Il est rarissime qu’un Américain parle le français, c’est pourquoi je suis surpris quand ma secrétaire (j’en ai une toute neuve pour remplacer le brigadier Vatefère, parti en retraite) m’ayant annoncé que j’ai en ligne l’étude Smith, Smith, Larson and again Smith, de l’Os-en-gelée, comme dit Béru, c’est une voix d’homme maniant admirablement notre langue qui m’entreprend :
— Ici James Smith, monsieur le directeur.
— Vous êtes lequel des trois ? Le premier, le second ou le quatrième ?
— Je suis les trois, monsieur le directeur ; mon grand-père et mon père sont décédés.
— Je suppose qu’il est trop tard pour vous présenter mes condoléances ?
— Pas du tout ; ils se sont tués la semaine dernière dans le crash du vol pour Chicago.
— Navré.
— Pas tant que moi, monsieur le directeur ; mon père était un sale con, mais j’adorais mon grand-père qui avait fondé la boîte.
La voix dégage une énergie peu commune, m’est avis que l’étude connaîtra encore de longues années de prospérité avec, à sa tête, un driver de ce tonus.
L’héritier des Smith et Smith reprend :
— Si je vous téléphone c’est, vous le pensez bien, parce que j’ai reçu votre lettre à propos de l’héritage de votre ami. Je connais d’autant mieux l’affaire que c’est moi qui ai enregistré le testament de Mlle Martine Fouzitout.
— Il y a longtemps ?
— Trois mois.
— Elle avait quarante-quatre ans ?
— Exact.
— N’est-ce pas jeune pour établir un testament ?
— Cela ne veut rien dire. J’ai connu des testataires de vingt-cinq ans.
— Ils ne sont pas décédés trois mois plus tard ?
— Non, c’est exact.
— Quel effet vous a produit cette femme ?
— Plutôt bon. Peut-être buvait-elle un peu car j’ai cru déceler certains des stigmates de l’alcool sous son maquillage ; mais elle était restée assez jolie fille, avec des formes convenables, et des vêtements plutôt chics, comme on dit à Paris.
— Vous a-t-elle laissé entendre qu’elle courait un quelconque danger ?
— Absolument pas.
— Vous ne l’avez vue qu’une seule fois ?
— Le simple dépôt d’un testament n’entraîne pas des relations suivies avec son notaire, monsieur le directeur.
— Bien sûr. Et que lègue-t-elle à Félix Legorgeon ?
— La totalité de ses biens.
— Qui se composent ?
— D’une modeste maisonnette dans le quartier minable de Venice.
— Ça vaut quoi, à vue de nez, ce domaine ?
Rire joyeux de mon terlocuteur.
— Ça vaut la poignée de dollars qu’un coloured voudra bien donner. Cela dit, peu est mieux que rien, comme disait mon cher grand-père, et l’héritier devrait venir régler cette situation. Je pourrais le mettre en rapport avec un ami à moi qui fait dans l’immobilier. Ce qu’il tirerait de son héritage lui paierait de toute façon son voyage. S’il ne connaît pas la Californie, ce serait une bonne occasion.
— C’est qu’il s’agit d’un bonhomme assez particulier, monsieur Smith, ce que les braves gens de France appellent « un original » ; je vais faire pression sur lui pour essayer de vous l’envoyer. Ah ! dites-moi, disposez-vous de quelques coordonnées concernant les attaches en France de votre cliente ?
— D’aucune. L’opération qu’elle a effectuée chez nous n’exige pas de curriculum.
On se quitte en se gratulant le con, comme deux correspondants persuadés mutuellement qu’ils sont sympathiques.
Ma pomme rêvasse un instant devant un dossier ouvert relatif à une histoire de drogue dans le quinzième, dont je subodore les ramifications. N’après quoi, je sonne ma secrétaire :
— Rappliquez avec votre bloc, Lise, je vous prie.
C’est une fille très bien, du genre sérieux. Brune, coiffure géométrique de l’époque Arts déco, regard indéfinissable : couleur noisette à reflets verts, très chouette. Les seins aussi dodus que ceux d’une planche à repasser ; par contre un fessier ferme et parfaitement rond que moule étroitement son jean noir.
Elle porte un chemisier rouge, à col noir, un tour de cou ancien en or. Le chemisier, déboutonné jusqu’à l’estomac, laisse constater la navrance d’une poitrine encore en devenir. Et pourtant, malgré sa pénurie de glandes mammaires, il y a un je-ne-sais-quoi qui m’excite dans ce paysage désolé. Je suis un cérébral, avec des fantasmes à ne plus savoir où les fourrer !
Huit jours qu’elle est en poste dans le burlingue contigu, et déjà précieuse. Bientôt indispensable. Le genre de gonzesse qui arrondit le quotidien d’un homme occupé, l’assiste, mine de rien, et devient vaguement pour lui une espèce de petite maman extérieure.
Lise est la fille de feu le commissaire Léchot qui s’est fait zinguer dans un conflit de générations avec de jeunes truands irascibles. Jadis, Messieurs les Hommes butaient avec discernement et, en tout cas, jamais un flic. De nos jours, ils sulfatent à tout-va, pour souvent pas grand-chose et parfois pour rien. Cruautés gratuites, assurent les sociologues. Hitler avait prédit la venue d’une génération de tueurs, ce doux visionnaire. Il assurait que le règne de la férocité viendrait bientôt et que le taux de mortalité s’accroîtrait dans des proportions fantastiques. Je me demande s’il avait pas le nez creux, Adolf, mine de rien ?
A la mort tragique de son père, Lise a largué ses études de droit pour travailler. Alors on l’a prise à la Grande Crèche et c’est le gars Mézigue qui s’en est chargé, en tout bien, tout honneur. J’ai une mentalité biscornue ; pour moi, la femme d’un ami c’est sacré : faut qu’elle y passe. Mais la fille d’un ami mort, je la respecte !
— J’ai un boulot pour vous, ma gentille. Notez une identité : Martine Fouzitout (avec un « z »). Cette personne a fréquenté la fac de sociologie voici une vingtaine d’années en arrière. Retrouvez-moi ses coordonnées de l’époque ; ils doivent bien avoir son dossier aux archives de cette faculté.
Elle trace quelques lignes rapides sur son bloc.
— Je m’en occupe tout de suite, monsieur le directeur.
L’envie me prend de lui dire de laisser quimper le « monsieur le directeur » pour m’appeler Antoine, mais, réflexion faite, ça ferait jaser. Mes gars croiraient que je la saute et j’aime trop la vérité pour laisser se développer pareil malentendu.
A midi, je passe à la clinique André-Sarda où Jérémie est en rééducation pour son nouveau fémur[1]. Je découvre Blanche-Neige en training rouge, en train de peser avec sa jambe scrafée sur un harnais de cuir qui tracte une gueuse de plomb.
Mon bon Noirpiot s’évertue, suant et soufflant fort de son nez en forme de gant de boxe. Il me rit (on dit bien : il me sourit) et je peux vérifier le parfait alignement de ses trente-deux dominos.
— Tu fais des progrès ! le félicité-je.
— A chaque jour suffit sa peine, mec. Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Moi ? Rien, tout baigne.
— Mon cul ! Je te connais. Quand tu te trimbales une arrière-pensée persistante, tes pattes-d’oie s’accentuent.
— Merci pour les pattes-d’oie !
— Et alors ! A partir de dix-huit ans, tout le monde en prend ! Y a pas un âge pour vieillir, on vieillit en naissant. Allez, raconte, ça te fera du bien !
Je réfléchis, surpris, parce que, très vraiment, je ne me sens pas en état de tracassage. Mais ses deux sulfures bombés me fouaillent le subconscient. Force m’est d’admettre qu’en effet, un « tout petit quelque chose me turluqueute ».
Et alors, doucettement, je me mets à lui parler de l’héritage échéant[2] à Félisque. Je lui raconte tout, à mon pote, et quand j’ai achevé ce récit qui n’est pas long, j’ajoute :
— Je ne vois pas pourquoi je te narre ça, c’est tellement sans importance.
Il s’arrête de faire geindre sa poulie (soyez poulie, je vous prie !). Me contemple à nouveau et déclare :
— Tu sais bien que ça n’est pas sans importance, Sana ! T’es trop bon flic pour ne pas avoir illico reniflé du pas catho. C’est une odeur que tu connais bien. Je la trouve boiteuse, comme histoire, cette gonzesse qui se jette à la tête de son prof, puis qui, au bout d’un certain temps, abandonne ses études, la France, ses parents, pour filer aux U.S.A. sans prévenir personne. Elle s’installe à Los Angeles et bricole assez pour se payer une masure. Vingt ans se passent. Soudain, elle pressent qu’elle va crever et décide de laisser sa maisonnette au prof qui lui a si « fortement » révélé l’amour. Car, pour tester à cet âge, il faut envisager sa fin prochaine, tu en es d’accord ? Et d’ailleurs, si elle croyait en ses « espérances normales » de vie, elle ne léguerait pas sa maisonnette à un vieux type d’au moins vingt-cinq ans son aîné. Juste ?
— Tout à fait.
— Conclusion, si cette affaire nous tombait dessus, à Paris, nous chercherions illico à savoir de quoi et comment elle est morte ; toujours d’accord ?
— Toujours.
— Maintenant, une question… Crois-tu que Martine Fouzitout léguerait à un Français de France une bicoque sans valeur, située à douze mille bornes de là ?
— Si elle ne possède que cela, pourquoi pas ? Tester est un acte de foi ou d’amour ; on ne peut donner plus que l’on n’a.
— Dans sa description, ton Smith ne t’a-t-il pas dit qu’elle était assez élégante ?
— Si.
— Ce qui ne correspond pas à l’idée de masure !
— J’ai connu des femmes pauvres qui mettaient toutes leurs piastres dans les chiffons.
— Tu comptes faire quelque chose, grand ?
— Que veux-tu que je fasse ?
Il se remet à tirer sur sa gueuse de fonte. De la sueur transforme sa frite en statue d’ébène. Il est superbe, mon Noirpiot !
— Tu ne te plumes pas trop dans ta clinique, All Black ?
— Ma tribu vient me voir tous les jours. J’ai même réussi à planter un nouveau locataire à Ramadé qui était en pleine ovulation.
— Et la France paiera les allocs, soupiré-je ; tu cherches à prouver quoi avec ta horde de négrillons ?
— Ce que Mathias cherche à prouver avec sa horde de rouquins, riposte mon ami.
— L’instinct de reproduction est la plus grande plaie du monde, annoncé-je, pénétré.
Je le quitte en lui souhaitant « bonne continuation ».
Le printemps est précoce, cette année. Les pelouses de la clinique sont piquetées de perce-neige. Tandis que je m’attarde à admirer ces humbles et pâles fleurettes, une main tremblante se pose sur mon avant-bras. Pinuche ! Grandiose dans un manteau d’astrakan (la fourrure est à l’intérieur), coiffé d’une toque fabriquée avec les « tombées » de la pelisse et qui lui donne l’air d’un vieux boyard épargné par les tribulations révolutionnaires de la sainte Russie.
Son sourire aux dents jaunes me marque de la tendresse.
— Comment se porte Othello ? me demande-t-il en désignant le bâtiment géométrique.
— Il pédale et fait des gosses, résumé-je.
Je prends congé de Baderne-Baderne pour rendre visite à un immeuble sis dans le quartier de Vaugirard. Celui qu’habitait Martine Fouzitout au temps de sa licence et que Lise, ma secrétaire, a retrouvé, grâce aux archives de la fac.
Maison de quatre étages, de bonne apparence. Architecture des années 30 : pierres de taille dans le bas, balcons dans le haut. Porte cochère plus épaisse que celle d’un château féodal.
Je passe le porche et m’arrête devant la loge de la gardienne pour prendre connaissance du tableau des locataires. Pas de Fouzitout dans le secteur.
— Vous cherchez quelqu’un ? s’informe une forte dame munie d’une choucroute dont le jus dégouline à travers les mailles de son filet à provisions.
On en voit de moins en moins (pas des choucroutes, des filets).
La grosse arrivante a un trousseau de clés à la main et ouvre déjà la porte de la loge.
— Fouzitout, dis-je.
Mon interlocutrice lève les yeux vers la lanterne de fer forgé aux vitres jaunes, pendue au plafond.
— Ça remonte à Jérusalem ! s’exclame-t-elle.
— Vous avez connu ça ?
— De justesse. La mère est morte l’année où j’ai pris mon service ici.
— C’est-à-dire ?
La choucrouteuse compte sur ses doigts, ce qui lui complique la tâche car ils sont insuffisants à assurer le calcul. Abandonnant son boulier à phalanges, elle s’exclame :
— Oh ! oui, c’était l’année où Mitterrand a pris le pouvoir.
J’aimerais rectifier l’impropriété de l’expression qui sous-entend qu’un dictateur gouverne notre pays, mais je préfère laisser quimper. On ne donne pas de leçons de français à quelqu’un dont on espère des renseignements.
— Quatre-vingt-un ? concrétisé-je.
— Positivement !
Enfin quelqu’un qui use des adverbes !
— Elle vivait seule ?
— Complètement. Veuve ! Son mari s’était suicidé quelques années plus tôt et sa fille les avait quittés pour aller vivre aux Etats-Unis d’Amérique. La pauvre femme est morte de chagrin ; elle ne mangeait pratiquement plus : café au lait, matin et soir ! Elle ne quittait plus son lit sur la fin et c’est moi qui m’occupais d’elle.
« Je lui conseillais d’entrer à l’hôpital, mais elle refusait. Un matin, je l’ai trouvée inanimée, j’ai prévenu le S.A.M.U. et on l’a embarquée, mais elle est morte le surlendemain. J’ai pas pu aller à son enterrement parce qu’à l’époque j’avais des règles si douloureuses que je pouvais pas sortir. Paraît qu’il y a eu personne à ses funérailles ; juste les gars des pompes et le curé. »
— L’essentiel, en somme ? conclus-je.
— Pratiquement !
— Pendant les quelques semaines où vous l’avez connue, elle vous a parlé de sa fille ?
— Jamais ! Un jour, il est arrivé une lettre de l’administration au nom de Martine Fouzitout. La vieille m’a dit de la renvoyer avec la mention « inconnue », et elle a ajouté que sa fille n’existait plus depuis presque dix ans. Elle avait une figure si tragique que je n’ai pas posé de questions.
— Et de son époux, elle vous en a parlé ?
— Juste pour me dire qu’il était mort parce qu’il possédait trop d’honneur. M’est avis que leur fille a dû faire des conneries « là-bas » et qu’ils l’ont su.
Triste histoire ! Elle m’assombrit l’âme. Ce genre de récit sur la misère des hommes me plombe le cœur et je me sens en navrance existentielle.
Je remercie la dame à la choucroute.
— Vous êtes quelqu’un de la famille ? demande-t-elle avant que je m’évade.
— Non, je venais juste annoncer le décès de la fille ; mais puisqu’il n’y a plus personne pour porter le deuil…
Sur l’instant, elle a refusé mon invitation au restaurant, m’man, comme quoi elle avait un haricot de mouton tout prêt ; mais je lui ai fait valoir que c’est le genre de plat qu’on peut réchauffer indéfiniment sans qu’il perde sa succulence.
Elle en est convenue. J’ai ajouté que j’avais envie de fruits de mer et que, chez Marius et Jeannette, ils ont des clams gros comme des étuis à cors de chasse. Félicie, c’est son vice, le fruit de mer, alors elle a déclaré forfait et elle est montée se changer. A mis sa robe mauve, son améthyste montée en broche, son manteau gris à col d’astrakan. Un soupçon de fond de teint, une virgule de rouge à lèvres et la voici partante pour la virouze des grands-ducs, m’man.
Saboulée, franchement, elle paraît pas son âge ! Un jour j’ai même surpris un gazier de pas cinquante balais qui jouait des châsses pour la draguer. T’aurais vu son numéro de charmeur à ce nœud volant ! Qu’à la fin, je suis allé à sa table, j’ai versé son verre de bordeaux dans ses coquilles Saint-Jacques à la crème et lui ai dit de se casser d’urgence et que je réglerais sa note. Il est parti sans réclamer son dû ! Ma vieille était toute fiérote de me voir comporter ainsi. Un fils jalmince, c’est pas courant. Je sais des lecteurs qui vont parler de penchants incestueux, avec leur esprit tordu ; mais je m’en torchonne le fion.
Bon, m’man descend l’escadrin en tenant son beau sac à main sous le bras. Pimpante, la chérie, radieuse.
Elle éteint tout, partout, biscotte on est économes chez nous autres Dauphinois. P’pa m’expliquait que laisser de la lumière dans une pièce vide, c’est comme de pas fermer en plein le robinet d’un tonneau. A quoi bon « déperdre » le courant électrique ? Je tourne trois fois la clé dans la serrure (on ne peut pas davantage). Et nous voilà à traverser le jardin nu dans l’hiver. Juste quelques cardons entortillés de sacs à pommes de terre ficelés serré pour pas qu’ils gèlent.
J’ouvre la portière de ma 600 SL à Féloche. Et comme ma brave femme de mère s’insinue dans la prestigieuse tire, voilà qu’une Rolls très Royce stoppe devant chez nous. Une horde en jaillit : Pinaud, Béru, Félix, le Marquis. Juste le chauffeur de César qui demeure à son poste. Moi, ébahi, je regarde cette déversance, pas joyce de l’arrivage inopiné.
— J’ croive qu’on tombons à pique ! jubile Sa Majesté ; vous partassiez ?
— Nous sommes invités à dîner chez des amis, mens-je.
— On s’ra pas longs, promet l’Enflure, l’temps d’te siffler deux quilles de beaujolpif et on les met !
— Nous sommes en retard, argué-je.
— Tu fil’ras un coup d’ grelot à tes potes pour t’escuser ; on a quéqu’chose d’important à t’annoncecer, grand, rétorque l’Obstiné.
M’man qui est l’accueil fait femme est déjà à trottiner à travers le jardinet.
Ils entrent. Démocrate foncier, Béru a invité le chauffeur à se joindre. Une chose en amenant beaucoup d’autres, une heure plus tard, on est tous assis autour de la grande table de cuisine, à claper le haricot de mouton en manière d’amuse-gueule.
On se sépare à minuit trente, heure de Greenwich. Pascal, le chauffeur est bourré à mort car on a liquidé vingt-deux bouteilles de Fleurie sur les vingt-quatre que m’a offertes mon ami Louis Prin, de Ma Bourgogne, le champion de France des vins de comptoir. Dans l’intervalle, « ces messieurs » m’ont révélé l’objet de leur visite nocturne : Pinaud, toujours grand seigneur, nous invite tous à Los Angeles pour aller « toucher » l’héritage de M. Félix.
Toi qui me lis fidèlement, tu dois te souvenir que j’ai déjà traité de l’Os-en-gelée et de sa banlieue Venice dans une œuvre colossale intitulée Al Capote, ouvrage dont le retentissement fut énorme car il apporte enfin la solution sur l’affaire Kennedy. Dans ce livre exceptionnel, je te parlais d’un ancien détenu nommé Bolanski, crois-je bien, auquel je rendis une visite mouvementée au cours de laquelle Béru déclencha un sombre patacaisse avec la police du cru pour avoir montré sa queue à notre taxiwoman noire. Si tu n’as pas pris connaissance d’un tel roman, cours le demander à ton libraire et, pour le cas où tu ne le trouverais plus, écris de ma part à la librairie Choc Corridor, rue des Trois-Marie, à Lyon, où Jacky, le directeur, se consacre à la permanence de mes zœuvres sur le marché, comme les jésuites au culte de Sainte Tignasse de l’Aïoli (Béru dixit).
Bref, de retour dans la capitale du cinéma par un beau soleil capiteux, j’éprouve le sentiment de ne l’avoir point quittée. Le prestigieux mot « Hollywood » s’inscrit toujours en immenses caractères blancs sur le vert de la colline où l’on a tourné tant de conneries, plus quelques chefs-d’œuvre en noir et white que la télé nous repasse parfois sur le coup (unique) d’une heure du matin.
Cette fois, nous descendons à l’hôtel Sacramento, lequel se trouve à gauche de la gare routière quand tu regardes les côtes japonaises depuis le front de mer.
Notre richissime ami n’a pas lésiné. Non seulement il nous a fait voyager en first, mais de plus, il a pris une suite pour chacun de nous, y compris pour le Marquis bas de plaftard, qui continue de « chanter le coq » sans tenir compte du décalage horaire. Dans l’avion, il a mis les hôtesses en émoi, le pauvre Lagrande-Bourrée car il est rarissime que des passagers d’Air France, longs jets, se livrent à de telles fantaisies vocales. Et le voici qui remet le couvert dans l’immense hall du Sacramento, au grand dam des employés.
Cette criée de gallinacé, heureusement, apporte une diversion judicieuse à l’exploit intestinal de Béru. Il faut te préciser que notre cher compagnon d’équipée, profitant de son voyage en premières, a abusé des blinis au caviar arrosés de crème aigre. Il a consommé ceux de Félix qui a horreur de la chose, ceux du Marquis et en a redemandé quatre fois à l’hôtesse. Il en résulte un déséquilibre digestif, rarissime chez ce puissant bâfreur, lequel se traduit sous la forme peu avenante d’une diarrhée incoercible.
Une cruelle débâcle le saisit lorsque nous passons la porte tournante de l’hôtel. Le Gradu s’élance avec tant d’impétuosité que la lourde pivote en force et décrit deux tours complets avant de rejeter son passager à la rue.
Cela complique la situation critique d’Alexandre-Benoît lequel, saisi de folie furieuse, se met à hurler :
— Les chiches ! Les chiiiiches, bordel, sinon va y avoir des traces de freinage dans mon bénoche !
Il réussit sa deuxième expédition, pénètre dans l’hôtel, biche un groom bleu et or par le colback :
— The gogues, mec ! The gogues immédiatly, que sinon j’incline tout’ responsabilitance !
Mais l’autre pomme, tu penses, il est mexicano ; le discours de l’arrivant, il y entrave ballepeau. Là-dessus, le Marquis joue Chantecler, ce qui fait sursauter tout le monde. Exténué des sphincters, le Mammouth se rue dans le salon proche, tombe son bénouze et se met à chier comme un fou sur une plante tropicale en pot, qui passait par là sans rien demander à personne.
Le pilonnage est intense et évoque Pearl Harbor dans sa phase la plus épique. Deux vieillardes occupées à vider une théière cessent de boire leur eau chaude pour tenter de comprendre ce qui se passe. L’une d’elles, presque aveugle, mais qui parvient pourtant à discerner le sexe béruréen, demande s’il s’agit d’un éléphant échappé du zoo. Bérurier continue de tirer ses salves impitoyables.
— Scuse-mi, mes ladies, lance le cher homme aux dames interdites ; quand t’est-ce ça vous prend, ces choses-là, faut s’soumett’ ou s’démett’ ; d’un peu plus tout c’bonheur partait dans mon froc et c’tait la cata ! J’eusse dû procéder à un’ tolette en rég’, ce dont j’apprécille pas beaucoup. Slave dit, si j’aurais un conseil à vous donner, c’s’rait d’aller faire une virouze su’ la terrerasse d’où vous pouvez jouir d’un’ vulve impr’nab’ su’ l’Océan. Vos tarins poudrés auront tout à y gagner.
Ayant enfin terminé sa boyasse-partie, il cueille sans vergogne (juste avec la main) les feuilles en forme de palettes de la plante et s’en sert de faf à train ; il les dispose ensuite sur le résultat de sa « mise à jour », histoire de dissimuler les traces de son passage, ainsi procèdent les chats.
Reculotté, il s’approche des deux vieillasses épouvantées.
— Mes chéries, leur dit-il, j’en sais d’autres qu’auraient offusqué à vot’ place, aussi j’vous complimente.
Magiquement, la moins vieille des ancêtres comprend et parle un peu de français. Oublieuse de la partie excrémentielle de l’incident, elle n’en retient que le principal, à savoir l’apparition fugace du membre colossal. En brave Américaine soucieuse d’apaiser ses curiosités, elle demande au Gros s’il serait possible de revoir la chose une dernière fois.
Peu formaliste, le chieur-sur-plante-en-pot exhibe son tube lance-torpilles sans se faire prier. Les consommateuses de thé poussent des cris d’admiration, assurant qu’elles n’en ont jamais vu de semblable.
— Si vous l’prendrez su’ c’ton, assure Béru, je vas vous faire admirer l’ clou d’not’ collection.
De sa voix de stentor, il hèle :
— Félisque ! T’as une minute pour montrer ton chibre à des dames d’la bonne société ?
Notre ami prof qui stagnait avec nous devant le vaste comptoir de marbre de la réception, va rejoindre Alexandre-Benoît, lequel le prie d’extraire de ses braies le boa qui s’y love.
En homme parfaitement libre, n’importe le continent où il se produit, Félix extirpe le prestigieux mandrin en viande crue. Cris forcenés des douairières ! La presque aveugle tire une loupe de son réticule, ce qui ne fait qu’accroître la spectacularité du zob.
— My God ! My God ! déclame-t-elle comme du Shakespeare.
— Vot’ gode, la mère, vous pouvez l’laisser dans le tiroir d’vot’ commode quand on vous montre un panais pareil, classé monument hystérique, et qu’la Faculté d’Paris paie une pension à mon pote pour qu’y le laissasse à la science après sa mort !
Flatté par son succès, Félix déclare que ces deux aimables personnes sont attendrissantes et qu’il tient à les récompenser. Alors il ordonne au Marquis, qui ne le quitte pas d’une semelle, de se dépantalonner à son tour.
Une immense clameur fait vibrer les fondations de l’hôtel, voire les fondements de ses clientes. Ce qui apparaît alors au milieu des ors et de la pourpre palacieuses, est un défi au genre humain. Tu crois que Dieu s’est amusé à tenter un prototype auquel Il s’est empressé de renoncer en raison de sa complète inutilité et de sa monstruosité. Magine-toi qu’à première vue, le Marquis a TROIS jambes. Tu croirais le tronc multiple d’un palétuvier. Ça se réunit tels des tentacules de pieuvre. Cela est effroyable ; il s’agit d’une anomalie insoutenable. Les deux vieilles vivent l’instant culminant de leur longue existence. Ne savent où donner de la prunelle, vont du chibre féroce d’Alexandre-Benoît, à l’infirmité du Marquis en s’attardant au passage sur le chibraque fabuleux de M. Félix. Malgré tout, c’est à lui que revient la palme, son paf gardant les apparences d’une bite.
Chez Lagrande-Bourrée, il ne s’agit plus de gigantisme, mais d’accident de nature. Il fascine en écœurant. Tandis que le Gros et Félix déclenchent des convoitises plus ou moins réalisables, mais tout de même ENVISAGEABLES !
Un serveur attiré par les cris et l’odeur se pointe ! Son plateau lui en choit ! Ce bris amène du monde. Ce monde réagit différemment. Un pasteur veut appeler la police, appuyé en cela par le sous-directeur du Sacramento qui tient à la répute de sa crèche. Les dames présentes crient que « pas tout de suite, please ! » ; elles veulent regarder en plein, toucher même, si c’est dans leurs prix.
La situation est réglée par un grand monsieur chauve, à lunettes cerclées d’écaille qui n’est autre que Harold J.B. Chesterton-Levy, le fameux producteur, P.-D.G. de la Gloria Hollywood Pictures, auquel on doit des chefs-d’œuvre tels que Beignets de courgettes en fleurs, Le Château d’Os, Chérie, viens vite : j’ai fait gonfler ma bite, Barbe Bleue s’est rasé, et Ma femme est une sourcière.
Il contemple le tableautin à la Fragonard que constituent ces trois mâles (ô combien !) déculottés et s’approche de moi avec cette infaillibilité des puissants qui, au premier regard, savent reconnaître un manager d’un déboucheur d’évier.
— C’est vous qui vous occupez de ces gars ? me demande-t-il.
— Cela m’arrive, réponds-je.
Il fait claquer ses doigts et une jeune fille très blonde, coiffée court, vêtue d’une jupe-culotte noire et d’une veste de cuir blanche s’avance.
— Angela, fait-il (il prononce Anguéla), prenez rendez-vous avec monsieur pour demain en fin de matinée.
— Bien, monsieur Levy.
Le magnat saisit un bouton de mon veston léger.
— Dites à vos phénomènes de se reculotter et de ne plus montrer leurs sexes jusqu’à nouvel ordre.
Et tu sais quoi ? Cet homme subjugue tellement que je m’entends lui répondre :
— Bien, monsieur Levy.
Là-dessus, le cinémateur va pour s’éloigner, mais il revient sur ses pas en entendant le sous-dirluche repartir en vociférations chasseresses. Le monsieur nous prie de décamper séance tenante et de nous estimer heureux qu’il ne prévienne pas la police.
Le producteur (qui a conservé le bouton de mon veston dans le creux de sa main, en otage sans doute), déclare au sous-dirluche :
— Vous ne ferez pas de carrière, Haller ! Renvoyer des gens aussi singuliers de votre hôtel est criminel ! Je parlerai de vous à mon ami Tannerbaum, le propriétaire !
L’interpellé se met à applaudir des genoux, à perdre ses couleurs, à baver ses amygdales et à ajouter le fumet de ses vesses à l’odeur prenante des récents épanchements du Dodu.
— Tout compte fait, Angela, déclare le grand producteur international, inutile de prendre rendez-vous, vous allez installer tous ces messieurs à la Résidence de Malibu et je passerai les voir en fin de journée !
Telle est sa volonté !