INTERLUDE

Minouche-la-Nantie (ainsi surnommée parce qu’elle se traînait un cul d’au moins cinquante kilogrammes) tapinait rue de la Gloupe, non loin de la porte Saint-Martin, à deux pas de ce passage vitré qui part d’ici pour aller un peu plus loin. Vêtue d’une minijupette mousseuse qui ressemblait à un tutu, et d’un tee-shirt transparent qui ne celait rien de ses puissantes glandes mammaires, chaussée de bottes montantes, façon mousquetaire, un fouet à la main en guise de réticule (le pommeau du manche s’ouvrait, permettant l’accès à quelques fards de première urgence), Minouche traînait ses deux cent quatre livres (qui hélas n’avaient rien de sterling) sur douze mètres trente de trottoir, c’est-à-dire depuis la devanture d’un teinturier (la vitrine comportait une plante en pot et seize mouches mortes) jusqu’à l’échoppe d’un cordonnier italien natif de Padova, au visage grêlé, mais qui chantait O Sole mio à la perfection.

Énorme, terrifiante dans son accoutrement, cette amazone du cul ressemblait à une guerrière sauvage, capable de décapiter le sexe de ses victimes d’un seul coup de dents, voire de les engloutir en ses intimités, tels des suppositoires, dans ses périodes de surexcitation. Peinte en violence, la bouche comme une entrée de vieux cinéma de province, le regard démesuré[7] par des retouches noires, vertes et roses, la tapineuse fascinait le chaland.

Pourtant, rares étaient ceux qui se risquaient. Il y avait de l’ogresse chez cette femme. Le quidam moyen se complaisait à l’imaginer béante ; mais elle provoquait davantage la curiosité que la convoitise véritable ; aussi, après un examen d’ensemble, un repli de cuisse, le froncement d’un muscle de l’épaule, ou pire : un sourire, paniquaient chez l’éventuel partenaire. Le fouet qu’elle croyait tentant contribuait à mettre ses hypothétiques pratiques en fuite. Ceux qui « montaient » étaient d’authentiques dépravés, des risque-tout du radada, des téméraires de la fornique, des Demaison de l’alpinisme en viande. Ils la cornaquaient vaillamment, bravaient ses menaces tarifées, payaient ses sévices à la carte, puis s’en retournaient dans la vie, guère plus avancés que précédemment et confusément assouvis.

Minouche-la-Nantie venait d’écluser un petit noir, au rade du Zanzi-Bar, manière de combattre un début de rhume. Au lever, elle avait bien essayé d’amadouer son homme en faisant vibrer les murs de leur chambre par sa toux caverneuse ; elle avait même prétendu qu’une quinte inopportune suffisait à éjecter le patient hors de sa personne, mais Mohamed ne prêtait pas l’oreille à ce genre d’arguments. Eût-elle été plus tubarde que Marie Duplessis qui inspira à Dumas bis La Dame aux Camélias, que l’aimable Maghrébin ne l’aurait pas laissée sécher ses cours.

Minouche-la-Nantie, donc, tapinait rue de la Gloupe, s’arrêtant parfois pour vérifier que le décor familier restait bien conforme à ce qu’il était la veille. Elle nota avec intérêt qu’une dix-septième mouche figurait dans la vitrine du teinturier : une grosse mouche poilue aux yeux bleus. Cette modification profonde lui parut rompre la monotonie des jours. Elle adressa un sourire cloaqueux à Berthy-Peau d’Ange qui exploitait son fonds de commerce sur le trottoir d’en face. Il s’agissait d’une blonde mal cuite au teint frelaté, aussi appétissante que la crête enneigée d’un furoncle.

Comme elle cessait de sourire (chez les gros, la décélération est périlleuse), elle vit survenir (ou surviendre, si ça t’amuse, je m’en fous, c’est tout bon, l’essentiel étant de se faire comprendre) un curieux équipage. Il s’agissait d’une dame à l’allure masculine qui convoyait une énorme valise Samsonite astucieusement pourvue de roulettes et d’une poignée servant de volant. La survenante marchait d’un pas nonchalant, s’appliquant à retenir son bagage sollicité par la pente de la rue.

La personne susdite s’arrêta à quelque encablure de Minouche pour souffler. Son regard croisa celui de la pute et il s’y éveilla aussitôt un intérêt qui n’échappa pas à Minouche-la-Nantie. Il lui était déjà arrivé de « faire » des clientes. Le cas était infréquent, mais quelques donzelles viceloques, avides de sensations fortes, avaient déjà tenté l’expérience avec l’ogresse. Quelques coups de fouet judicieux, un broutage consciencieux (le surnom de Minouche résultait de sa spécialité dans l’art délicat de la fellation) avaient donné à ces friponnes l’impression d’une excursion aux enfers. Elles étaient rentrées chez elles avec des poils entre les dents et des provisions d’indulgence pour leur époux.

Flairant l’aubaine, Minouche-la-Nantie s’approcha de la femme à la valise.

— Tu sais que t’es mon genre, dans ton genre ? lui dit-elle fort civilement.

La dame hocha la tête.

— C’est réciproque, avoua-t-elle.

— Et pourquoi qu’alors on ne s’offrirait pas un beau moment d’extase ? demanda Minouche, pratique.

— Cela dépend de vos exigences, fit la dame valisée. Je ne suis pas très fortunée.

Minouche cligna de l’œil droit, parce que c’était celui qu’elle manœuvrait le plus aisément.

— Je raffole le gigot, ma belle, avoua-t-elle ; faut savoir s’offrir des folies dans la vie. Si tu aurais simplement deux Delacroix, j’suis ta petite femme aimante pour une demi-heure au moins.

Cette proposition honnête parut intéresser la dame. Elle supputa, puis donna son accord.

L’une suivant l’autre, elles passèrent le seuil d’un immeuble qui se fût mieux trouvé d’être érigé à Lambaréné, tant il était lépreux.

— Mon studio de travail est au troisième, dit Minouche-la-Nantie, tu veux-t-il bien laisser ta valise dans la remise à poubelles ?

— Sûrement pas, riposta la cliente.

Soucieuse de ne pas faire capoter l’affaire, Minouche n’insista pas.

— Je vais t’aider, dit-elle. Ça m’a l’air lourd, y a quoi là-dedans ?

— Des livres d’art, révéla la dame, je suis représentante en éditions rares.

— Ah, oui, à ce compte-là, je comprends que tu voudrais pas t’en dessaisir.

Elles hissèrent la valise jusqu’au troisième étage. La cage d’escalier puait comme le jour où l’on vide la fosse d’aisance. Les marches de pierre glissaient et des peintures rupestres déroulaient sur les murs des sarabandes de bites, de chattes et de « Riton est un enculé » du plus gracieux effet.


Le studio mesurait environ six mètres carrés. Il était meublé d’un lit en forme de baignoire, d’une chaise, d’un portemanteau, d’une vue de la Promenade des Anglais et d’un bidet installé depuis peu, si neuf dans ce misérable décor qu’on l’aurait cru fourni par la Maison Cartier.

La cliente déposa sa valise derrière le rideau masquant le bidet.

— Ouf ! fit-elle, en se déposant sur la chaise.

Minouche sourit.

— L’escadrin est rude, mais t’inquiète pas, ma belle, tu vas prendre un bon petit pied. A propos, tu penses à mon petit cadeau ?

La dame fouilla ses poches et en sortit une liasse qu’elle pluma de vingt mille anciens francs.

— Si t’en rajouterais un de mieux, fit l’ogresse, je te promets que tu toucherais pas terre !

Avec une complaisance déroutante, la michetonne se fendit d’un troisième talbin. Minouche-la-Nantie, accoutumée à d’âpres tractations, en fut déroutée. Elle se promit de revenir à la charge en cours d’ébats.

— Bon, alors c’est quoi, tes frivolités, ma poupoule ? demanda-t-elle en offrant sa bouche vertigineuse.

La dame ne répondit pas à l’invite.

— Toi toute nue, attachée sur ton lit.

L’ogresse sermonna du doigt.

— Tu serais pas une petite passionnée, ma grande ?

— Tant qu’à faire…

— Bien sûr. Seulement j’ai pas de cordes.

La dame sortit un rouleau de fil de nylon de sa poche.

— Moi, si.

— Oh ! mais dis donc, tu cherchais aventure, rigola Minouche, tu vas me brouter avec préméditation, petite salope.

Sans fausse honte, elle se défit de ses quelques hardes.

— Je garde mes bottes ?

— Naturellement. Maintenant étendez-vous, les bras et les jambes en croix de Saint-André.

Comme l’obèse ignorait tout du supplice subi par cet aimable saint, la dame le lui expliqua. Bonne pâte, Minouche se mit donc en « X » sur le lit. Sa cliente l’attacha par les chevilles et les poignets à chacun des pieds du sommier.

— Serre-moi pas trop, ça coupe, tes ficelles, recommanda-t-elle.

— Il y a des choses plus coupantes, dit philosophiquement la michetonne.

Quand ce fut terminé, la cliente contempla le tableau avec un intérêt passionné. Minouche se dit qu’elle montrait une curiosité pour son entrejambe qui n’était pas féminine. Elle semblait vouloir se renseigner.

— Et après, ma chérie ? lui demanda la grosse pute, mal à l’aise.

La cliente ouvrit son sac à main et en sortit du sparadrap. Elle en possédait de larges bandes prédécoupées, il ne restait qu’à retirer la pellicule isolante pour l’appliquer. Elle le fit.

— Qu’est-ce que tu comptes fiche ? s’inquiéta soudain Minouche-la-Nantie.

Ses énormes nichons flasques frissonnaient comme la mer après le passage d’un bateau.

La dame s’assit au bord du lit et, posément, appliqua le sparadrap sur la bouche de la pétasse qui se mit à grogner comme mille gorets affamés. Pour l’inciter au silence, la cliente lui pinça le nez.

Elle releva sa robe, très haut. Elle ne portait pas de culotte et Minouche, au comble de la terreur, vit qu’il s’agissait d’un homme. C’était la première fois qu’un sexe mâle la paniquait, malgré qu’il fût de dimensions modestes.

Ayant renseigné la prostituée sur une partie de son état civil, l’homme farfouilla à nouveau dans le réticule. Il en sortit un gros tube dont il dévissa le bouchon. Pendant qu’il agissait, Minouche eut le loisir de lire ce qui était imprimé sur le tube : « Toutien, colle extra-forte ».

Le client pressa le tube au-dessus du large visage peinturluré de Minouche. Il fit pleuvoir une quantité de virgules poisseuses sur la figure de la fille, les étala ensuite avec la queue aplatie du tube. Puis il ramena en avant les cheveux noirs qui formaient une crinière attilienne à la guerrière du macadam, les étala sur son avant-bras afin de constituer une espèce de rideau fourni et les déposa sur la couche de colle.

Un étrange masque noir s’abattit sur les traits de la putain. Elle avait l’air d’un animal mal défini des profondeurs amazoniennes. Ses soubresauts, ses grognements, ses frissons épidermiques entretenaient cette illusion.

— Maintenant, tu commences à être belle, dit l’homme. Il y a toujours quelque chose à tirer de l’individu le plus disgracié. Ta laideur fascinante se mue en un mystère bestial. C’est très excitant.

Il hésita sur l’exploitation sensorielle à tirer de la conjoncture. S’agenouilla entre les jambes de Minouche, s’aperçut alors que son physique ne partageait pas son émoi spirituel et se remit à la verticale.

— Décidément, ça va devenir une manie, soliloqua-t-il.

Il tira de son sac un couteau à la lame effilée. Vieil instrument de cuisine, affûté par l’usage, auquel une longue pomme de terre crue servait de fourreau.

L’individu promena le plat de la lame sur les grosses cuisses tumultueuses de la pute. Le triangle d’acier dévalait la chair molle, se perdait un instant dans un repli pour, aussitôt, escalader un renflement émaillé de cellulite. La malheureuse Minouche tenta l’impossible pour se défaire de ses liens, mais plus elle forçait sur eux, plus ils mordaient dans sa viandasse soufflée ; elle eut bientôt les poignets en sang.

— Ne vous agitez pas, la belle, fit son tortionnaire. A quoi bon regimber contre la fatalité ? Vous n’êtes plus qu’un gros poisson écœurant, genre silure, capturé par une nasse. Le sort distribue les rôles à sa guise, il se trouve qu’aujourd’hui vous soyez victime et moi bourreau. Je tiens un couteau et vous avez un ventre. Un sacré ventre, d’ailleurs ! Un ventre sur lequel d’autres individus plus déphasés que moi viennent danser une pauvre danse déjà macabre. Je vais donc, sans brutalité aucune, mais très fermement, enfoncer ce couteau dans ce ventre. Je partirai du nombril et découperai le plus bas possible. Une masse d’entrailles sortira du sac ; il me suffira de soulever le matelas pour qu’elle chute sur le plancher. Bien entendu, je suis fou, selon les critères en usage. La folie, pour reprendre le jargon de ces beaux savants, est un état de grâce. Elle est la source de plus ardentes tentations, partant, les plus intenses libérations. Quoi de plus beau qu’un fort désir bien assouvi ? Auparavant, je vais récupérer mes trois cents francs, il serait impie que votre souteneur touchât le prix de votre trépas.

Le micheton récupéra son bien. Le sac de la donzelle contenait quelques billets qu’il négligea sans hésiter. Il prit donc son argent et recula jusqu’au fond de la pièce, c’est-à-dire de deux pas.

— Je ne suis pas pressé, fit-il, concentrez-vous bien, ma chère petite ; la conscience du plus juste est encombrée de scories qu’il convient de déblayer avant de mourir. La vieille expression « rendre son âme à Dieu » sous-entend qu’on la lui rende propre.

Il eut un sourire léger, heureux.

Sans bruit, il quitta ses chaussures (des mocassins masculins) et demeura longtemps adossé au mur. Dans l’immeuble, des radios racontaient les malheurs de l’humanité par l’organe d’André Arnaud. Malgré la voix chaleureuse de ce dernier, tout ça était bigrement dégueulasse et flanquait l’envie d’aller ailleurs. Mais il n’y avait pas d’ailleurs, et c’était plus dégueulasse encore.

L’homme retenait son souffle en contemplant Minouche-la-Nantie en train de se démener, et de geindre, énorme, écœurante par toute sa bidoche malsaine. Sa grosse babasse à crinière béait. Le micheton avait envie de gerber, malgré tout, l’horreur de ce sexe le fascinait.

Il préparait son geste de mort, le vivait à l’avance, le projetait au ralenti dans son esprit écorné pour déguster son accomplissement.

Un sentiment de triomphe le dopait. Certitude d’une impunité radieuse, quel que soit le devenir de l’aventure. Ce qu’il vivait présentement était féerique. Ensuite viendrait la rentrée car cela ne pouvait durer toujours. Il était en vacances. Mais quelles vacances ! A l’instar des Japonais qui n’en prennent qu’une fois dans leur vie, il photographiait chaque seconde de son escapade pour constituer un fantastique album qui lui servirait à exister jusqu’à la fin de ses jours.

Au bout d’un instant, la pute cessa de s’agiter.

— Oh ! après tout, je m’en vais ! fit l’homme.

Il alla chercher sa grosse valise et la traîna sur le palier. Ensuite il revint.

— Je vous laisse attachée, quelqu’un finira bien par monter, non ? Votre jules, ou une collègue.

Il claqua la porte.

Minouche-la-Nantie crut, l’espace de quelques secondes, qu’il avait réellement quitté la pièce. Une joie démesurée souleva son énorme poitrine.

C’est l’instant que choisit le fou pour plonger son couteau dans son ventre, exactement là où il l’avait annoncé, c’est-à-dire en plein nombril : cible naturelle, faite pour un jeu de fléchettes.

Il saisit le manche à deux mains et trancha les tissus en tirant fortement à lui. Les chairs se déchirèrent. Une odeur affreuse jaillit dans la pièce. Le meurtrier stoppa au niveau du pubis. D’un œil intéressé, il considéra son travail. Puis il retira la lame et l’essuya avec le tutu de Minouche posé sur le dossier de la chaise. La lame retrouva le tubercule qui lui servait d’étui. L’homme se lava les mains dans le bidet.


De retour sur le palier, il demanda à la valise comment elle allait. La valise ne lui répondit pas. Il frappa contre la cloison dure sans obtenir de réponse. Alors il l’ouvrit. Toinet était installé en position de fœtus à l’intérieur. Il avait les traits violacés et avait perdu connaissance.

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