15 CHAPITRE BISEAUTÉ

Elle veut absolument qu’on s’installe chez elle pour quelque temps, la Mrs. Molly. D’une certaine façon, ça arrangerait pas mal nos bidons. On a intérêt à se faire oublier un peu dans cet Etat, du moins pendant deux ou trois jours ; le temps de laisser Morbac City ne plus penser à notre tumultueux séjour. Du reste, moi, avec mon épaule naze, faut que je me réemboîte dans le calme et une relative sérénité.

Tu sais qu’on est bien, dans le luxe, même s’il est de très mauvais goût ? Affalé dans un horrible et moelleux fauteuil, avec un bloody-mary dans ma main valide, je m’abandonne à cette trouble détente qui succède aux moments tragiques.

Elle est vachtément aux as, Molly. Sa demeure (piscaille, tennis, sauna) est contiguë à sa fabrique de salaisons, laquelle est vaste comme trois hangars du Concorde. Il passe des bouffées de porc dans cette fin d’après-midi. Taty me promet une visite de l’usine pour demain, ce qui me comble d’aise, rien n’étant plus réjouissant que de voir électrocuter, saigner, puis débiter des cochons. C’est là un spectacle dont on ne se lasse pas.


Une plombe s’écoule avant que Béru et le Marquis réapparaissent. Notre hôtesse n’est nullement inquiète pour sa tire car elle en a six autres, dont la nouvelle Ferrari 456, dans son vaste garage.

L’air profondément jubilatoire du Gros m’incite à l’optimisme. Il me cligne de l’œil comme un gyrophare et donne des bourrades complices à Jean-Ferdinand de Lagrande-Bourrée.

Comme apéritif vespéral, il réclame du vin. Scott, le valet, va chercher une bouteille de Cheval Blanc dont il lui sert un verre ; mais Alexandre-Benoît a besoin d’assurer ses arrières et lui arrache le prestigieux flacon des mains pour le placer entre ses jambes.

— Va plumeauter, mec ! fait-il au domestique. Si j’aurais b’soin d’toi, j’sifflererais dans mes doigts ; comme ça, tu voyes ?

Et de lancer un coup de sifflet d’apache 1900 qui fait sursauter la coterie.

— Epatante, vot’ tire, fait-il à l’hôtesse. Traduis-s’y qu’est-ce qu’ j’dis, grand. Faut la préviendre qu’ j’l’ai écorné l’aile avant et qu’la portière a morflé aussi, peut-être les deux si on r’garderait d’près. L’pare-chocs en a pris un coup, mais j’ai pu l’récupérerer, et comme il est plié en deux, j’ai mis dans l’coff’ avec les plaques de matriculation. Rien d’bien grav’ au demeurant. L’ pot d’échapp’ment a resté su’ l’ pav’ton, mais chez Midas ça vaut trois francs six sous. Faudra p’t-êt’ qu’é fasse vérifier le parallélism’, à cause d’ la roue voilée, on n’est jamais trop prudent. Et du temps qu’l’ garaco s’ra en piste, y d’vrait changer la calande ; sinon, j’ croive que c’est tout. Ah ! non, tiens, v’là la poignée d’la portière qui m’a resté dans la main.

Il l’extrait de sa poche et la dépose sur une table basse où elle devient objet insolite, donc artistique.

— Que t’est-il arrivé ? grondé-je.

— Les pompelards, grand ; les pompelards plein cadre, d’mande à monseigneur l’Marquis. Juste qu’on s’engageait su’ l’av’nue, v’là ces grands cons qui débouchent et nous bigornent, à nous envoilier dinguer cont’ un arb’. T’sais qu’y s’sont même pas arrêtés ? C’est des fauves, dans c’pays, les gens.

— Et le… le copain ?

— Ah ! lui, y n’pouvait rien y arriver d’plus grave. La merde, c’est qu’avait plus d’couverc’ au coffre et qu’m’sieur s’trouvait à l’air lib’. Dans un sens, ça nous a aidés biscotte on n’pouvait pas s’permett’ de traîner en ville cornac. Alors que fais-je-t-il ? J’voye l’usine à côté av’c juste une barrière rouge et personne dans la guitoune du gazier chargé de la lever. Moi, sans baragouiner, je l’embugne, au point où on en était ! On arrive vers un entrepôt de l’usine. Deux trois mecs allaient fermer. Y a un qui r’connaît la tire de Mémère, car l’usine y appartient. Un physionomiste, ce mec, dans l’état qu’est la brouette maint’nant. J’y fais signe qu’on vient placarder l’bolide dans l’entr’pot ; lui il s’en torchait le recteur. Les mecs s’en va. J’rent’ et tu sais c’dont on s’aperçoive ? Une fabrique d’charcutrerie en gros, un peu comme Olida, voilà c’que c’était, l’usine. Du coup j’pars à fureter avec l’marquis d’Moncul. Et c’est lui qu’a trouvé la soluce pour not’ macchab’. On l’a dessapé et balancé dans la broilieuse qui fait la chair à saucisses : un engin plus mahousse qu’c’te pièce ! En vingt s’condes, c’tordu était bon à tartiner su’ du pain d’mie.

Telle est l’oraison funèbre de l’inconnu chauve à l’œil crevé.

— Ses fringues ? questionné-je.

— Y a un incinarrateur dans l’usine.

Il attend que la belle Molly se rende à l’office pour décider du repas du soir avant de vider ses poches.

— Tiens, j’y ai taxé son larfouillet, son stylo, sa montre et sa plaque du F.B.I.


Le coup passa si près que la totalité de mon adrénaline sortit en force de mes capsules surrénales. J’éprouvai quelque chose qui ressemblait tellement à un spasme coronarien que ce dut en être un.

Ployé en deux, je pris mon cœur comme d’ordinaire je prends mon courage, c’est-à-dire « à deux mains ».

Pendant un laps de temps que je ne pus estimer car il variait entre une fraction de seconde et un siècle, je crus sérieusement que j’allais mourir.

— Antoine ! s’écria le professeur Félix, alarmé.

— Sana ! fit Pinaud à l’armée !

Mon malaise se dissipa. Je pris la bouteille de vodka ayant participé à mon bloody-mary et m’offris une rasade qui abaissa de cinq centimètres le niveau du flacon, mais remonta de dix mon moral.

— Sa plaque du F.B.I., murmuré-je, comme un paysan dit l’endroit où il a planqué le magot avant de clamser.

Ma voix était pâle, inaudible.

— On a fait disparaître un gars du F.B.I. ! repris-je pour donner un gros serti noir à la funeste réalité.

— Et alors ? objecta le Gros. Qu’y soive flic du F.B.I. ou berger landais, où est la différence ?

— Le tout-puissant F.B.I. ne se mobilisera jamais pour retrouver le meurtrier d’un berger landais, grand con ! On est fichus, archifoutus ! Laisse-les nous retrouver et ce sera l’équarrissage géant ! La femme qui accompagnait ce type a déjà filé notre signalement et tout raconté par le menu.

Béru hoche le chef :

— Si elle aura tout bonni, mec, ell’ a dit que c’est c’morpion qu’a fléché son pote. Nous, on ne l’a pas scrafé. Et on était en état d’éligible défense puisqu’y v’nait d’t’ défourailler cont’.

Je considère avec effroi le petit Roy lové sur un canapé et qui dort comme un ange.

Que faire pour nous tirer de là, tous ?

Logiquement, un auteur moyen clorait son chapitre sur ce point d’interrogation, histoire de filouter son lecteur. Lui donner un p’tit canapé au suspense pour tromper sa faim. Mais Sana, lui, n’a pas à user de ce genre d’artifice. Il déploie toute sa voilure et fonce.

Si les gens du F.B.I. se sont lancés dans cette affaire Fouzitout, en ne négligeant aucune de ses ramifications, c’est parce qu’elle est très grave. Dans cette honorable maison, on n’efface pas les gens à tout berzingue comme cela vient de se produire. Une petite fantaisie de temps à autre, quand vraiment ça merde trop, je ne dis pas ; mais ce genre d’hécatombe systématique n’a pas cours chez eux. Conclusion, je dois coûte que coûte percer le secret de la mère Martine pour pouvoir disposer d’une mornifle d’échange !

J’examine les fafs de l’agent déguisé en pâté. Je lis Witley Stiburne. Importateur. Né à Portland (Oregon) le 18 mars 1945. Domicilié 1111 Connection Boulevard à Los Angeles.

Sa plaque du F.B.I. porte le numéro 6018. Son permis de conduire a été délivré à Portland. Il dispose d’une carte de crédit de l’American Express. Son portefeuille recèle en outre : la photo d’une très vieille dame à cheveux blancs (sa mère ?), une carte d’abonnement à un fitness de Los Angeles et un millier de dollars.

J’apprends tous ces renseignements par cœur et, lorsque je suis bien certain de les avoir mémorisés, je brûle le tout (dollars compris) dans la cheminée, momentanément, éteinte, de Mrs. Molly.

Cela fait, je mobilise de nouveau mon cerveau exceptionnel afin de bâtir un schéma de nos activités très prochaines.

Ça vient gentiment, comme se précise le motif d’une tapisserie entre les mains d’une brodeuse.

Naguère, je me trouvais dans un T.G.V. S’y trouvait, assise en face de moi, une dame agréable, entre deux âges peut-être, mais toujours comestible et qui brodait. On ne voit plus de brodeuses dans les transports publics. Le spectacle m’a ému, et vaguement peiné, sachant qu’on ne peut broder et se montrer bonne baiseuse. Pour vérifier, j’ai tenté de lui faire du pied. La salope a changé de place. Si tu ne veux pas être cocu, épouse une brodeuse et va te faire pomper le nœud chez des pros.

* * *

A l’aube aux doigts d’or, Molly entre sans frapper dans ma chambre.

En la reconnaissant, je fais la grimace car je préférerais, à cette heure-là, bouffer des croissants chauds plutôt que le frigounet de la dame, quand bien même il est chaud aussi !

Mais ce n’est pas la bagatelle qui l’amène.

Elle est crispée, ce qui est malcommode pour une obèse. Me demande, la voix châtrée :

— Le Martien, c’est vous ?

— Enfin, c’est du moins ainsi que m’a surnommé le petit Roy.

Alors, sans ajouter un mot, elle m’en tend un, écrit au crayon feutre sur une serviette de baptiste brodée.

Je lis, en te passant les fautes, car, comme elles sont en anglais, elles ne t’amuseraient pas :

Martien,


On est trop nombreux pour qu’on va pouvoir s’en tirer ; je préfère filer tout seul. Comme j’ai pas de fric, j’ai tapé dans la boîte à bijoux de la Grosse (mais j’en ai laissé). Essaie de la calmer, t’as le secret pour causer aux femmes. Je te souhaite un bon retour en France, et aussi aux connards que tu traînes avec toi. On se sera bien marrés, non ? Quand je serai devenu riche, j’irai te voir à Paris.

Ton ami Roy.

La grosse fulmine :

— Vous parlez d’un petit voyou ! C’est de la graine de potence, ce gosse. Je vais immédiatement prévenir la police.

Elle se tait soudain et murmure :

— Mais vous pleurez, milord ?

Ben oui, je pleure, où est le mal ? Que veux-tu, je revois le môme avec sa gueule d’ange tuméfiée par les coups paternels. Le revois cramponné au volant de sa dépanneuse. Ah ! la merveilleuse rencontre ! Tous ces sublimes vauriens sont mes enfants, les enfants que je n’aurai probablement jamais, à force de surniquer en pure perte. Je les enveloppe d’une immense tendresse, comme d’un manteau de saint Martin.

Que Dieu te garde ! Qu’Il te guide, gentil gredin, téméraire jusqu’à l’inconscience.

— Vous pleurez à cause de lui ? demande Molly, radoucie.

— C’est un petit d’homme, balbutié-je ; ne lui faites pas de mal, Molly. Donnez-lui sa chance. Je vous dédommagerai comme je pourrai à propos de vos bijoux.

Elle soulève sa chemise de nuit, coule sa main entre des boisseaux de cellulite pour gratter son cul du matin.

— Dans le fond, dit-elle, vous êtes un dur au cœur sensible !

— Dans le fond, je pense que oui, conviens-je.


Après le breakfast ultra-copieux et donc très béruréen de conception (Alexandre-Benoît bouffe seize saucisses frites et huit œufs au bacon, le tout noyé dans un cabernet Hanzell de Sonoma Valley, California), nous prenons congé.

Le vol de ses bijoux et la mise à mal de sa voiture neuve ayant quelque peu fait baisser notre cote auprès d’elle, elle n’insiste pas trop pour nous garder davantage, la Grosse. J’envoie Pinuche, le plus anonyme de notre groupe, louer une voiture chez Avis ; mais il revient au volant d’une Pontiac de dix mètres cubes achetée à un marché de l’occase. La tire doit avoir sa majorité révolue. Elle est d’un bleu tirant sur le vert scarabée, et ses chromes agressifs la transforment en « orgue-lance-missiles ».

Bientôt nous roulons à la vitesse requise sur une autoroute américaine, laquelle (vitesse) se situe entre celle du vieux corbillard à cheval et celle de la voiture balai du Tour de France dans l’Aubisque.

* * *

T’avouerais-je, Nadèje, que c’est avec une joie sans mélange (elle se suffit à elle-même) que nous réintégrons la demeure d’Harold J.B. Chesterton-Levy.

En l’absence du producteur, Bruce, le majordome, nous redistribue nos chambres. Je tube à Gloria Hollywood Pictures pour prévenir de notre retour. C’est Angela, la belle, qui me répond.

— Votre voyage à Morbac City a-t-il répondu à votre attente ? s’inquiète la merveilleuse.

— Moins que je ne l’espérais, Angela chérie.

— Vous me raconterez ?

— Tout, sitôt que j’aurai un peu calmé l’inextinguible soif que j’ai de vous.

Elle rit.

— Ce sera d’ici une heure car le Big Boss est à Moscou pour tenter de faire main basse sur le marché russe.

— Il a eu le bon goût de ne pas vous emmener ?

— Il a trop besoin que je garde la caisse du magasin !


Elle se radine dans le délai fixé, superbe à faire éclater les rétines d’un non-voyant, dans son chemisier vert et son tailleur pain brûlé. J’ignore si l’émeraude qu’elle porte au cou provient du rayon bimbeloterie du supermarché, mais si elle est vraie, elle ne lui a pas été offerte par le veilleur de nuit de son parking habituel. Un caillou de cette eau et de cette dimension assurerait le séjour au Waldorf Astoria d’un prince arabe avec ses cinquante-deux légitimes, voyage compris !

Nos retrouvailles sont si ardentes qu’elles nous renseignent sur notre mutuel désir, comme l’a écrit avec force la célèbre romancière glandulaire Max du Vieux-Zig dans son traité sur la dégénérescence des fantasmes. Une folie charnelle, pareille à celle dont parle Antoine Waechter dans sa conférence sur l’échec des implants chez les individus ne possédant pas de poils au cul.

On atteint à un tel degré de rut, qu’on ne se déshabille pas : on fait des brèches avec les dents, là où c’est rigoureusement nécessaire, pour livrer le passage, que tant pis pour nos toilettes ; faut avoir les moyens de ses embrasements sexuels. Le mec qui plie soigneusement son calbute sur le dossier d’une chaise avant de grimper sa partenaire, n’a que des coïts de sous-traitant. Dans le moins épique des cas, les fringues ça s’éparpille, et dans le meilleur, ça se déchire !

Ayant omis de chronométrer l’action, je ne saurais te dire sa durée, et d’ailleurs tu t’en branles. Sache simplement qu’à trois reprises je remets mon ouvrage sur le métier et que nous fumons comme des geysers islandais à la fin de la troisième reprise.

Délivrés des tourments de la chair, nous faisons ce que font tous les couples qui viennent de baiser, quand ils ne rentrent pas retrouver leurs conjoints : nous parlons. Je narre le plus gros de nos péripéties de Morbac City, en passant toutefois les cadavres sous silence afin de ne pas perturber une fille aussi merveilleusement bien disposée à mon endroit (également à mon envers puisqu’elle a tendance à te carrer le médius dans le couloir à lentilles, mais que ça reste entre nous). Par contre, je dis la mort accidentelle de Mme Marty, en précisant qu’elle a eu cette aventure galante avec le Marquis et non avec moi, ce par courtoisie, car personne n’est davantage minable que ces types qui se glorifient d’autres conquêtes auprès de la femme qu’ils viennent de calcer. De nos jours, l’élégance et le savoir-vivre se sont perdus et ne restent plus l’apanage que de quelques vieux nobles abrutis ou de quelques vieux truands plus abrutis encore.

— Auriez-vous encore un peu de temps à m’accorder, douce Angela ? fais-je en lui titillant le lobe de ma langue diabolique.

— Oh ! Chéri, vous voulez encore ? Déjà ?

Compte tenu de ce que je viens de livrer, je m’empresse de la détromper. Ce que j’attends d’elle, c’est qu’elle aille avec moi jusqu’à Connection Boulevard pour enquêter sur un certain Witley Stiburne.

Ça lui plaît. Les femmes comme elle adorent jouer au détective.


Moi je l’attends sur un toit d’immeuble servant de parking. La vue, de là, est magnifique. En face de moi, la colline de tous les rêves sur laquelle est tracé, en gigantesques caractères blancs, le mot « HOLLYWOOD » dont je t’ai déjà parlé. La ville verte s’étale à l’infini dans un entrelacs de boulevards et d’avenues. Des frondaisons, des milliers de villas qui rivalisent d’audace et de luxe clinquant. Et puis les voitures, seule animation des voies de circulation. Pas de piétons. Ville robotisée. Le vrai luxe, en fait, est végétal. Pourquoi les plantes des terres désolées, telles que le palmier ou le cactus, font-elles si riches quand elles sont ornementales ?

J’avise une cabine téléphonique sur le parking de ce trentième étage. Je rassemble mes nickels et vais téléphoner à Washington. Cette fois je n’obtiens pas l’ambassadeur, qui est à Paris pour quelques jours, mais son principal adjoint, un nommé Lionel Josmiche. Et voilà qu’en m’entendant, il s’exclame :

— Salut, cousin !

Ma stupeur l’incite aux justifications. Et voilà quoi : il a épousé la fille d’une cousine de maman. Un faire-part nous est probablement parvenu en son temps, mais je devais être en déplacement, ou alors je m’en foutais tellement que je l’ai oublié. Mais tu te rends compte comme le monde est petit ? Oui, je me rends compte ! On bavarde de ceci-cela, sa belle-mère, la cousine Mathilde a été opérée d’un cancer de l’intestin et a un anus artificiel, mais elle se démerde avec (si j’ose dire) ; à part ça, tout va bien : deux gosses, le choix du roi, garçon, fille. Rien qu’avec ses deux petites couilles d’attaché d’embrassade, c’est pas mal, non ? Il est content, Lionel. Vie de château quand il est en poste ; pour les vacances, il retrouve son F 4 d’Antony et ses gosses rouscaillent de ne plus avoir quatorze larbins noirs à leur service ; mais, Dieu merci, les vacances passent vite.

Je résume la vie de Félicie, lui sais gré de ses compliments relatifs à mon prodigieux avancement et lui dis comme quoi, non je ne suis pas encore marié : pas le temps, trop d’affaires sur les bras, trop de femmes des autres dans les bras. Il rit. Faut qu’on va se voir. Et si on se tutoyait ? On se tutoie ! Ouf, je peux arriver enfin à ce qui m’intéresse :

— Dis voir, cousin, votre petit service de renseignements fonctionne bien dans votre grande boutique, à ce qu’on m’a dit ?

Il rigole que c’est pas la C.I.A., mais que pour un département artisanal, il est très convenable.

— Tu pourrais m’obtenir des tuyaux sur un agent du F.B.I. qui possède le matricule 6018 ?

— Sûrement. Tu as son nom ?

— Witley Stiburne.

Il prend note.

— Où puis-je te rappeler, cousin ?

— C’est moi qui te rappellerai, cousin, car je n’ai pas de point fixe pour le moment. Dans combien de temps pourrai-je risquer le coup ?

— Essaie dans une heure, cousin.

— Dis-moi, ça tourne rond chez vous ! Faut dire que votre ambassade est si belle !

— Tu connais ?

— Et comment ! C’est une des plus belles du monde[21].

On se dit « cousin » encore quatre ou cinq fois, de part et d’autre, comme il sied à deux lascars qui viennent de prendre la décision de s’appeler de la sorte, et je raccroche, tout ragaillardi par le gendre de la cousine Mathilde ; une vieille acariâtre que ma Féloche n’aime pas beaucoup parce qu’elle est chicanière et daube sur tout le monde.


Un léger quart d’heure après cet appel, Angela émerge sur le toit voituré de l’immeuble.

« Belle et sûrement efficace », songé-je en la regardant s’avancer de sa démarche souple et naninanère (ajoute les mentions superflues qui pourraient te faire goder).

Un soleil pour publicité-de-jus-de-fruits-à-boire-très-frais l’illumine. Y a vraiment des nanas superbes sur cette planète ! Dire que j’aurais pu naître sur Mars ou Jupiter !

Elle a déjà la langue à demi sortie quand elle me rejoint. Je lui joue « la pelle de la forêt », coup de badigeon sur la voûte dentaire, nous nous embrassons jusqu’à nos molaires, en même temps, et c’est pas fastoche !

— Ça devient de la passion, dit-elle. J’ai une envie de vous qui me fait trembler.

J’ouvre la portière arrière, l’agenouille de guingois sur la banquette et me mets à la fourrer à la photographe d’avant-guerre, depuis l’extérieur.

Pile que je l’accomplis, un léger coup de klaxon m’alerte. C’est un vieux birbe, type sénateur ricain : chevelure blanche, lunettes à monture d’or, au volant de sa Mercedes.

— C’est bon ? il me demande.

— Délectable ! Mais je regrette, y en n’a pas pour deux !

— Par-derrière, c’est plus performant ! dit ce monsieur affable.

— Ah ! ce n’est pas à la portée de toutes les bourses, conviens-je.

— Aussi, je ne m’y risque plus, avoue-t-il peur de ne pas tenir la distance.

— Tout dépend de la partenaire !

— Moi, la dernière fois que j’ai pratiqué de la sorte, la femme avait le sexe situé trop en avant et les fesses rebondies, si bien que je me trouvais en situation instable. J’étais tellement préoccupé par cette configuration que je me suis senti mollir, progressivement, et dans ce cas précis, vous ne récupérez plus votre érection, c’est la panne irrémédiable.

— Sale blague ! dis-je.

— Ça ne vous est jamais arrivé ?

— Non, mais vous faites tout pour que ça m’arrive, avoué-je. Heureusement qu’elle est superbe et qu’elle me fait le casse-noix avec son sexe. Engagé dans ce délicieux étau, je suis en sécurité comme si je portais une prothèse.

— Je comprends, ça doit être bien ?

— Royal !

— C’est elle qui gémit comme ça ?

— Non : la banquette. Cette Pontiac a plus de vingt ans !

— Elle est bruyante quand elle démarre ?

— La Pontiac ?

— Non, votre amie ?

— Je n’appellerai pas ça du bruit, tant c’est mélodieux.

— Y en a pas beaucoup qui prennent leur plaisir avec grâce.

— Je vous l’accorde : c’est rarissime.

— Vous pensez qu’elle va bientôt jouir ? J’ai rendez-vous dans trois quarts d’heure à Malibu et je ne voudrais pas rater ça.

— L’orgasme ne devrait pas tarder, d’autant que je lui ai déjà fait l’amour à trois reprises tout à l’heure. La répétition engendre la rapidité.

— En ce cas, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais attendre, quitte à téléphoner pour m’excuser de mon retard.

— Comme vous voudrez, réponds-je. Quand on se risque à faire l’amour dans un lieu public, il faut s’attendre à avoir des spectateurs ; bien que le voyeurisme ne m’excite pas, il ne me perturbe pas davantage.

— Là encore, je vous admire. Un jour que je faisais l’amour avec ma pédicure, quelqu’un est intervenu, qui m’a parlé et fait perdre contenance.

— Il faut pouvoir se raconter des histoires pour passer outre les importuns.

— Dans le cas en question, c’était impossible car il s’agissait de ma femme.

— Evidemment, le problème est transcendé. Attendez, je crois qu’elle commence à vibrer.

Il se tait. Très peu de temps. Hasarde :

— Vous ne pourriez pas la reculer un tout petit peu pour que je puisse admirer son agitation dans la phase finale ?

— Vous savez, elle a ses appuis, ce n’est pas le moment de la déstabiliser.

— Quelques centimètres suffiraient.

Etant un être courtois, j’amène la croupe de ma chère Angela vers l’extérieur.

— Merci ! lance le témoin passionné ; ne touchez plus à rien : c’est bon pour moi, vous avez le feu vert !

Le feu, Angela, c’est plutôt au cul qu’elle l’a ! Brusquement, elle pique un sprint effréné. Là, je ne peux plus parler ; me voilà parti pour franchir le point de non-retour.

Elle se met à roucouler des plaintes que ni flûte de Pan ni cithare d’Europe centrale ne sauraient reproduire. C’est long, mélodieux, déchirant et d’une sensualité insoutenable.

Partis séparément, c’est ensemble que nous atteignons la ligne d’arrivée.

Superbe, époustouflant.

Le conducteur de la Mercedes applaudit par la portière.

— Jamais rien contemplé de plus beau ! dit-il. J’ai assisté à un concert de Pavarotti, le mois dernier, c’était de la merde comparé à ça ! Maintenant, il faut que j’annule mon rendez-vous de Malibu pour aller faire un tour chez « Darling Chérie », la Française. Elle a reçu des petites pensionnaires très convenables.

Загрузка...