De la lumière brille à la fenêtre de ma Félicie lorsque je regagne mon terrier, sur le coup de trois plombes, harassé, la bouche mauvaise, le cœur comme un champignon déshydraté. J’ai mille besoins d’une douche, d’une ou deux heures de pionce et d’un cassegraine revigoreur.

J’ai beau m’annoncer à la furtive, arquant sur la pointe des nougats, t’empêcheras jamais m’man d’apparaître au sommet de l’escadrin sitôt que j’ai refermé la porte.

— Du nouveau ? chuchote-t-elle.

— Machin a encore téléphoné, j’ai entendu Toinet. Ils paraissent avoir fait copain-copain tous les deux. Mon fou déclare que ses fantasmes ont changé d’objet.

J’éteins le vestibule pour la rejoindre sur le palier du premier.

— Marie-Marie est repartie ?

— Non, elle dort… dans la chambre d’Antoine. Elle n’a accepté d’aller s’étendre que depuis une heure environ, c’est une excellente petite, si tendre, si intelligente…

Bon, les arrière-pensées de ma vieille chérie lui radinent au galop malgré la situation pourrie. Elle donnerait sa vie, Félicie, pour que j’épouse la Musaraigne un jour prochain. Ce serait, à ses yeux, un happy end de rêve.

On est là, face à face, dans le silence de la maison, à se regarder sans trop se voir. Alors, je la prends dans mes bras, contre moi, fort. Je donne des baisers sur sa tempe, à travers ses cheveux gris qui sentent l’eau de Cologne.

— Mon amour de mère, lui chuchoté-je, il ne faut pas paniquer, je te jure que je retrouverai le môme et qu’il sera en bon état. Il n’est pas passif, tu comprends, mais boute-en-train. Aux dires de Formide, c’est même lui qui commande l’équipée. Sa forte personnalité fait échec à celle tourmentée du dingue. Machin (tiens, voilà que je me mets à le surnommer ainsi, le Bruno) — est un pauvre bonhomme dominé par des pulsions d’origine sexuelle. Ancien pédagogue, il était troublé par ses élèves, mais sa morale se rebellait ; au lieu de les tripoter, comme le font certains détraqués, il ressentait le besoin de les détruire.

— Quelle horreur ! balbutie ma mère.

— Les hommes ne sont que des hommes pour l’homme, maman.

Je lui refile un ultime bisou et je pénètre dans ma chambre. Mon lit est prêt, si accueillant, si net ! J’arrache mes godasses, jette mon veston sur une chaise pour me laisser choir, bras en croix. Mon mal de bide ne m’a toujours pas quitté. Est-ce que je couverais une vacherie quelconque ? Ça doit bien commencer d’une certaine façon, les trucs graves ? Les salopiades qui finissent par t’emporter, elles s’amènent en feinte innocente : grippe, indigestion, coup de froid. Et puis la déconne s’y met et un jour ça devient sans appel.

Je biberonne quelques verres d’eau. L’eau, toujours l’eau. Notre amie à tous. On ne le sait pas suffisamment. Je me rappelle un vieux toubib poivrot ; il m’exhortait. « Buvez de l’eau, petit : des trombes, quotidiennement, et vous vous porterez bien. » Il ajoutait : « Elle est le seul vrai remède naturel. La thérapeutique-clé. »

« — Et vous, vous n’en buvez jamais ? » je demandais au doc en question.

« — Si, me répondait-il : dans le Ricard… »

« Il ajoutait :

« — De toute manière, pour moi, il est trop tard, j’en suis au stade final : petit foie, grosse rate. »

Il a tout de même vécu dix ans encore avant de cracher ses tripes et tout le bataclan, y compris sa vie de médecin clodo. Je l’aimais bien : il se faisait chier. Un frère, quoi ! C’est en pensant à lui et en essayant d’oublier mon mal de ventre que je sombre. Je plonge dans le sommeil comme les cadavres qu’on immergeait, jadis, à bord des bateaux en les faisant tobogganer sur une planche inclinée. Maintenant on est équipés : on a des chambres froides pour la bidoche.

Avant de m’endormir j’ai mis mon réveil sur six plombes. Pas lourd de temps pour récupérer…

* * *

Je refais surface dans un océan de sueur. Trempé comme un pot-au-feu, l’artiste, avec des frissons partout. La fièvre (en anglais : the fever). J’ai du mal à me remettre à la verticale, tout chavire. Dis : je vais pas m’offrir une maladie de luxe avant d’avoir récupéré Toinet, sans charre ! La douche que je m’octroie n’arrange rien. Je me dis que beaucoup de caoua et d’aspirine me referont peut-être un bout de santé.

Mon mal de ventre s’est installé ; de toute beauté, franc et massif : lancées électriques qui s’irradient (au beurre), fouaillages incessants, chiasse latente. J’ai l’impression que le ciel me fait payer une flopée de trucs en retard. J’aurais préféré qu’il me présentât la note une autre fois ; c’est comme si ton banquier t’annonçait que ton compte a viré au rouge le jour où tu sors lessivé du casino.

Je bois de l’eau.

En bas, c’est le cérémonial quotidien, des jours du moins où je suis à tome. Sauf que Marie-Marie est là, un peu fripée du minois, avec des yeux soulignés deux fois, comme, à la communale, les adjectifs qualificatifs qu’on devait repérer dans la dictée.

Le café me flanque des nausées. J’ai juste le temps d’aller gerber aux goguemuches.

— Tu es malade ? s’effare Félicie.

— J’ai bouffé un vilain sandwich aux rillettes, cette nuit, éludé-je.

Aspirine effervescente. Encore de la flotte, en grosse quantité : « des trombes », recommandait le doc pochard.

Je file un coup de turlu pour savoir s’il s’est produit du nouveau pendant mes quelques heures de roupille, mais non, rien, calme plat. Alors je me mets à rêvasser.

— M’man, dis-je soudain, je ne suis pas souvent à la maison, alors j’ignore des choses relatives au petit, j’aimerais savoir s’il fréquentait des gens ?

Elle reste coite, la gentille.

— Pourquoi me demandes-tu cela, mon grand ?

— Il est indispensable que tu réfléchisses bien avant de me répondre ; le père Pinaud a dans l’idée que le gosse a emmené Formide quelque part ; sur l’instant j’ai trouvé la chose ridicule, et puis, en y réfléchissant…

A son air embarrassé, et même carrément contrit, je pige que ma brave femme de mère me cachait quelque chose.

— Écoute, Antoine, tu m’avais bien recommandé d’envoyer promener les éventuels parents de Toinet qui se manifesteraient, sous prétexte qu’il sort d’un milieu qui…

— Qui est le Milieu, coupé-je.

Il est rarissime que je montre quelque agacement avec maman. Je suis bien trop bon fils, aimant, respectueux, tout ça, pour comporter en malotru avec le soleil de ma vie.

Mais là, brusquement, je renifle une espèce d’arnaque sentimentale de ma vieille, et alors j’enrogne vilainement.

— Il y a deux ans, m’avoue Félicie, j’ai eu la visite d’une personne qui est la tante de Toinet. Elle voulait avoir des nouvelles de l’enfant, le voir. Elle lui a apporté des jouets et elle insistait même pour me remettre de l’argent afin de participer aux frais de son entretien. Bien entendu j’ai refusé.

Mon mal de ventre est comme une lampe à souder en action au creux de mes tripes. Je voudrais m’extirper la tuyauterie et la laver à l’eau froide sur l’évier !

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cette visite, maman ?

Elle hoche la tête. Son visage est si pathétique que mon ressentiment fond comme l’intelligence sous un képi.

— Mme Manier est une personne très bien : la sœur de la mère de Toinet. Elle est divorcée et possède un petit magasin de fleurs rue de la Grosse-Tringlée. Je ne t’ai pas parlé d’elle parce que tu aurais probablement refusé que le petit la fréquente…

— Car il la fréquente ?

Marie-Marie m’adresse des mimiques imploreuses afin que je n’accable pas Félicie. Elle entre vachement dans les patins de m’man, la Musaraigne. Si un jour je l’épouse, y aura la sournoise coalition contre Bibi, espère ; je pressens. Le temps, tu le connais aussi, non ? Fumier comme pas deux, à toujours faire capoter gens et choses, à transformer mine de rien les meilleurs sentiments en vinaigre. Car c’est ça, le vrai drame : le meilleur des grands vins peut se changer en mauvais vinaigre. Il suffit de plonger une petite algue dégueulasse dedans.

Je feins d’ignorer le muet plaidoyer de la môme.

— Je le conduis environ une fois par mois chez sa tante, pour une petite visite d’une heure, explique Félicie. On goûte, on papote, elle donne quelque chose à Toinet : un vêtement, une trousse, un peu d’argent. Elle l’adore, tu sais. C’est une personne seule, un peu triste. Sa vie n’a absolument rien de commun avec celle qu’a pu mener sa malheureuse sœur.

Je gobe encore deux aspirines.

— Ma mère, où se trouve la rue de la Grosse-Tringlée ? articulé-je péniblement.

— Pas très loin du boulevard de l’Hôpital.

— C’est-à-dire dans le quartier d’Austerlitz ?

— Oui.

Je bondis au téléphone. Dieu que mes jambes sont molles et floues mes pensées !

Le préposé aux écoutes me répond dès que je lui virgule le mot de passe.

— Envoyez une bagnole avec quatre hommes pas trop truffes rue de la Grosse-Tringlée. Il y a un fleuriste, qu’ils investissent le magasin et l’appartement rapidos, j’arrive.

— Seigneur ! s’écrie ma chère chérie, tu crois que… ?

— Oui, maman, je crois que.

— Je vais avec toi ! décide Marie-Marie.

Mais ce matin, je me sens acide comme dix tonnes de citrons.

— Sans façons, môme ! Si je marnais chez Renault, est-ce que tu viendrais bosser avec moi ?


Le soleil se lève ; il en jette à profusion. Ses rayons de gloire, loin de me réconforter l’âme, me font cligner des yeux et accroissent mes souffrances.

Je suis furax après ma mère. La première fois qu’elle me fait des cachotteries. Et à cause de cette petite enfoirure d’Antoine ! Merde, se laisser doubler par un môme qui vous doit tout, c’est un comble, non ? La jalousie me met du fiel plein la gueule. Tu adoptes une petite vermine, fils de vermines, tu te crèves la bagouze pour lui faire une enfance de petit prince, et il te tire un bras d’honneur.

Tu verras qu’un jour il nous butera si ce cochon de Bruno le mange pas en route !

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