C’est Noël à la maison.
En plein mois de mai !
Mais un super-Noël : en l’occurrence, la Fête des Mères.
Et la mienne rayonne. Elle pleure doucement, intarissablement, à douces larmettes imperceptibles, claires comme de l’eau de roche et qui ne lui rougissent pas les yeux.
Elle pleure comme elle pleurait au début de ce livre, mais à l’envers.
Menu de roi.
De gala !
J’attends une visite.
Pourquoi tarde-t-elle ? La circulation ? Oui, ça se complique de jour en jour. Mais bientôt on sera en cartes, tous ; et ouf ! On aura droit à quatre heures de tuture par semaine, à prendre à moment fixe, sur itinéraire prévu. Plan de route, comme le plan de vol des zavions. La vie de demain, que dis-je : de tout à l’heure ! Existence à la carte. Perforée ! L’homme, perforé biologiquement, le devient socialement. Le trou a pris le pouvoir. Il règne sur la planète ! Trou ! Trou ! Lala itou ! On s’achemine. On est trop ! On s’entr’meurt ! On se prolonge grâce aux petits trous en attendant le tout grand trou final ! Nous descendrons aux cieux et serons assis à la droite du Trou !
Coup de sornette, ou de sonnette, en coulisse (trombone à). Maman confusionne déjà.
— Je vais lui ouvrir, dit-elle.
Marie-Marie chope le gosse par la main et quitte la pièce. Et puis ça grommeluche hors champ, et m’man revient, intimidée, déçue et inquiète, escortée du Vieux.
Lui, tu le verrais : inouï.
Vieil imper. Dessous : jean, veste de toile, polo. Il tient une gapette à la main ; pas la bâchouze irlandoche, style gentleman ridé (ou rider), mais de la casquette prolétaire, un peu polack de style.
Il se campe dans l’encadrement, théâtral. Méphisto en train de faire l’« S ». Œil bleu mais bourré de cloaque d’âme. Bouche serrée comme un coup de canif. Il darde.
— Salut, m’adresse-t-il sobrement.
Le ton est glaciaire, hostile.
Il mate la table de fête, endentellée et surchargée de victuailles délicates.
— On ne se laisse pas abattre, remarque-t-il.
— Non, monsieur le directeur : on fête.
— Vous fêtez quoi ? La fugue de Bruno Formide, toujours introuvable et qui en est à son cinquième meurtre ? Je vous accorde qu’il ne tue plus que des femmes, mais quand même, ce sont des êtres humains comme les autres, non ? Vous oseriez prétendre le contraire ?
— Non, monsieur le directeur.
— C’est heureux. Bon, d’accord, vous avez récupéré votre môme, mais le plus gros reste à faire. La presse s’en prend à moi. On me traite d’incapable. Moi, en plein régime socialiste ! Moi qui me maintiens avec tant de peine, par un prodige quotidien de diplomatie, en brandissant des dossiers brûlants de-ci, de-là, pour calmer le jeu. Vous avez vu comment je me fringue ? Et vous voulez savoir le pire ? Ma Rolls ! Bernique ! Je circule en Renault 5, mon ami. Ma Rolls roule devant moi, en douce, pilotée par mon vieux chauffeur anglais. J’en suis là : je n’en jouis plus que de l’extérieur. J’ai dû la mettre en société. Je la regarde, elle est si belle. De l’intérieur je ne m’en rendais pas compte. C’est un tout, il faut la contempler, aux prises avec la circulation. Tous ces paltoquets qui l’insultent, la souillent de crachats. Quand elle est à l’arrêt, certains la compissent. Bien sûr je les fais arrêter : « outrage à la pudeur sur la voie publique » ; mais je n’ai pas l’esprit de revanche. Posséder une telle merveille et se contenter de la regarder de loin, comme un vieillard paralysé regarde les évolutions d’une planche à voile ! O Dieu, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et par-dessus le marché… Tenez, ça c’est Libération.
Il arrache un journal de sa poche et le jette sur la table.
— Ils ont eu l’audace de publier ma photo à côté de celle de Formide. Et les légendes, dites, l’ami, vous avez lu, les légendes ? Lisez ! Sous mon portrait : « Pas si flic que ça ! » Sous celui de Formide : « Pas si fou que ça ! » C’est devenu Fantomas, ce bonhomme.
« Voilà trois jours que ça dure ! Ma démission a déjà été évoquée par M. le ministre de l’Intérieur, le pauvre. Il sent monter la vague, comprenons-le. Et vous, à table ! Que vois-je : filets de sole au champagne. Et dans la cuisine, des profiteroles vous attendent, ainsi qu’une tarte au citron, ne dites pas le contraire, San-Antonio, ah ! surtout ne dites pas le contraire : je les ai vus, de mes yeux vus en passant.
— Monsieur le directeur, contre-attaqué-je, je tiens une grande nouvelle à votre disposition, qui risque de faire diversion et de vous valoir des lauriers en or massif.
Là, il se tait. Son œil désenglue, redevient limpide comme la mer des Caraïbes (selon ce que le gogo s’imagine). Il ôte son imperméable, le dépose sur un dossier et s’assoit devant une assiette.
— Servez-vous, monsieur le directeur, propose humblement ma mère.
Achille grogne et puise dans le plat de filets de soles.
— Je vous écoute, mon garçon ; alors, cette grande nouvelle ?
— Vous êtes bien assis ?
— Foin de ces préambules, parlez !
— J’ai solutionné l’affaire Maurer, monsieur le directeur.
Il mangeote une bouchée de poisson, la fait passer d’un coup de Meursault choisi, bien fraîchouillard.
— Qu’appelez-vous solutionné ? Elle l’était, non ?
— Non. Formide n’a jamais voulu endosser la paternité de ce meurtre, si je puis dire.
« En réalité, il n’est pour rien dans ce rapt. »
— Ah ! vraiment ?
— Je suis en mesure de le prouver.
— Et vous tenez le coupable ?
— Je tiens même beaucoup mieux que cela.
— C’est-à-dire ?
— Marie-Marie ! hélé-je à la cantonade.
La Musaraigne se pointe, toute fraîche et pure, et rosissante, tenant par la main un délicieux bambin blond.
— Voici le petit Julien Maurer, monsieur le directeur.
Alors là ! Alors là, Achille, pardon ! L’Odéon d’avant-guerre ! Debout, la main droite agrippant ses hardes au niveau de la poitrine, l’autre posée sur le dossier de sa chaise. Tu veux-t-il que je te dise ? Rouget de l’Isle testant son futur tube dans les salons de ce notable Alsaco.
— On rêve ! Se peut-ce ? Deux ans après ? Mon gamin, mon amour ! Viens dire bonjour à tonton Achille. Fait arrrh ! Donne un bisou ! Ce que tu as grandi ! Mais tu es un homme ! Et il me ressemble, non ? Ces yeux bleus…
Il se jette sur l’enfant, le hisse, l’étreint, le bécote, le gilberte, le mange. Lui gazouille des trucs, des choses.
— San-Antonio, il faut m’expliquer. Depuis quand ?
— Il vient d’arriver. J’ai téléphoné à sa mère de nous rejoindre ici, je tiens à lui apprendre ce miracle avec ménagement ; le bonheur est aussi dur à encaisser que le malheur.
— Mais et la presse, San-Antonio ? Hein ! Et moi ! Vous alliez m’appeler quand, moi ? Le téléphone, vite ! Descends de mes genoux, mon angelot. Lâche mon cou. Lâche, mon bijou ! Tu veux lâcher tonton, bourrique ! Il est chiant comme la grève, ce petit con !
Il finit par se débarrasser de l’étreinte du gamin farceur pour se jeter sur notre bigophone et alerter son service de presse. Il veut tout : radio, télé, presse écrite. Et que ça saute !
Il jubile.
— Alors, racontez, racontez ! fait-il en revenant. Je leur dis quoi, aux journalistes !
— Tout cela est une navrante histoire, bête comme la lune, monsieur le directeur.
— Mais encore ? Metz-Angkor ? Mets en corps ? Messe an cor ? trépigne mon vénérable boss.
— Les enquêteurs de l’époque ont laissé passer un indice capital et qui, dans cette affaire détermine tout : le ravisseur supposé (en l’occurrence Formide) remisait sa voiture dans l’un des garages gérés par le beau-père de l’enfant kidnappé.
« Ce détail m’a tracassé. N’oublions pas qu’avant la disparition de Julien, Formide avait un avis de recherche aux miches depuis plusieurs jours.
« Qu’il soit revenu chercher sa Triumph rue d’Alésia alors que toutes les polices lui couraient après relevait de la connerie. Or cet homme est fou mais pas con. Je me suis donc dit qu’il fallait voir les choses sous un autre angle. Le contremaître du garage en question, a tout de suite su qu’il hébergeait la voiture du fou sanguinaire. Au lieu de prévenir la police, il en a référé à sa direction, ce qui est parfaitement logique. Ce faisant, il est tombé sur la secrétaire privée de Maurer, une certaine Mlle Courjus. Fille de la haute bourgeoisie, comme l’on écrivait dans la Veillée des Chaumines de jadis, cette personne a voué sa vie à son patron. C’est un être farouche, la femme d’un seul amour, mais passionné. Lorsqu’elle a appris ce détail à son superbe amant, celui-ci n’a pas réagi tout de suite ; mais très rapidement, le plus odieux des plans s’est ourdi (toujours pour user du style Veillée des Chaumières dans son esprit). »
— Taisez-vous ! aboie le Vieux, si brusquement que mon dentier se décrocherait si j’avais le bonheur d’en porter un (on n’est jamais assez prothésé). Taisez-vous ! redit-il, une octave ou une gustave plus bas ! Vu, compris, pigé, plus un mot ! On se tait, Antonio ! On laisse parler son monsieur le directeur ! Il sait tout, son monsieur le directeur, à l’Antonio de mes fesses ! Maurer s’est servi de la Triumph pour aller kidnapper son beau-fils. Pardine ! Il savait à quelles heures le garage se trouvait sans surveillance, à quelle heure le bambin ici présent allait jouer dans le parc. Il connaissait la petite porte, le chemin creux, le reste ! Le gosse le suit sans difficulté, et pour cause : il l’appelle papa ! Moi, pourtant vieux finaud j’appelle un type papa, je le suis ! Logique.
Un temps.
— Vous ne suivriez pas un monsieur que vous appelez papa, vous ? Si ? Bravo ! Maurer embarque donc son mignon beau-fils. Vous comprenez ce que je vous explique là, San-Antonio ? Vous avez beau n’être qu’un subalterne, vous pouvez suivre, non ? Parfait ! Le vilain kidnappe ce chérubin et abandonne ensuite l’auto de Formide après y avoir glissé les vêtements de cet ange. Crime parfait ! Oh ! le sale salaud ! Des hommes pareils ! Jouer avec le cœur d’une malheureuse mère !
— Et après, monsieur le directeur ? questionné-je d’un ton angélique (Marquise des Anges).
Le vieux matamore semble pondu par sa rêverie hallucinante, il en sort comme un veau du ventre maternel, ahuri et visqueux.
— Quoi, après ?
— Qu’a-t-il fait de l’enfant ? Qu’en a-t-il fait pendant les deux années qui viennent de s’écouler ?
Le Dirlo, furax, met ses mains sur les hanches.
— Non, mais écoutez-moi ce grand pendard qui se paye la tête de son monsieur le directeur ! En pleine gauche au pouvoir ! Une tête qui ne tient encore aux épaules que parce que le fer du sabre était aiguisé au point de pouvoir fendre en deux une tige de muguet. Non, mais merde, mon garçon ! Et même merdre, comme dirait Jarry que tout le monde cite mais que personne ne lit. Futé, va ! Vous le savez, vous, où il a caché le gosse ?
— Oui, monsieur le directeur, puisque j’ai récupéré Julien.
— Très bien, donnez votre langue au chat et dites-le !
— En Belgique, monsieur le directeur, où Maurer possède une vieille maison de vacances qui lui vient de sa famille originaire d’Anvers (qui vaut l’endroit !).
— Et qui donc le gardait, ce petit moutard de mes fesses ?
— Au début, une vieille bonne flamande à demi gâteuse qui ne parlait pas français et ignora tout de l’affaire. Elle est décédée l’an dernier et alors c’est Mlle Courjus, la dévouée secrétaire-maîtresse de Maurer qui l’a remplacée. Belle histoire d’amour, patron. Cette fille stoïque, qui fut aimée un temps par son patron et qui, ayant cessé de l’être n’en resta pas moins fanatisée par celui-ci, au point de devenir sa complice. Elle quitta la société des Garages et se voua au petit Julien. De temps à autre, Maurer allait la relever pour qu’elle puisse faire des voyages à Paris. Marie-Marie qui est allée là-bas et a tout découvert, assure que le petit vivait dans le confort et que cette demoiselle Courjus l’entourait de soins vigilants, pas vrai, ma poule ?
— Cesse de m’appeler ma poule, surtout quand il y a du monde ! rebuffe-la Musaraigne.
— J’ai vu clair dans ce pot de ténèbres lorsque, l’autre jour, craignant que je renifle la vérité, Maurer a prétendu avoir à l’époque répondu à un chantage de Formide dans des circonstances identiques à celle dont usa le fou pour arracher du fric à la mère. Je sais reconnaître, à l’oreille, le cristal du verre blanc, monsieur le directeur, le mensonge de la fable. Ce type me bourrait la caisse. Partant, j’ai tout compris.
Le Vieux me tapote l’épaule.
— Vous avez parfaitement répondu à mes questions, l’ami. Je ferai quelque chose pour vous lorsque la droite reviendra. Maintenant, je vous révèle le mobile de ce rapt singulier ou vous essayez de le deviner tout seul ?
— Je vais tenter de trouver, réponds-je charitablement. Pour avoir vu un moment vivre le couple Maurer, je pense tout simplement, monsieur le directeur, qu’il s’agit, là encore, d’une histoire d’amour. Drame de la jalousie. La demoiselle Courjus est folle de Maurer, mais Maurer, lui, idolâtre son épouse ; les hommes sont pleins de folles contradictions. Il mourait de jalousie en voyant l’amour qu’elle portait à son enfant. Il a préféré la voir malheureuse que nageant dans la félicité maternelle. Je pense qu’il saura nous expliquer cela car il paraît intelligent, le bougre.
On carillonne à la grille. Je coule un coup de périscope par la fenêtre.
— Ah ! voilà la maman ! dis-je. J’espère que sa joie sera plus grande que sa peine.
Le Vieux regarde, bondit.
— Tudieu, mon ami, mais elle est ravissante, et même jolie, que dis-je : belle à crier. Attendez, je vais l’informer moi-même de ce grand bonheur indicible que je lui apporte. Vous, vous lui révélerez le crime odieux de son époux.
Il sort avec tant de précipitation qu’il en renverse sa chaise et ne la relève pas.
Là-dessus, le téléphone bouzigue et je vais décrocher.
Je reconnais l’organe affaibli et bêlard de Pinuche.
— Alors, où en es-tu, la Vioque ? questionné-je.
— On vient de me ramener chez moi, répond la Relique de sa voix d’outre-tombe.
— Parce que tu agonises ou parce que tu es guéri ?
— Je suis guéri. Le docteur m’a certifié que je n’aurai jamais plus d’hémorroïdes, ç’a été atroce, mais radical.
— Tu feras breveter la recette, La Pitié, ta fortune est faite.
Il ne réagit pas à la boutade, étant trop préoccupé pour déguster mon esprit délicat.
— Je viens de lire la presse de ces derniers jours, alors on n’a toujours pas retrouvé Formide ?
— Il semble s’être volatilisé après avoir éventré une chauffeuse de taxi et une marchande d’électroménager. J’en arrive à me demander s’il ne serait pas allé se balancer dans la Seine en fin de compte.
— Tu as interrogé Toinet ?
— Comment cela ?
— Dis-toi bien une chose, Antoine, c’est que Formide ne peut rien faire sans Toinet. A la lumière de ce qui s’est passé, si ton fou parvient à se cacher c’est parce que ton garnement lui a trouvé une planque.
Je ricane.
— Une planque ! Il faut bien qu’il bouffe, non ? Et le gosse ne bouge plus d’ici.
— Une planque où il peut lui apporter à manger, rectifie l’ancêtre.
Il se met à crier des « Allô ! Allô » dans le combiné que j’ai laissé pendre comme une belle truite sombre au bout de son fil. Je cours à corps machin, à perdre chose, jusqu’au petit pavillon au fond du jardin…
Et tu sais quoi ?
Oui, tu sais ?
T’as gagné !
Effectivement, Formide s’y trouve. Il tient Toinet sur son genou droit, Julien sur son gauche, et il est en train de leur raconter « Barbe-Bleue ».