Ce bruit de terrassement m’apprend que j’arrive trop tard. Les méchants sont venus, ont abattu le vieux cow-boy et voilà qu’ils l’enterrent pour donner à penser que le bonhomme s’est tiré. Souvent, ces originaux tombés du ciel dans un patelin en repartent comme ils y sont arrivés : sans crier gare. Il va suffire à l’un des deux tueurs de piloter la vieille Jeep et de l’abandonner loin d’ici pour que l’on croie au départ du Suisse. Affaire classée sans avoir été ouverte.
Seulement, il existe une justice immanente et elle se nomme San-Antonio !
Je sors l’arme offerte en prime par le zozo au pif rouge, vérifie qu’elle contient un chargeur plein de pralines et aussi que le cran de sûreté est ôté.
Silencieux plus que jamais, je contourne le ranch. De l’autre côté l’est une fontaine, source de vie, qui laisse couler un filet d’eau. Le trop-plein de son bassin ruisselle sur une vingtaine de mètres et se perd dans le sol fissuré.
Qu’asperge-t-il à la clarté lunaire, Hilaire ? Pas un, mais deux cadavres, y compris celui du clown, allongés sur la terre, l’un face contre le sol, l’autre profitant de la lumière astrale de notre bon vieux satellite avant d’aller pourrir dans un trou que le vieux mec creuse avec difficulté. Il s’applique ferme, le cow-boy suisse. On devine ses origines rurales. Son chapeau est accroché à la « chèvre » de la fontaine, il a jeté sa veste par terre et une fosse profonde de près d’un mètre est déjà en cours.
— On peut dire que vous ne plaignez pas l’huile de coude ! lancé-je au ranchman : prenez votre temps, y a pas le feu au lac !
D’un brusque mouvement, il se tourne vers le fusil déposé au côté de sa veste à franges.
— Hé ! ne vous méprenez pas, grand-père, lui dis-je, je ne viens pas foutre la merde, au contraire. Je suis ici à cause de Martine.
Dès lors, il enfonce sa pelle dans le tas qu’il a constitué près du trou (l’un étant la conséquence de l’autre) et me regarde, les mains ballantes.
— Le dégourdi habillé en clown a cherché à m’abattre, deux heures en arrière[15] avec le composteur que voilà !
Je lui montre le feu, puis le remets dans mes braies.
— Ecoutez, reprends-je, mon histoire est longue à raconter et la nuit ne durera pas toujours : je vais vous aider à enterrer ces messieurs puisque telle était votre intention. Après quoi, nous opérerons comme ils avaient sûrement décidé de le faire avec vous : nous conduirons leur putain de Buick à quelques kilomètres dans le désert ; puis vous me ramènerez à Morbac City et reviendrez chez vous. Ni vu ni connu. Ça peut jouer ?
— Qui êtes-vous ? me demande ce méfiant.
— Au retour, je vous raconterai tout.
Je lance mon veston léger sur le sien et, m’emparant de la pioche, saute dans le grand trou géométrique pour continuer de briser le sol dur.
Il me regarde m’activer un moment, surpris par cette aide qui lui vient de la nuit. Mais c’est un dur-à-l’ouvrage, aussi joint-il rapidement ses efforts aux miens. A deux, on dépote rapidos. J’ai bientôt la gorge et le nez encombrés de poussière âcre. On pompefunèbre en chœur, sans proférer un son. Au bout d’une plombe d’efforts décharnés[16], la fosse est suffisamment large et profonde pour pouvoir héberger les deux cadavres.
C’est le dabe qui prend la responsabilité.
— Ça ira ! dit-il.
Nous nous prêtons mutuelle assistance pour nous arracher de la tombe en puissance. Nous sommes en nage ; mes paumes sont en feu avec de grosses cloques qu’il me faudra percer, puis désinfecter.
Comme le Suisse saisit le clown par les chevilles afin de le conduire à sa dernière demeure, je le stoppe.
— Un instant, cher Buffalo Bill !
Je palpe les fringues du gugus défunt, mais il n’a rien sur lui. Un prudent !
— Enlevez, c’est bon !
Je passe au deuxième corps. Lui, par contre a un porte-cartes d’identité, un porte-money de forme oblongue pour loger ses dollars, une tablette de gum, un couteau (lame-lime à ongles), des pièces de mornifle, un stylo-bille Waterman, un minuscule agenda à couverture de cuir rouge et enfin une boîte de préservatifs de couleur violacée qui doivent te faire une bite de gorille lorsque tu les utilises.
Je remets les dollars dans la fouille du défunt.
— Ils vont être fichus, remarque le cow-boy.
— Sans doute, mais je ne suis pas un détrousseur de cadavres.
Péremptoire, il reprend la fraîche de sa victime.
— Ce serait idiot d’y laisser perdre, assure ce Suisse indélébile ; je trouverai quelqu’un à qui ça fera plaisir.
Mon avis est qu’il n’aura pas à le chercher longtemps.
On a parcouru une quarantaine de kilbus. Le paysage me semblait de plus en plus féerique. Je n’y aurais pas passé mes vacances, pourtant, sincerely, il méritait le détour. On est vergif, les Terriens. C’est dommage que les autres planètes ne possèdent pas d’H2O. J’ai longtemps espéré que des michetons radineraient des au-delà, qu’ils soient verts ou avec une longue queue en trompette ; mais je finis par croire que c’est râpé et que nous sommes vraiment seulâbres sur la grosse boule bleue. Dommage, on aurait pu faire la guerre avec des extraterrestres pour changer, au lieu de se rabattre sur nous-mêmes, sans piger que chaque fois qu’un homme en tue un autre, c’est lui qu’il met à mort. Enfin, c’est pas la peine de rêver. Déjà heureux que le Seigneur nous ait permis, j’entends par là, créés. Certes, c’est chiant d’être vivant, mais comme il doit être démoralisant de ne pas exister.
C’est moi qui prends l’initiative de quitter la route. Pépère me filoche à distance, pas qu’on semble former convoi.
Je vois, à ma gauche, se profiler une vallée à travers des rochers vertigineux. L’endroit me semble propre à servir mes desseins. La Buick laisse pneus et amortisseurs dans cette expédition.
Je drive, drive, drive.
Lorsqu’un boudin éclate, je déclare forfait et décide d’abandonner la bagnole dans cet étroit défilé où, selon moi, ni hommes ni bêtes ne doivent pointer le bout de leurs museaux.
Avant de mouler le véhicule, je l’explore. N’y trouve qu’une longue matraque de caoutchouc noir, plus les outils de bord usuels et une carte routière.
— Si on y foutait le feu ? suggère le cow-boy.
Je lui montre le magnifique panorama développé devant nous, et presque sous nous, car nous avons pris quelque altitude.
— Ce feu de joie serait aperçu à des dizaines de miles à la ronde, réponds-je.
— Juste ! apprécie l’ancêtre.
On rejoint son monticule de rouille ferraillante et nous rallions cette coquette citée en délire qui a nom Morbac City.
Il me raconte, pour commencer, que, dans le silence du désert, son ouïe s’est surdéveloppée, pépère. Tu penses qu’il l’a entendue venir de loin, la bagnole blanche, ce madré.
C’est un homme de qui-vive, ça se comprend quickly. Il a tout de suite renouché du glauque. Une tire en pleine noye, alors qu’il ne vient quasiment jamais personne, même de jour, dans sa gentilhommière, il a pas aimé. Alors il a filé un paquet de hardes sous son drap pour donner la forme d’un dormeur, décroché son flingue et s’est hissé dans la partie mansardée de l’habitation, par un trappon à échelle rétractable. Et il a attendu.
Les méchants ont stoppé près du ranch et sont entrés. Il les surveillait grâce à une fissure du plaftard. Ils paraissaient connaître les lieux car ils ont filé droit à son lit sans la moindre hésitation. La chambre était cependant dans une presque obscurité. Le copain du clown (un homme d’une quarantaine d’années, courtaud, très brun, de type espagnol) a braqué un gros calibre sur ce qu’il croyait être le dormeur et a vidé tout son chargeur dans la literie. Le clown bichait et poussait un cri de liesse à chacune des détonations.
Quand le petit déclic indiquant que le chargeur était vide s’est produit, le cow-boy suisse a soulevé le trappon et a dit :
— Faites-moi un petit sourire, mes cons !
Effarés, ils ont levé la tête vers cette voix venue du plafond et alors le vieux leur a filé une volée de chevrotines à chacun. De la vraie, fignolée par lui, avec plein de déchets de ferraille pointus parmi les plombs. Ça a zingué recta les deux bricolos. Ne restait plus qu’à les enterrer.
Ce que nous fîmes.
Très bien, ce documentaire. A peu de chose près, je l’avais plus ou moins reconstitué dans ma tronche aussi performante que celle de Blaise Pascal. Seulement, ce qui m’intéresse, c’est le reste, tout le reste ! A savoir l’histoire de ses accointances avec la môme Fouzitout.
Je me risque à entamer le sujet, mais il me coupe d’un sec :
— Moment ! Maintenant, c’est à vous de parler, l’ami.
Catégorique !
Je me dis benoîtement que le moment est venu pour moi de grimper à la tribune.
Pour la énième fois (au moins) j’y vais de mon récit. Je le sais déjà par cœur et pourrais le débiter sur la scène de l’Olympia, en fin de première partie, un jour que mon pote Pierre Perret y passerait en vedette. Je bonnis l’héritage de Félix, vieux prof fauché. Je brode, comme quoi quelques potes et moi le sponsorisons pour qu’il vienne toucher son lot. Et alors, des types dont nous ne savons pas qui ils sont et ce qu’ils veulent, nous sautent sur le poiluchard et se mettent à équarrir tous les gens qui ont approché la petite Martine. Je parle du père Machicoule, montre la photo que sa servante m’a donnée, tout bien. Le cow-boy pilote en silence. A un moment, il tire une carotte de tabac de sa poche et mord dedans afin de se confectionner une chique à grand spectacle comme même la reine Elisabeth II d’Angleterre n’en a jamais mâché.
Il semble méditer mes révélations.
Et soudain, il grommelle :
— Feu de mes couilles ! j’ai un pneu crevé à l’arrière, à cause de ces putains de roches !
Effectivement, depuis un instant, sa brouette embardait.
— Vous voulez jeter un œil, gars ? il me demande.
Tu trouveras jamais plus serviable que moi avec un vieillard. D’ailleurs tu as vu comme je l’ai aidé à enterrer ses victimes ? Gentil, non ? J’en connais qui ne l’auraient pas fait.
Je descends et me dirige vers l’arrière de la Jeep. Je n’ai pas atteint l’aile droite que la bagnole repart aussi vite que son moteur naze le lui permet.
Le vieux passe sa main par la portière, un doigt (celui du milieu) dressé pour bien me confirmer que je l’ai dans le cul.
Ce qui te prouve que la bonté n’est pas toujours récompensée.
Ce qui prédomine en moi, homme bienveillant et d’une bonté foncière, c’est le chagrin davantage que l’humiliation. L’agissement du cow-boy suisse me navre. Quand tu aides un homme à enterrer les cadavres de ses ennemis (cadavres réalisés par lui) et à effacer les traces de son acte, tu te sens, bon gré mal gré lié à lui.
Là, avec une impudence inqualifiable, le vieux me laisse quimper, en pleine fin de nuit, en plein désert, en plein épuisement. Salaud ! Ah ! sale salaud sans vergogne ni foi ni loi, ni rien de bon !
Hébété, je poursuis ma marche à pincebroque. Que faire d’autre ? Mon cher Michel Audiard a suffisamment déclaré qu’un con en marche était plus performant qu’un intellectuel assis.
Au bout de cent deux mètres zéro cinq, j’avise un petit objet rectangulaire qui luit à la lune parce qu’il est plastifié.
Ma brème de flic ! Dessus, il est encore écrit que je suis commissaire car, par fétichisme, j’ai conservé le document, ne m’étant pas habitué à mon nouveau titre de dirlo.
Elle apporte une explication sur l’attitude du Suisse à mon égard. Pendant que je piochais dans la fosse, il a fouillé mon veston pour s’assurer de mon identité, a découvert qui je suis et, comme je lui ai menti par omission, me le fait payer. Vieux brigand ! Il a jeté ma carte sur la route, à mon intention, afin de me faire comprendre pourquoi il agit de la sorte ; ce qui indiquerait qu’il lui reste un fond de savoir-vivre.
Cela dit, je pourrais le foutre en béchamel, pépère. Il me suffirait de prévenir la police qu’il y a deux cadavres inhumés derrière sa maison, près de la fontaine où la terre est moins aride. Seulement, ce faisant, je me flanquerais moi aussi dans un bain de gadoue pas parfumé à l’O-Bao.
Pour me stimuler, j’arque en fredonnant La Marseillaise, cette aimable comptine cent pour sang française. « Marchons ! Marchons ! » Tu parles qu’on en a fait marcher, des nœuds volants avec ça. Baïonnette au canon pour aller au boudin confectionné avec le sang qu’impur !
Je compte mes pas, les convertis approximativement en décamètres, hectomètres, kilomètres. Au bout de trois bornes, je déclare forfait. Anéanti, l’Antonio. J’aurais dû rester chez maman, à Saint-Cloud, à boire mon « vrai » cacao et à claper ses rôties croustillantes et beurrées. A chaque cruelle mésaventure j’éprouve ce regret infantile. J’ai jamais été totalement délangé, voilà la vérité. Drôle de superman, ton Antonio, l’aminche : le dur au cul talqué !
Après un long virage, j’avise une étendue tapissée de petites plantes mauves, genre bruyère. Harassé, je m’allonge sur ce que les romancières appelleraient « un tapis d’améthyste ».
Roupillage instantané. L’épuisement est le meilleur des soporifiques.
Cet ouvrage étant particulièrement copieux, je ne te raconterai pas le rêve qui vient me visiter pendant mon sommeil. A quoi bon tirer à la ligne, quand on songe au prix de l’impression, du papier, de la manutention, tout ça !
Donc, je fais l’impasse sur ce songe dans lequel je suis un militaire égaré en cours de déroute, qui demande son chemin à trois jeunes paysannes riches en fesses et tétons, lesquelles, diablesses moissonnantes, exigent d’être récompensées des renseignements fournis par chacune : un beau coup de bite sur la paille rêche. Tu me vois te narrer cette échevelade de culs ? Cette répartissade de tous mes dons en une simultanéité à grand spectacle : mon zob par-ci, ma langue par-là, mes paluches sur ce qui reste vacant ? Tu me vois, dis ?
Mahomet, le plus impitoyable des boxeurs, se met à me taper dans la gueule à pleins rayons, m’éveillant complètement.
Adieu, rêves voluptueux ! Je retrouve la sinistre réalité intacte. Moi, la route blanche, le ciel plus blanc encore, l’horizon brûlant, la ligne de montagnes qui semblent taillées dans du quartz.
Une préfiguration de l’enfer.
Déjà mes fringues collent à ma peau. Mon empire contre un bain frais ! J’ai soif, j’ai faim, j’ai envie de déféquer. C’est terrible de chier au milieu d’une telle désolation. Chez m’man, les gogues sont envoûtants à force de bien-aisance. Murs tapissés de papier cretonne (Hollandaises charriant des seaux de lait avec un fléau sur l’épaule). Rouleau distributeur en métal doré. Papier satiné double face. Petit lustre de Murano. Minuscule bibliothèque contenant des revues, les œuvres de Robbe-Grillet pour les constipés, les miennes pour ceux qui ont l’entraille généreuse. Un poste de radio pour pas rater quand Georges Le Pen cause dans un métinge, un cendrier pour les suicidaires, du déodorant qu’on se croirait aux îles Borromées, de l’eau de Cologne pour ceux qui s’embourbent les salsifis quand le papier crève. Ultraconfort, douilletterie totale. Tu y passerais ta vie !
Bon, là, je me mets à jour de mon mieux, explore mon portefeuille pour y trouver du faf à train. Soucieux de conserver mon permis de conduire, je sacrifie une lettre d’amour d’une certaine Lisette que j’avais commencé de déshonorer[17] en inscrivant, en marge, différents numéros de téléphone ainsi que l’adresse d’un certain Aloïs Dugadin, à Vitry-le-François, sans me rappeler qui était ce mec de rencontre.
Cette opération surintime me pousse aux réflexions désabusées et m’incite à écrire cet ouvrage que je porte en moi, sur la dégénérescence des fantasmes, seulement, comme je viens de te le dire, je suis à court de papier.
Je commence à me reculotter quand un coup de klaxon me fait sursauter. J’avise alors, à quelques encablures, une énorme limousine jaune à toit blanc, avec une dame au volant. Honteux, je voudrais qu’une faille s’ouvre dans le sol et m’engloutisse ; mais tes sentiments, dans un tel cas, ne prévalent pas et, sentant s’atténuer mon humiliation au profit d’un vaste soulagement, je vais à cette voyeuse de bonne aventure.
La vraie gaillarde !
Son poids foutrait les jetons à une balance ordinaire de salle de bains. Pour comble, elle est en short, soutien-gorge de diplodocus femelle et porte une casquette à longue visière sur sa tignasse à ressort, d’un auburn qui flanquerait la chiasse à Mathias.
— Hello ! me dit-elle.
— Hello ! réponds-je du tacot-toc.
— Que faites-vous par ici ? s’enhardit-elle.
— Je cherchais un endroit tranquille pour déféquer, mais je m’aperçois que c’est raté.
Elle rit.
— Vous avez un drôle d’accent, assure-t-elle.
— Je sais : c’est de naissance.
Re-marrage de la grosse.
On devient sérieux. Je raconte que des tomobilistes rencontrés à Morbac City m’ont proposé une virée nocturne dans le désert. Comme c’était des femmes, j’ai accepté. Et ces abominables pétasses m’ont abandonné.
L’obèse, rien ne lui paraît plus farce au monde. Elle en pète d’hilarité, la chérie. Mais comme les gros sont sympas, elle me propose de me ramener à Morbac City où, précisément, elle se rend pour le « Bench Holiday Making ».
Ça y est, mon destin reprend sa trajectoire.