, il aurait laissé une œuvre impérissable en abolissant la peine capitale.
— Tout à fait de votre avis, renchéris-je avec force ; si je comprends bien, vous êtes dans mon cas ?
— C’est-à-dire ?
— On vous a enfermé à la suite d’une décision de justice ?
— Exactement.
— Est-il indiscret de vous demander les raisons ?
— Mes fantasmes m’ont poussé à mettre à mal deux petits garçons ; quand on m’a arrêté, j’ai senti le froid du couperet sur ma nuque. Le populo ne plaisante pas avec ce genre de choses.
Son ton badin, la légèreté un peu snob avec laquelle il parle de ses abominations me flanquent tout à la fois envie de gerber et de lui mettre un coup de boule dans les badigoinces car j’aurais répugnance à le toucher, fût-ce avec mes phalanges. On ne touche pas quelqu’un avec ses cheveux. C’est dégueulasse des tifs, tout de suite gras si l’on n’y prend garde.
Je détourne les yeux. Pas lui laisser découvrir mon aversion, mais ce satané Formide est un homme intelligent. Fou, mais intelligent, ce qui non seulement est fort compatible, mais s’affirme complémentaire.
— Je vous dégoûte ?
Je secoue la tête.
— Chacun ses problèmes, moi c’est les femmes que j’ai tendance à malmener.
— Meurtres ?
— Pas aboutis, ma victime, comme ils disent, en a réchappé et a donc pu me dénoncer.
— C’était votre première pulsion fâcheuse ?
— Pas exactement, disons que les précédentes s’étaient terminées à l’amiable. Et vous, votre… tableau de chasse se limite à deux ?
— A deux, homologués, ricane Bruno Formide ; des expériences précédentes ont passé pour des accidents. Et puis vous savez ce que c’est ? On s’enhardit, l’impunité met en confiance et c’est là que la négligence vous piège.
Je souris d’un air finaud. Le froid cynisme de cet homme est effroyable. En lui réside sa folie. Il paraît sain d’esprit, il est capable de parler de son cas en termes châtiés. Ses mots, ses expressions sont ceux d’un type lucide. Il lui est aisé de faire accroire qu’il a possédé les psychiatres, mais au bout d’un moment, on s’aperçoit que la démence est bien là, implacable. Je décide de ne pas le questionner davantage, car il est trop fine mouche pour tomber longtemps dans le panneau.
— C’est calamiteux, la vie ici ? demandé-je.
— Oui, si l’on a le moindre contact avec les pensionnaires ; mais elle devient tolérable quand on peut se marginaliser. Bande à part, vous comprenez ? La quarantaine. Se préserver : lire et pratiquer un maximum de culture physique, d’ailleurs la direction encourage cette hygiène de vie. Surtout pas de violence. La politesse, la bonne humeur ! Ne pas chercher à jouer les fous ; les laisser douter de votre cas. Il faut qu’ils se demandent si votre internement est justifié. Seulement, parfois, vous vous mettez à regarder le toubib ou un infirmier droit aux yeux, comme ceci…
Il plonge son regard dans le mien et j’éprouve des picotements le long de l’échine (populaire). Ces yeux révèlent tout : les abysses de l’âme, son complet dérèglement.
— Vous comprenez, cher nouveau ?
— Mon nom est Antoine, dis-je.
— Le mien : Bruno. Vous savez que vous paraissez absolument sain d’esprit ?
Mettant à profit le conseil qu’il vient de me donner, je riposte :
— Peut-être parce que je le suis ?
Et je le regarde droit au fond de l’âme à mon tour. Brrr !