Nous retrouvons le gros shérif (dans les westerns, les shérifs sont généralement gros et méchants, ils rotent bruyamment et leur haleine sent le hamburger aux oignons) en point de mire à l’emplacement du banc où il se fait photographier. Il est en décuite avancée. Pour l’activer, il a pris beaucoup d’Alka Seltzer, aussi rote-t-il avec véhémence et son haleine pue effectivement le hamburger aux oignons frits.
Comme c’est lui qui a arbitré le match Teddy-le-Red-Bérurier, il reconnaît en moi le supporter du vainqueur et me présente une bouille hostile. Ce mec ressemble à un éléphant sans trompe (on aurait remplacé ladite par un groin de porc). Ce matin, il a mis une chemise bleu marine, sur laquelle son étoile brille comme dans un ciel de crèche, un pantalon beige, en tissu léger, à travers quoi, quand il est au soleil, on voit la raie de son cul comme je te vois, ainsi que son gros pacsif de couilles inutiles et son foisonnement de poils sombres troisième choix (de ceux qui fouettent la ménagerie sans exciter les dames).
Mon lectorat captif n’ignore point combien je suis sensible aux personnages pittoresques, car ils donnent du piment à la vie. Seulement ce n’est pas le cas du shérif Garson qui n’est que con, repoussant et souilleur de rétines.
Il me regarde venir à lui, une paupière mi-close, comme un qui a la fumée de sa tige ou bien le soleil dans l’œil.
— Le môme et moi venons vous déclarer un sinistre, shérif, annoncé-je.
— Pas possible !
— Le ranch du cow-boy suisse a brûlé.
— J’espère qu’il était dedans et a grillé avec, ricane cet être pétri d’altruisme.
— C’est très probable, confirmé-je.
— Alors le diable a du boulot ! oraisonfunèbre-t-il.
— Vous devriez peut-être aller jeter un œil, il se pourrait qu’on soit en présence d’un acte criminel.
Son regard se transforme en deux glaves de tubard, fortement injectés de sang. Il chope un revers de mon veston et profère :
— A votre putain d’accent, je parie que vous venez d’ailleurs, l’ami ?
— De France, le renseigné-je-t-il.
— M’étonne pas ! Et vous croyez sérieusement, l’ami, que j’obéis aux ordres d’un enculé de Français ?
Moi, y a des choses sur lesquelles je ne pourrai jamais passer. Etre traité « d’enculé de Français » vient en tête des choses en question. Ce serait le prince Charles qui me dirait ça, illico, je lui ferais bouffer ses longues dents. La patrie c’est sacré pour moi. Je te raconterai peut-être un jour une bataille rangée homérique, avec des Allemands qui m’avaient traité de « sale Français ».
Mais pour l’instant, l’heure est grave.
— Shérif, fais-je sourdement, êtes-vous conscient de nous avoir gravement insultés, mon pays et moi ?
— Arrêtez de m’échauffer les oreilles, enculé de Français, sinon vous risqueriez de vous trouver derrière les barreaux.
A peine dit qu’il mange mon poing ! En ai-je déjà distribué des directs du droit, mais celui-là est le plus percutant de tous. Il lui fait exploser le groin que je causais y a pas deux minutes, lui effeuille les ratiches de devant, transforme sa bouche en deux tartares sanguinolents et, de surcroît, le foudroie.
Tu me croiras si tu voudras, mais la foule applaudit ; preuve de l’immense cote de popularité dont jouit le gros sac !
— Qu’est-ce que vous venez de faire là, Martien ! bredouille « Petit-Gibus ». Il va vous arracher le nez, les oreilles et tout ce qui dépasse de vous, le Garson ! C’est une pure terreur ! Vous devez foutre le camp avant qu’il se réveille ! Et ne vous fiez pas aux gens. Ils sont contents d’avoir vu ça, mais vous n’en trouverez pas la moitié d’un qui témoignera pour reconnaître que le shérif vous a insulté. Allez ! Partez !
Je caresse mes phalanges meurtries, regarde l’étal de boucher qu’est devenu le physique du gros lard.
— Y a un bureau de poste dans ce joyeux pays ? je demande.
— A deux pas. Vous voyez le panneau « Post Office », à droite ?
— Attends-moi là. Quand il reprendra ses esprits, dis à ce goret plein de merde que je vais revenir !
Du bol dans mon malheur !
En quatre-vingts secondes, chrono en main, j’obtiens l’ambassadeur de France à Vagin-se-tond (Béru dixit). Lui déballe mon numéro de code, prétends être sur une formidable affaire aux ramifications internationales, tout ça… Je raconte le comportement odieux du shérif, suivi de ma réaction cocardière, certes, mais légitime.
Quelqu’un de bien, l’Excellence. Elle me connaît de répute, sait mes façons « directes » (surtout du droit).
— Ce genre d’incident est fâcheux, me dit-il. Ces shérifs arriérés sont des tyranneaux de bourgades et règnent sans partage ; mais je vais intervenir immédiatement en haut lieu.
Le grand mot composé est lâché : haut lieu !
Il s’en passe des choses, dans ce mystérieux endroit.
Un peu rasséréné, je retourne vers ma victime qui est déjà en position assise (toujours à l’emplacement du banc envolé). Son regard pendant encore sur ses paupières du bas, mais il est en train de récupérer. Dur dur de se laisser mettre k.-o. après sa cuite de la nuit.
La foule muette attend, espérant fort que ça va chier des bulles carrées et sachant que cet espoir ne sera pas déçu.
Moi, à toutes fins utiles, de la haranguer.
— Chers habitants de Morbac City, lui fais-je, accompagné de ce délicieux petit Roy, je suis venu faire mon devoir en prévenant votre shérif que le ranch du cow-boy suisse avait brûlé, probablement à la suite d’un acte criminel, et que le vieux devait se trouver dans les décombres. Au lieu de prendre ma déclaration en compte, ce gros sac, incapable, soit dit en passant, de surveiller et de garder le banc le plus prestigieux du monde, m’a traité d’enculé, vous l’avez tous entendu ; ce qui m’a conduit à faire ce que vous rêvez tous de faire, hélas sans l’oser. Cette baudruche qu’un simple coup de poing déguise en vache crevée est-il digne de représenter la loi dans votre magnifique cité ? Moi, je ne le pense pas ! Je viens de téléphoner en haut lieu car j’ai le bras long. Je compte sur votre probité américaine, que toute la France admire, pour répéter ce qui s’est passé à ceux qui vont venir régler cette histoire. Alors vous aurez l’occasion rêvée de démettre ce shérif à la gomme qui n’est bon qu’à infliger des tracasseries à ses administrés.
Ma diatribe galvanise. On me réacclame.
Garson qui est conscient, à présent, en prend plein son mouchoir.
Fou furax, il dégaine son pétard, un Colt gros comme un canon à longue portée ; mais, avant qu’il l’assure dans sa pogne velue, je shoote dedans et l’arme part à dache.
— Calmos, vieille viande, lui dis-je. Si tu veux régler ça en homme, bats-toi à poings nus, ne serait-ce que pour montrer aux habitants d’ici que t’es mieux qu’un baril plein de graisse rance !
Je me mets en garde.
Le voilà au pied du mur, l’emplâtre.
— Larry ! il hèle, Larry, sacré bordel !
Je suppute qu’il s’agit de son adjoint, mais ce dernier s’est empressé d’aller vaquer ailleurs.
— Alors ? lancé-je au monstre du salt lake, on se bat ou vous vous défilez, grosse loche ? Il ignore ce qu’est une loche.
— Au nom de la loi, bredouille-t-il.
— Au nom de la loi, va te faire poser des points de suture, connard, je l’interromps. Si on a besoin de moi, je loge chez le révérend Marty. Tchao, la Gonfle, grosses bises à ta dame. J’espère qu’elle trouve de la main-d’œuvre de sommier pour t’oublier un peu !
Les hommes, faut reconnaître, penchent toujours vers l’optimisme. Quand ils s’en ramassent un grand coup dans la gueule, ils restent un moment prostrés mais, très vite, trouvent des raisons d’exulter.
Ça me rappelle une nuit à Rome. L’Italie disputait la finale d’une coupe du Monde (ou d’Europe, ma mémoire patine). Tout était prêt pour la victoire : feux d’artifice, musiques, défilés de chars (romains).
Et poum ! La cata ! Les Ritals se font niquer. Alors le désespoir tombe sur la ville. Rues désertes, silence de mort. Cela dure environ vingt minutes, et tout à coup, c’est le déferlement ! Les trompettes, les drapeaux aux portières des bagnoles klaxonnantes, la foule gesticulante, hurlante sur le thème de « On est deuxièmes ! On est deuxièmes ! » Quand la liesse est prête, il faut la consommer, tout comme le vin tiré, car elle ne se conserve pas.
Eh bien, ce qui se passe à Morbac City, à propos de vin tiré, est du même tonneau. A la consternation causée par le vol du banc succède un retour à l’euphorie. Non ! On ne décrochera pas les lampions, ne démontera pas les tréteaux, n’arrêtera point de se pinter à mort.
Le banc a disparu ? Et alors ? Il n’était qu’un symbole. La municipalité le remplacera par une stèle, voire un obélisque de marbre érigé à son emplacement. Et on continuera de vénérer la mort follement romantique de Suzy et Max, les « suicidés du bonheur », comme l’a écrit le journaliste local qui a rédigé un texte à leur propos pour le syndicat d’initiative.
Si bien qu’aux premières lampes, tout se remet en branle, avec peut-être davantage de passion que les autres jours.
Ivy dessoûle son époux : café ammoniaqué, douche froide. Le révérend récite quelques oraisons et repart, toujours poussé vers de nouveaux breuvages. César Pinaud, homme de foi, l’accompagne. Ils sont faits pour s’entendre. Y a que nos éclopés de la membrane qui s’attardent at home pour soigner leurs blessures mal placées.
Je les approvisionne en boissons fermentées et leur conseille de tromper le temps de la convalo en ripaillant sans tapage.
Ensuite de quoi, tu l’auras deviné, Ivy me reçoit dans sa chambre matrimoniale afin d’y perpétrer une nouvelle phase de son adultère. Elle m’informe que je deviens sa drogue et assure, les larmes aux cils (notre perle qui êtes aux yeux), qu’elle n’envisage plus l’existence sans moi, ce qui suppose une alternative : soit que je m’établisse dans ce pays à la con, sait qu’elle largue le révérend et m’accompagne dans le mien où le con pullule également mais où le climat est plus tempéré. N’étant enclin à aucune de ces deux solutions, je la besogne en silence ; mais bien !
Ses exaltations l’ayant amenée à la posture de prise en levrette, je la pratique dans cette figure animale, laquelle requiert beaucoup d’assurance quant à la qualité de son érection. L’homme qui s’amène avec un sexe évasif se prépare à de tragiques déboires car il est rare qu’une bite partant pour une telle croisade se raffermisse en cours d’épanchement ; ce serait plutôt le contraire. Il faut faire montre d’impétuosité et d’autorité pour mener à bien sa besogne en pareille conjoncture. La jeunesse y excelle, tandis que les hommes en fin de parcours, malgré leur belle science, regardent à deux fois avant de s’y risquer.
Bien que n’appartenant pas aux fougueux triqueurs des débuts, je tiens parfaitement ma place dans cette joute, car la chagatte d’Ivry est bien située dans sa mappemonde et son accès ne présente pas de ces difficultés majeures qui obligent le mâle à des contorsions anormales. Or, donc je la satisfais de mon mieux (un mieux qui est supérieur aux « top-niveaux » de beaucoup) et l’orgasme qui en résulte lui vaudrait illico un contrat de Harold J.B. Chesterton-Levy, le maître de la Gloria Hollywood Pictures.
Quand Mme Marty a connu l’extase qu’elle espérait, elle s’abat au travers du lit, les jambes en « V », dans cette posture familière aux femmes les plus prudes quand elles ont bien pris leur panard.
Ne tarde pas à s’assoupir du sommeil d’amour, le plus merveilleux qui soit. Elle dort, la tête sur mon ventre dont elle mordille les poils un moment avant de disjoncter pour de bon. Le fracas de la fête environnante ne m’incommode plus : je l’ai assimilé.
Je regarde, sur le plafond blanc de la chambre, le kaléidoscope des lumières et des ombres de la rue. Encore trois jours de ce commerce ! Ça va être gai.
Je pense au vieux cow-boy suisse, à ses deux macchabées qu’il enterrait, à sa vieille Jeep pourrie depuis laquelle il m’adressait « un doigt d’honneur ». Drôle de bonhomme ! Que manigançait-il avec Martine Fouzitout, ce ouin-ouin exilé ? Quel secret ou quel crime les liait ? Et qui sont ces gens acharnés qui recherchent tous ceux ayant approché la petite Française ? Ou du moins qui ont « fait des trucs » avec elle ? Pourquoi attaquent-ils impitoyablement son notaire, son ami curé, son copain suisse, moi ? Et qui encore à venir ?
Tu sais que c’est excitant, dans un sens ?
Dans un autre aussi.
En cette période vaporeuse du post-amour, le temps passe comme coulent les rivières. Longue somnolence, puis rebaisage languissant, sur le côté. Madame lève une jambe vers le Parthénon, tandis que je lui légifère le frifri. Pendant que je promène mon archet à tête ronde sur son violon à moustaches, voilà qu’on tambourine contre la porte.
A la violence des coups, je reconnais le doigté de Bérurier.
Et sais-tu ce qu’il me crie, soudain, le Mondain ? Cornac, d’une voix de « centaure », comme il dit :
— Grouille-toi de déculer, mec ! C’urge !
Je vais ouvrir la plume au ventre.
— Le pasteur s’est réveillé ? m’inquiété-je.
— Pas z’encore, mais quand il sortira des bras de l’orfèvre, ça va z’être joyce pour c’ con volant !
— Metz-Angkor ?
— Sape-toi et va mater dehors !
Quand il reste mystérieux, le gros fougueux, c’est que la situation est d’importance.
Je me loque, sors, enjambe une flaque de dégueulis nauséabond dont j’ignore le ci-devant propriétaire, et gagne la sortie, suivi du Gros qui ressemble à un gros chat taillé.
La street est encore à peu près déserte, mais mon attention est attirée par des affichettes fraîches collées sur les façades des maisons, à commencer par notre porte. Elle comporte une photo couleur accompagnée d’un texte en caractères gras dont la xénophobie est indiscutable. La photo me représente, en train d’enfiler la chère Ivy en levrette. Cliché pris entre les lattes du store, ce qui ajoute un côté feutré à la capiteuse image. On a écrit dessous : « Quand notre pasteur loue ses chambres à des étrangers. »
Travail rapide, précis, et qui a dû mobiliser l’imprimerie du journal local.
Pas si con que cela, le shérif. Il a la vengeance féroce, ce gros sac !
Les premiers habitants qui se hasardent dehors, commencent à s’agglutiner devant l’image dont la ville est inondée. Les palabres commencent.
Un coup de klaxon me fait sursaillir. C’est la dépanneuse de « Petit Gibus » qui vient se ranger tant mal que bien devant le presbytère.
Le môme qu’on ne peut pratiquement pas apercevoir quand il est au volant saute de son carrosse carabosse.
— Vos valises sont prêtes, Martien ? il me demande de sa voix flûtée.
— Mais il n’a jamais été question de mon départ !
— S’il en est pas question « à présent », fait-il en montrant l’affichette, c’est que vous avez le cerveau voilé, Martien ! Dès que les hommes d’ici se remettront à picoler, leur esprit va s’échauffer, et avant minuit, vous serez pendu par les couilles à un arbre du square, tandis que la mère Marty devra défiler à poil dans la rue, avec le mot « pute » écrit par-devant et par-derrière. Filez la chercher, ainsi que vos potes et vos bagages, faut qu’avant la nuit vous soyez loin d’ici.
En sous-impression sonore, je crois percevoir la voix du lutin privé qui me sert parfois d’ange gardien quand, dans ma vie, il pleut des chieries. Et ce précieux ami me chuchote :
— C’est le Seigneur qui vous envoie ce garnement. Faites ce qu’il vous dit !
Ma décision est prise sur l’heure.
Elle a fait une crise de nerfs, l’Yvy livide en mordant l’affichette. Sa vie qui basculait, faut la comprendre ! Et devant une telle photo, elle ne pouvait pas prétendre à un viol. Ça se voyait sur l’image qu’elle se payait une royauté culière de première grandeur ! Son expression pâmée, ses yeux chavirés, sa langue à demi sortie, tout révélait le grand fade bien sublime, l’emplâtrée géante : délices et grandes orgues ! Elle rayonnait du fion, la mère. Des centaines d’habitantes de Morbac City allaient se triturer la moulasse devant une telle photo, l’envier à la mort, cette gente dame si bien dardée.
Elle a commencé par crier de détresse, puis par pleurer, ensuite par me traiter de suborneur, me reprochant de me laisser flasher en cet attelage. Mais qu’y pouvais-je ? Un objectif sournois, embusqué derrière un store qu’on croit hermétique, échappe à toutes les précautions. Je lui ai fait valoir que si elle restait auprès de son vieux, ça risquait de mal tourner pour son frais minois et son beau cul si comestible. Elle devait s’enfuir.
Elle a été transfigurée, Vyvy !
— Avec vous, j’irai au bout du monde, a-t-elle déclaré en nouant ses bras à mon cou.
Entre nous, je ne lui en demandais pas tant !
On est montés le plus discrètement possible dans la dépanneuse, sitôt le retour du pasteur et de Pinuche. La mère Marty a passé des fringues de son singe pour moins attirer l’attention. Elle se tenait tassée sur la banquette avant, entre Roy et moi, son feutre noir rabattu sur la vitrine.
Avant de partir, elle s’est penchée sur le révérend qui riait aux anges au fond de sa soûlerie.
— Adieu, pauvre abruti ! lui a-t-elle chuchoté, en épouse aimante qui a à cœur de prendre congé.
C’est le Marquis qui avait gerbé dans le couloir, et il a remis ça sur le trottoir. On l’a embarqué comme un paquet de linge sale. Félix qui me paraissait atteindre les banlieues du gâtisme geignait sur sa bite mordue.
Une vraie déroute. Seul, l’imperturbable Pinaud rallumait sa clope en conservant son sourire de vitrail.
Le gars Roy a opéré une embardée à la sortie du village, because un chat noir traversait la rue. Il a alors fait demi-tour pour corriger le sort, sa maman d’origine mexicaine lui ayant inoculé le virus de la superstition. Il a décrit un arc de cercle pour contourner la ville, puis est allé chercher la route, en deçà du ranch du cow-boy suisse, prenant ainsi notre chemin de la noye au vieux et à moi.
J’ai su, par la suite, que ce putain de chat noir m’avait peut-être sauvé la vie car, bien avant qu’il fit noir, l’enfoiré de shérif avait harangué les habitants et mis sur pied une expédition de représailles pour tenter de m’intercepter à l’aéroport d’Hysterical Gold par lequel nous étions arrivés.
On se met à côtoyer les montagnes et je reconnais, au passage, la vallée où je suis allé semer la voiture des tueurs tués.
— C’est loin, la prochaine agglomération ? m’enquiers-je auprès du valeureux conducteur.
— Je ne sais pas.
— Tu as de l’essence ?
— Ma jauge est détraquée, on verra.
Au lieu de m’alarmer, son insouciance juvénile me gaillarde.
La chance sourit toujours aux optimistes.
On roule d’une allure endiablée, enregistrant des écarts de direction, mordant « les » talus, écrasant quelque bête rôdeuse : coyote ou chat sauvage.
— Ta famille ne va pas s’inquiéter de ton absence ? fais-je au champion de formule 1.
— Quand ils sont pétés à la maison, je fais ce que je veux.
Je bénis le ciel de l’avoir rendu malin ; ce mouflet sait que faire de sa liberté. Il a du chou, de la détermination ; à son âge, ce sont là des dons inestimables.
La douce Ivy a la poitrine secouée de spasmes. Faut dire que c’est angoissant de devoir s’arracher à une vie douillette et honorable pour fuir dans l’opprobre comme une foireuse « malfaitrice du plaisir », pute à jamais classée monument hystérique.
Ce que je vais en fiche, alors là, je me le demande du bout de la pensée ! L’ayant compromise, je lui dois réparation. L’emmener à Reno pour la faire divorcer, puis l’épouser aussitôt après ? Ça se passerait comaco dans la collection « Doigt humide », mais un mec qui mène mon existence ne peut folâtrer dans les péripéties ineptes d’une littérature pour jeune châtelaine masturbée.
Manière de tuer dans l’œuf tout malentendu, je murmure :
— Vous avez la perspective d’un endroit où aller ?
Elle secoue sa jolie tête.
— Non.
— Pas de famille ?
— Mon père ; mais il est pasteur, lui aussi, et plus rigoriste que Marty.
— Des frères, des sœurs ?
— Je suis fille unique.
Le voyage continue. On croise de très rares voitures sur cette route de l’enfer : des glandus qui foncent à la fiesta de Morbac City.
— Comment se fait-il que tu n’aies jamais pris cette route, Rantanplan ?
— Vous savez, je suis jeune, répond l’artiste du volant, et mon père m’a interdit de rouler dans le désert parce qu’il prétend que c’est dangereux.
Je file, temps à autre, un coup de saveur par le petit vitrage de notre cabine, histoire de mater mes potes. R.A.S., sinon que le marquis de Lagrande-Bourrée continue de gerber désespérément agrippé aux ridelles de la dépanneuse. Les trois autres somnolent en chien de fusil. Je note la présence d’une bâche que gonfle le vent de la vitesse.
— Tu allais faire une livraison ?
Roy opine.
— Ça peut attendre, Martien. Votre sécurité avant tout.
— Tu es un bon petit gars, assuré-je, ça fait plaisir de rencontrer sur sa route des garçons aussi prometteurs. Que comptes-tu faire, plus tard ?
— Devenir riche, Martien.
— Louable ambition. Et comment t’y prendras-tu ?
— Comme il faudra, selon les opportunités.
Ensuite, on la boucle parce qu’il fait une sacrée soif ! Un peu léger de s’engager ainsi dans une traversée du désert. L’air brûlant, plein de poussière en suspension, nous consume la gargante.
On boulotte encore du ruban et puis le moteur se met à débloquer.
— L’essence, hein ? fait le mécanicien en culottes courtes.
— Ça y ressemble, conviens-je.
Comme on amorce une descente en lacet, il fait roue libre, ce qui est de la dernière imprudence. Le véhicule prend de plus en plus de vitesse. Cramponné au volant, Roy fait ce qu’il peut. Mais c’est trop peu. La roue avant droite tutoie un remblai et le véhicule, décontenancé, décrit un tête-à-queue qui nous place perpendiculairement à la pente. Ça tangue, on perd le Marquis, trop penché pour sa restitution d’alcool.
Au moins un de sauvé !
La tire embarde et le mômaque n’y peut plus rien. La direction lui échappe ; j’essaie de l’empoigner, par-dessus Ivy qui braille d’horreur et se débat ! Je ne sais ce que branlent mes trois compères de l’arrière. C’est hallucinant mais calme dans la perception que j’en ai. Toujours dans un accident : l’horreur au ralenti, teintée d’incrédulité, avec, au fond de ton être, une espèce de confiance forcenée en son étoile.
— Saute ! crié-je au gosse.
Mais il ne bronche pas, paralysé (un vrai écrivain de polar écrirait, tu penses bien « tétanisé ») par la peur. On dévale en bondissant. Et, brusquement, face à nous : un amoncellement de roches. De part et d’autre, c’est le vide vertigineux. Finito !
Fermer les yeux ? A quoi bon perdre une séquence pareille, qu’on a tant de mal à réaliser au cinéma ?
— Mais saute donc, bordel ! crié-je une dernière fois à Roy !
On va trop vite, il a immensément peur. Moi, je peux encore le tenter. En un milliardième de seconde, la terrific question me vient : « Que fais-tu, Ducon ? Tu essaies de sauver tes os en abandonnant les autres ; ou bien tu acceptes de mourir avec eux, par pure élégance morale, parce qu’un capitaine n’abandonne pas la dunette quand son barlu coule comme un fer à repasser ? »
J’ai pas le temps de me fournir la réponse. Un choc atroce me déchire tout le côté droit. Ma tête s’enveloppe d’une épaisse vapeur pourpre. Tu sais quoi, Eloi ? J’ai sauté ! Mon corps a agi sans que mon cerveau lui en ait donné l’ordre. Ce genre de truc s’appelle l’instinct de conservation.
Il me semble que je suis broyé. Je ne bouge pas. N’entends rien. Cependant, ce foutu véhicule a bel et bien percuté les rochers, non ? Une confuse idée me pénètre le cigare : il ne prendra pas feu puisqu’il n’y a plus d’essence.
J’essaie de me mettre sur le dos. Impossible ! Aurais-je la colonne vertébrale brisée ? Je m’imagine archiplégique, pot de fleur à vie ; m’man qui me branche ma purée mousseline par le pif et qui m’écrème l’oignon à la petite cuiller à thé. Cela arrive bien à d’autres, pourquoi pas à moi ? Si la chose m’échoit et que je n’en meurs pas, je réorganiserai mon existence autrement, voilà tout. L’homme est conditionné de telle façon qu’il peut TOUT accepter, TOUT subir. Il lui est même possible de vivre dans sa tête, et seulement dans sa tête ! Alors je soupire in petto : « O.K., Seigneur : je suis prêt ! »
Beau, non ? La soumission au destin. L’acceptation sans pleurnicherie.
Le soleil darde encore comme un dingue. Une puissante odeur d’huile me parvient. L’olfactif prime toujours chez moi. Tu sais pourquoi ? Parce que le monde pue !
Allez, Sana, fais ton bilan. Jambe gauche ? Je parviens à la plier, donc tout n’est pas zingué. Bras gauche ? Je l’amène jusqu’à ma tête. Pied droit ? Tudieu qu’il me fait mal !
— Tu croives que ça va aller ? gronde l’organe de Béru.
Il vit !
Je réponds :
— Oui, mais je ne sais pas jusqu’où !
— N’t’occupe, l’essentiel du plus important c’est que ça allé.
— Pinaud ? questionné-je.
— Oui ? bêle le Fossile.
Lui aussi vit.
— Félix ?
— Y avait un gros machin lourd sur le camion qui y a écrasé la bite ! Tu dirais un boa qu’un tracteur y est passé d’sus ! On n’est pas près d’le tourner, c’putain d’ film !
— Le môme ?
— Un vrai sapajou, y s’a mis en boule et il est indemnisé !
— La dame ?
Je l’ai gardée pour la fin car j’étais certain de la réponse ; moi et mes pressentiments, tu connais ?
— Faudra qu’tu t’cherches un’aut’ camarade d’plumard, grand : la pauvrette a morflé l’carter dans l’burlingue, et l’pare-brise l’a décapité la tête.
Je ferme les yeux. Un grand froid m’ensevelit au fond de la misère humaine.