Il faudrait avoir la puissance évocatrice d’un Robin-Grillé pour parler de « la » Résidence. Elle s’appelle « The Résidence » et elle le mérite. Campée sur la verdoyante colline de Malibu, elle est de style colonial New Orleans, avec huit colonnes de marbre soutenant des chapiteaux corinthiens à couettes et des volées de marches, en marbre également et non en bois vert.
Trouvant l’aventure plaisante, je me laisse chaperonner par Angela. Fille étonnante, presque cybernétique tant elle est tournée vers la seule efficacité. Elle doit être plus que précieuse à un homme aussi suroccupé que le big boss de la Gloria Hollywood Pictures. Sa beauté ne paraît être que « de politesse ». Elle vise à l’agrément de l’œil afin de rendre sa présence plus agréable et non à la séduction charnelle. Une ravissante dame robot, pour te faire comprendre. Rapide, affûtée, vite indispensable pour qui bénéficie de ses prestations.
Nous nous déplaçons à bord de deux immenses Lincoln long châssis. La fille est assise sur le canapé faisant face au mien, dans le sens contraire à celui de la marche. Elle m’interroge en cours de route pour commencer à établir mon dossier : nos noms, qualités, adresses.
Pour la rubrique emploi, je réponds « fonctionnaire d’Etat » et c’est bien suffisant comme ça.
Lorsqu’elle en a terminé avec ses questions, je lui demande ce que Mister Chesterton-Levy attend de mes scouts.
Elle répond, impassible :
— Qu’est-ce qu’un producteur de films peut attendre de phénomènes ?
— Les montrer ?
Une brève mimique, qui peut être d’approbation ou de n’importe quoi, me répond.
Et donc, on arrive. Avant de commencer son interrogation orale, Angela a téléphoné à un certain Bruce pour l’informer de notre arrivée et lui ordonner de faire préparer cinq chambres et un lunch copieux.
Et puis tu vois, on est à pied d’œuvre chez les parents de Scarlatine au Haras (Béru a vu Autant en apporte le vent).
The faste ! Un majordome en veste noire et pantalon rayé nous accueille au pied du perron. Je descends de la première voiture que je partage avec la donzelle et Pinaud. J’ai du mal à le réveiller car il est terrassé par le décalage horaire.
Félix et son anormal sont déjà à quai. Le prof maugrée. Explications : Béru a récidivé dans la bagnole et ; effectivement, c’est un tas de merde qui s’extrait, cul nu en avant. Frime du majordome ! De mémoire de larbin…, etc. Le Mahousse est maintenant sur le fin gravier blanc, tenant son futal à bout de bras. Son chauffeur vient rejoindre le mien pour tout lui raconter. Histoire douloureuse d’un gros côlon en perdition et d’un trou du cul vaincu par l’adversité. Déchéance d’une Lincoln de haut prestige d’où l’on retire habituellement les poussières à la pince à épiler !
Le Gros tend sa main libre (mais souillée) au pape des esclaves.
— Salut, mon grand ! j’ai z’eu un ennuille de tuyauterie, mais inquiétez-vous pas, avec K 2 R, c’s’ra un vrai bonheur d’récupérer c’te banquette !
Il confie son futal indescriptible au majordane terrorisé par « la chose étrange venue d’ailleurs », puis va à une vasque (il adore les vasques de Los Angeles décidément) d’albâtre où glougloute un dauphin d’or à l’œil abruti et y prend un bain de siège.
— C’est pas que j’aime ça, nous lance-t-il, mais faut bien s’enlever le plus gros, non ? Ces ablutions publiques attirent un peuple qu’elles sidèrent. Il est curieux de constater à quel point tout fait anormal, ou qui tranche avec la monotonie du quotidien, rassemble les badauds. Je te l’ai sûrement dit quelque part, mais j’ai souvenance d’être tombé en panne, un jour, à la lisière du Sahara, dans un paysage lunaire, sans aucune forme d’habitation. Cinq minutes plus tard, une vingtaine d’autochtones me cernaient en piaillant !
Des larbins déguisés en abeilles, des femmes de chambre échappées de pièces de boulevard, se massent pour admirer l’homme à la grosse bite en train de se décaper le fion.
— S’agit-il d’un primate ou réellement d’un homme ? me demande Angela.
— Je le connais depuis plus de vingt ans et n’ai jamais résolu le problème, avoué-je.
Le personnel (surtout le féminin) ne se lasse pas de contempler la chopine du Mastard. Les jeunes filles écarquillent du regard et de la moniche devant cet appareil imposant, supputant en aparté (voire in petto) si elles seraient aptes à l’engouffrer.
Enfin, Angela rompt le sortilège pour nous convier à pénétrer dans la demeure. Le majordome veut restituer son futal au Gros, lequel le renie d’un geste.
— Non, mon pote, laisse : j’en aye un aut’ dans ma valdingue ; j’ t’ l’fais cadeau ! Bien briqué av’c Ariel-Plus-Ammoniaqué, tu pourras l’ mett’ pour aller à la pêche, en l’serrant bien à la taille.
Et voilà qu’il se tait et adopte la posture élaborée du « Penseur » de Rodin.
— Oh ! fan de pute, gémit l’Obèse, caisse y m’arrive ?
Son visage se transforme à vue d’œil, se crispe, pâlit et violit simultanément, comme une photo polaroïd décolorée au soleil.
— Eh bien ? le pressé-je, alarmé, redoutant quelque infarctus de mauvaise rencontre.
— Mon prose ! gémit Alexandre-Benoît.
— Quoi, ton prose ?
— Y m’brûle comme si j’m’aurais assis dans une bassine de piment en sauce ! C’est d’l’acide qui coule dans c’bassin, ou quoice ?
Je vais tremper ma main dans la vasque où le dauphin continue de dégueuler sempiternellement.
— De l’eau, mon grand, belle et fraîche !
— Pas possib’ ! J’ai l’œil d’bronze en feu, grand ! Et aussi l’entr’miches. Intolérab’, Ouille ! Oh ! Seigneur ! Saint Alexand’, Saint Benoît, prilliez pour moi ! J’agonise du cul ! Faites quéqu’chose, tout l’monde ! App’lez un docteur, un médecin, un toubib, n’importe !
Et il geint à fendre l’âme. Il court à la pelouse, s’y assoit, traîne son dargif dans l’herbe rase comme font les chiens après leurs besoins. Ses cris se changent en clameurs. C’est aussi horrible que la salle des sévices, au temps de la Sainte Inquisition.
— Appelez un médecin ! dis-je à Angela. Je vais m’agenouiller auprès du supplicié.
— Montre un peu ton dargeot, Gros !
Il.
A mon tour d’exclamationner. Spectacle tellurique ! L’intérieur des fesses béruréennes n’est qu’une effroyable tuméfaction pourpre agrémentée de bubons royaux, énormes, dont chacun ressemble au Fuji-Yama enneigé, miniaturisé.
— C’est vilain ? demande le malade entre deux plaintes.
— Pas racontable, fais-je en retenant un spasme qui allait trahir les croissants du petit déje.
La suite est plutôt confuse. Angela m’apporte un pot de pommade et des gants confectionnés dans un caoutchouc fin comme celui des préservatifs. Je domine mon hyper-répulsion et tartine la raie culière du Gros, ce qui accroît ses hurlements déchirants.
Pinaud donne des conseils qui ajoutent à ma nausée. M. Félix et son protégé, jugeant leur présence inutile, sont allés prendre possession de leurs appartements.
Une demi-heure plus tard, un médecin coiffé queue-de-bourrin, vêtu de blanc, chemise bleue à pois blancs, grosses bagues à tous les doigts, s’apporte, examine, et court gerber derrière la roseraie voisine. Quand il réapparaît, il ordonne l’hospitalisation urgente de notre malheureux compagnon.
— De quoi souffre-t-il ? demandé-je à l’homme de l’art.
L’interpellé hoche la tête.
— Ce type a dû avoir des relations sexuelles avec un singe, diagnostique-t-il ; je pencherais pour un babouin.
— Caisse y dit ? demande mon Béru.
Je lui traduis.
Alors le Gravos arrache un de ses souliers et le propulse dans la frite du docteur.
Ce dernier morfle la tatane de son client en pleine poire.
Le lancer a été aussi rude qu’un lancer de nain[3] car le pif du doc explose, de même que sa lèvre supérieure.
— Dis à c’pédoque qu’ j’ y bricol’rai les portugaises et la mâchechoire sitôt qu’ j’serai en état ! déclare l’homme dont le derche joue « Volga en flammes ».
On mande un autre docteur pour soigner le médecin ; ainsi qu’une ambulance pour évacuer Bérurier, et la vie redevient comme un long fleuve tranquille.
La Résidence est princière (celle d’un prince qui aurait du goût). A quoi bon te la décrire puisqu’on s’y trouve d’une façon très provisoire ? Ça ne servirait qu’à te faire envie. A lire ça dans ton F 4 tu bicherais de l’urticaire ; la jalousie en provoque fréquemment.
Vaste chambre avec salle de bains en marbre tabac, dressing en palissandre, bar rempli de boutanches rarissimes (il y a même de l’Yquem 67), vibromasseur à quatre vitesses, poupée gonflable à peau satinée (elle suce, dit des conneries et a ses ragnagnas comme une vraie femme), salle de culture physique attenante, et aussi de projection, avec une filmothèque comportant deux mille cinq cents cassettes, aérateur émettant, au choix : de la brise de printemps, de l’air marin, de la douceur angevine et de la chaleur d’août réelle.
Depuis les vitrages de ma chambre, je découvre un paysage qui ferait mouiller plus d’un mais qui cependant me laisse tiède, car je hais les chromos (ils stéréotypent les rêves des gens, leur insufflant des désirs d’évasion qui deviennent pacotille, passés au filtre de leur sottise). Je distingue de somptueuses propriétés étagées dans une verdure hors de prix, d’immenses piscines aux architectures bizarres et qui font appel à tous les bleus et tous les verts jamais conçus par la nature ou par l’homme.
Tout en bas : l’océan, dit Pacifique, avec des voiles, des bateaux à moteur, des véliplanchistes, des Daboville, des carcasses bronzées, des paquebots au loin, des cerfs-volants au plus près, des taches d’huile, des lutins, des butins, des hutins, des mutins, des putains qui grouillent sur le sable blanc. A droite, des palaces, à gauche, des restaurants. Un peu partout, des oriflammes qui claquent au vent (en cas de défaillance d’Eole, chaque mât est équipé d’une soufflerie).
Je me décide enfin à appeler l’ultime Smith de l’étude Smith, Smith, Larson and again Smith. Il me répond, sachant que je suis moi, s’exclame de satisfaction parce que nous sommes à Los Angeles et paraît fortement impressionné d’apprendre que nous logeons chez Harold J.B. Chesterton-Levy, l’empereur d’Hollywood.
— Je viens tout de suite ! annonce-t-il en produisant déjà un bruit de moteur d’auto avec la bouche.
Je m’attarde un instant devant la poupée gonflable installée dans un fauteuil. Sur le guéridon posé près d’elle, se trouve une sorte de tableau constellé d’une série de touches dont chacune comporte une indication. Sur la première, y a écrit « voice » (voix). Je l’enfonce. Le mannequin se met alors à jacter. Voix de Marilyn (c’est d’ailleurs le nom de la poupée). T’ai-je informé qu’elle portait des bas, un porte-jarretelles, une culotte noire fendue et un boléro d’hermine ? Sa chevelure est d’un blond pétasse très platiné.
Elle dit :
— Bonjour, beau gosse. Je m’appelle Marilyn et tu me fais mouiller de désir. Si tu veux que je te commence par une pipe, enclenche la touche numéro deux. Si tu veux me bouffer la chatte, use de la touche numéro trois. Pour baiser, il faut me porter sur le lit et revenir enclencher la numéro quatre. En ce qui concerne l’étreinte anale, enduis ton sexe de vaseline (le pot est près des commandes) car je suis neuve et mon anus est encore en rodage. Pour d’autres fantaisies, reporte-toi à la notice qui se trouve sous mon bas de la jambe droite. Terminé.
N’ayant pas la perversité robotique, je délaisse cette compagne des temps futurs et vais me servir un verre de Château-Yquem.
Tandis que je le déguste, regard clos, comme il sied, et les genoux parfaitement parallèles au bord de mon siège, l’écran de télévision s’allume et surgit du néant un gros plan d’Angela.
— Tout est O.K., monsieur San-Antonio ? demande la collaboratrice du produc.
— Ça baigne, my dear.
— Il y a-t-il quelque chose ou quelqu’un que vous souhaiteriez ?
Tu connais ton pote Sana ?
— Vous, réponds-je, mais je me doute que c’est impossible, alors je rêve.
Elle a un sourire métallique (alors que la poupée en possède un plus humain) et l’écran redevient un rectangle con de verre inerte et troublasse.
J’ai déjà éclusé la moitié de la fabuleuse bouteille (je préfère appeler la chose un flacon, le mot me semblant plus aristocratique) lorsqu’on m’annonce l’arrivée de Mister Smith.
Je vais l’accueillir sur le pas de ma porte.
C’est un grand garçon d’une trentaine d’années, aux cheveux ondulés, de couleur déjà grise, vêtu d’un costard prince-de-galles et d’une chemise bleue, ce qui est d’un classicisme propice à sa profession. Visage allongé, basané et rieur, regard clair, direct.
Jeu du serrement de paume.
Il sent bon l’eau de toilette virile. Tout comme moi, il porte une Pasha Cartier au poignet, équipée d’un bracelet bleu intense.
— Ainsi, vous avez décidé Mister Legorgeon à venir jusqu’ici ?
— Affirmatif ! conné-je, pour dire de. Je vais lui demander de nous rejoindre ; mais auparavant j’aimerais discuter un peu avec vous.
— Facile.
— Vous savez de quoi est décédée la fille Fouzitout Martine ?
— Pas la moindre idée.
— Qui vous a informé de sa mort ?
Il sourit très nacré :
— Elle, monsieur le directeur.
— Pas banal. De quelle manière ? Un guéridon tournant ?
Il puise dans une mince serviette à manettes un fourre contenant un seul feuillet et me le présente. C’est une lettre non datée adressée à l’étude Smith, Smith, Larson and again Smith. Je la lis :
Messieurs,
Quand la présente vous parviendra, je serai morte et incinérée ; vous voudrez bien, dès lors, procéder aux formalités testamentaires inhérentes à mon décès et prévenir au plus vite M. le professeur Félix Legorgeon, mon héritier, en l’invitant à faire jouer ses droits. La personne chargée de vous faire tenir cette lettre y joindra la photocopie de mon permis d’inhumer certifié par les autorités locales.
Veuillez agréer l’expression de mes salutations empressées et définitives.
Au verso de la bafouille se trouve la reproduction d’un certificat de décès signé d’un docteur Douglas Ferblan, de Venice. Le document comporte une apostille de la police.
— Vous pouvez le conserver, assure joyeusement Smith, il s’agit d’une reproduction.
— Qui vous l’a fait tenir ?
— Le prêtre d’une paroisse catholique de Los Angeles ; le père Machicoule. Voici son adresse.
Il arrache un feuillet collé à l’intérieur de sa serviette.
— Merci de votre efficacité, Smith. Larson va bien ?
Il sourcille.
— De quel Larson parlez-vous ?
— Eh bien, de votre dernier partenaire, celui qui figure sur le papier de votre maison.
Il rit de plus rechef.
— Oh ! lui, il n’a jamais existé. Grand-père avait intercalé ce patronyme dans la raison sociale, histoire de couper un peu cette foutue litanie des Smith.
Ils sont farceurs dans leur famille !
Je mande M. Félix et il se pointe, muni de ses pièces d’identité. Présentations, gratulations. Un chant de coq retentit dans la vaste demeure.
— Tiens ! Déjà midi, note le professeur.
— Je me suis muni des clés de votre maison, déclare le notaire, désirez-vous que nous nous y rendions tout de suite ?
— Volontiers, accepte Félix.
Il va ramasser son monstre et nous partons à bord de la Mercedes (dernier chic en Amérique) de Smith.
— Appelez-moi James ! nous dit-il. Ainsi vous êtes lié avec le grand Harold J.B. Chesterton-Levy ?
— Intimement, mens-je.
— Vous savez que c’est le number one d’Hollywood ?
— Je sais.
— Le gouverneur lui mange dans la main et les flics balaient de leur langue le trottoir qu’il emprunte.
— Cela va de soi.
— Quand il a envie de baiser, il fait téléphoner à n’importe quelle vedette et elle enlève déjà sa culotte en grimpant l’escalier de sa chambre !
— Une vie de rêve, quoi !
— Un jour qu’il était amoureux, il a fait colorer le ciel et l’océan en rose pour accueillir l’objet de sa flamme.
— Un type bien, apprécié-je.
— Quelqu’un ayant volé le bouchon de radiateur de sa Rolls, il a ordonné qu’on branche le suivant sur une batterie spéciale et deux types sont morts foudroyés dans la semaine d’après.
— Bien fait pour leurs pieds, James !
— Vous savez qu’il ne s’appelle pas Levy ?
— J’aurais plutôt pensé qu’il ne s’appelait pas Chesterton. Pourquoi a-t-il ajouté ce nom israélite au sien ?
— Pour inspirer confiance. En réalité, il est d’origine galloise.
— On joue beaucoup avec les patronymes dans votre beau pays, non ?
— Exact, Tony. Ce qui importe, ici, c’est l’efficacité.
— Ça paie !
On pénètre dans Venice, ville sans le moindre rapport avec son homonyme italienne.
Populeux, coloré, cradoche. Plages à bon marché. Ça fouette la friture inrenouvelée, le poisscaille mécontent, la sueur prolétarienne, le parfum-couvre-merde. Le quartier black bidonvillise à mort. Le matériau le plus usité est la tôle ondulée (et, comme dit Béru : les vaches aussi ont du lait).
Dans un premier temps, James Smith se plante car il n’est jamais venu voir la maison de feu Martine Fouzitout ; il y a dépêché un de ses collabos et, ce qu’il sait de la masure, c’est par ce messager d’élite qu’il l’a appris.
On stoppe pour finir (plutôt pour commencer, tu verras !) devant une crèche en planches peinte en vert et rouge, avec tout de même un soubassement de briques. Trois marches de bois, démises et plus branlantes que les ultimes dents d’un vieux cultivateur pyrénéen, permettent d’accéder à une porte vitrée. Smith essaie deux clés et, naturellement, c’est la seconde qui sésame. Nous pénétrons alors dans un singulier logis, sombre, où flotte une odeur indéfinissable, plutôt opiacée, je dirais. Une sorte de livinge où règne ce que les vrais écrivains qui ont leur patente et la Légion d’honneur appelleraient « un désordre indescriptible ». Ce n’est que souillerie, vaisselle sale, déchets, bris de meubles.
— Suivez mon conseil, fait James Smith : mettez cette baraque en état avant de la vendre car telle qu’elle est on vous en proposerait le quart de sa valeur.
Félix se déclare pleinement d’accord avec ce judicieux raisonnement.
La pièce contiguë au livinge est, bien entendu, une chambre. D’emblée, on sent qu’au départ elle fut aménagée avec goût : lit capitonné d’un beau tissu à fleurs, à présent taché de café, de sang, et constellé de brûlures de cigarettes. Tapis et rideaux troués, maculés, arrachés à demi de leurs tringles en ce qui concerne les derniers. Un secrétaire disloqué et une commode sans ses tiroirs attestent les débordements de la locataire, de même que des chaises Napoléon III, qui se sont mises à l’unisson en n’ayant également que trois pattes. Quelques dessins sont miraculeusement restés aux murs, d’autres, moins respectés, gisent sous le lit.
La mère Fouzitout devait se payer des crises d’éthylisme mimi tout plein, crois-je deviner. Ce n’est pas la drogue qui donne ce genre de réactions, mais l’alcool. D’ailleurs, je n’ai pas de mérite à deviner la chose vu que partout gisent des bouteilles de vin rouge vides.
— J’ai différentes pièces à vous faire signer, déclare Smith, essayez de trouver une chaise valide, Mister Legorgeon.
Il ouvre sa belle serviette à manettes rentrables et étale des papiers sur un coin de table préalablement débarrassé des saloperies qui l’encombraient.
En homme avisé, le prof me prie de lui traduire les documents proposés à son paraphe.
Tout me paraissant O.K., je laisse Félix distribuer des autographes.
Ensuite de quoi, l’ultime survivant de la maison Smith, Smith, Larson and again Smith nous ramène à Malibu et nous prend un gros congé, après avoir remis les clés de son héritage à l’Eminent.
Son départ étant acquis, M. Félix me chope pour un concile à Bulle (Canton de Fribourg).
— Pensez-vous, Antoine, que cette ignoble bicoque méritait que nous nous déplacions ?
— Sans aucun doute, fais-je-t-il.
— Mais elle ne vaut pas tripette ! regimbe « la queue du siècle ».
— La construction, certes, je vous l’accorde (à violon), mais ce qu’il y a à l’intérieur vaut une petite fortune, mon bon.
— Que me baillez-vous là, mon petit ? Ce n’est que mobilier réduit en épaves, ordures et déjections séchées. Cette malheureuse était retournée à l’état sauvage. Les draps de son lit témoignaient de menstrues incontrôlées, ce qui est le bout de la nuit chez une femme !
— Seulement, il y a le reste, cher Félix.
— Et c’est quoi, le reste ?
— Les dessins accumulés dans la chambre.
J’empare le vieux calepin qui me vient de mon papa et trouve la page sur laquelle j’ai établi l’inventaire :
— Onze Magritte, lis-je. Cinq Botero, deux Gnoli, une gouache de Nicolas de Staël, deux de Delvaux, le tout représente plusieurs millions de francs.
Rempochage du carnet à couverture de moleskine noire, papier jauni et rayures. Je t’en ai souvent parlé : il s’agit d’un lot racheté jadis par papa à un papetier en déconfiture (de coings).
Il est siphonné complet, le prof.
— C’est sérieux, Antoine ?
— Elémentaire, mon cher Watson ! Nous retournerons tantôt dans votre nouvelle maison, nous prendrons l’une des œuvres dont je vous parle et la ferons expertiser pour vous convaincre.
Il secoue la tête, comme accablé.
— Riche, moi ! s’exclame-t-il. Il ne pouvait rien m’arriver de pire ! Comment vais-je employer tout cet argent ?
— Vous pouvez ne pas convertir la collection en dollars, mais la conserver telle qu’elle est et continuer de vivre votre quotidien auprès d’elle, lui fais-je. Après tout, ce sont des dessins qu’elle vous lègue, votre élève d’autrefois ; pas de la money.
— Très juste, dit Félix, brusquement soulagé.
Le majordome vient nous annoncer que le lunch est servi.
— Sir, ajoute-t-il, la clinique Santa Tempaxa vient de téléphoner pour dire que votre ami souffre d’un red-backside purulent consécutif à un frottement des parties lésées par une plante tropicale vénéneuse bien qu’elle soit d’agrément. Cela s’appelle le basic-instinct-corrosif. L’on va lui faire l’ablation de ses parties charnues inférieures et tenter de lui greffer le séant d’un chimpanzé, en remplacement.
— Rien ne saurait mieux lui convenir, assuré-je.