16 CHAPITRE MOBILE

L’amateur éclairé s’en va et c’est alors que se présente un grand gueulard en combinaison rouge et blanche : le préposé du parking. Il a une tronche précolombienne d’hydrocéphale inabouti, des cheveux et des yeux d’albinos et il bave en parlant comme un gastéropode en pèlerinage sur le Lac Salé.

— J’ai tout vu ! me dit-il. J’étais là entre deux voitures.

— Espèce de voyeur !

— Me parlez pas comme ça, sinon j’appelle la police et vous vous expliquerez avec les flics sur cet outrage à la pudeur.

Il ajoute, sans ciller :

— A moins que vous me filiez vingt dollars.

— C’est votre tarif ?

— Et même je me demande si je vais pas vous en réclamer cinquante, car y a eu exhibition. Le vieux de la Mercedes, je le connais, c’est un abonné ; il pourra témoigner. C’est passible de prison, votre putain de séance !

Je l’empare par une bretelle de sa combinaison.

— Voyons, baby, lui dis-je, pourquoi montez-vous sur vos grands chevaux ? Ça baigne pour vous : vous avez une situation élevée et la greffe de votre tête de veau n’a pas l’air d’entraîner le moindre phénomène de rejet.

Les faux durs, suffit de leur déballer des drôleries pour qu’ils perdent aussitôt pied. Pour le finir, je lui sors ma carte de poulet. Ecrite en français, certes, mais comme je me tue à te le répéter : le mot « police » est international.

— Tentative de chantage, fais-je, sur la personne d’un haut fonctionnaire, c’est punissable de prison, ça, p’tit blond ; j’espère que vous le savez ?

Comme il ne répond pas, je tire un coup sec sur sa bretelle et elle me reste dans la main. Ensuite, j’empoigne la seconde.

— Allez, dites-moi que vous le savez, sinon votre combinaison va se déguiser en socquettes.

Il fait « Yes ».

— O.K., approuvé-je, faites gaffe de ne pas noyer vos poissons rouges quand vous changerez leur eau !

Sans plus attendre, je reprends ma place au volant. Angela se tient les côtes.

— Vous êtes étourdissant, chéri, me déclare-t-elle ; ça vous dirait de m’épouser ?

— Je préfère être amoureux de vous, réponds-je. Alors, votre mission ?

Elle me rapporte que Witley Stiburne habite un loft au dernier étage d’un immeuble déjà ancien, lequel ne comporte pas de gardien. Elle est carrément allée sonner chez mon agent du F.B.I. Deux hommes lui ont ouvert. Se payant de culot, elle a prétendu appartenir aux services de l’habitat de la mairie, une enquête étant en cours pour classer l’immeuble ; elle établissait un descriptif de ce dernier, pouvait-elle visiter l’appartement ?

Les types lui répondirent qu’en l’absence du locataire, ils n’avaient pas qualité pour accorder une telle autorisation. L’un d’eux lui demanda si elle avait une lettre accréditant sa démarche. Elle rétorqua que c’était une enquête des plus banales et que la mairie n’avait pas jugé nécessaire de la munir d’un tel document, et elle avait pris congé avec désinvolture en annonçant qu’elle repasserait.

— Vous pouvez me décrire ces deux hommes, mon cœur ?

Elle me dresse un tableau scrupuleux des amis ( ?) du mort que j’assimile avec cette puissance mnémonique qui me permet de me rappeler le plus infime grain de beauté à la cuisse d’une fille que j’ai sautée il y a douze ans dans un compartiment de chemin de fer obscur.

— Vous avez pu couler un œil dans ce loft, depuis la porte ?

— Facilement, car on y pénètre de plain-pied. C’est, comme la plupart des lofts, une immense pièce sur deux niveaux, éclairée par une verrière. Une loggia sert de chambre à coucher. Dans la pièce elle-même il y a un désordre effroyable : tout est sens dessus dessous.

— Vous ne pensez pas que les deux visiteurs étaient en train de fouiller quand vous avez sonné ?

— Possible.

Le monte-charge du parking, un appareil poussif, nous apporte au niveau de la chaussée. Qu’à peine nous y sommes-t-on engagés qu’Angela pousse une exclamation :

— Regardez ! Ils traversent la rue.

Pas besoin de lui demander d’explications, j’ai tout de suite compris qu’il s’agit des deux gars qui se trouvaient chez Stiburne. Comme le hasard ne rechigne jamais, il va au bout de son propos en conduisant ces messieurs droit au parking que nous venons de larguer. La chose s’explique du fait qu’aux U.S.A. on ne stationne pas dans les rues et que le parking de l’albinos est le plus proche du loft qui m’intéresse.

Moi, ni une, ni douze : je sors de la voiture.

— Je prendrai un taxi pour rentrer, mon âme. Gardez l’auto.

Elle n’a pas le temps de m’interroger, je suis déjà devant l’ascenseur réservé aux « automobilistes à pied », si je puis ainsi m’exprimer.

Je chope la cage avant eux, me hisse sur le toit-parkinge et cours m’embusquer près du vaste monte-charge des véhicules, en m’appliquant à ne pas être repéré de l’albinos garde-chiourme.

Une minute quarante plus tard, les deux lurons débarquent à leur tour et se dirigent vers une Ford beige. Que je te les explique, ils sont à peu près du même âge : une quarantaine dépassée. L’un est de type mexicain, avec une chiée (au moins) de grains de mocheté sur le cou. Graines de tumeur qui ne doivent pas être reluisantes vues au microscope. Il porte des lunettes dont les verres forment miroirs. Besicles d’hypocrite, je trouve, qui dérobent le regard, c’est-à-dire ce que l’homme possède de plus révélateur. L’autre est un peu plus enveloppé, c’est le Ricain type, carré de frime, grisonnant de poils, coiffé court, du chewing-gum plein la gueule, une paupière tombante et des yeux comme le dessus d’une boîte de sardines entamée.

Il n’y a pas beaucoup de cachettes dans un monte-charge, je vais donc devoir travailler sans filet. Mais je suis très calme, très déterminé : deux conditions primordiales pour risquer une folie pouvant entraîner la mort sans intention de la recevoir.

Survenance de la Ford crème. Comment ? J’ai dit beige ? Alors là tu chipotes, grand zob ! Un bouquin écrit en deux mois, tu ne voudrais pas qu’il soit aussi impec et chiant qu’un vrai qui se vend à deux mille exemplaires (dont quinze cents sont achetés par l’auteur !) ?

L’auto s’engage. Courbé en deux, je me glisse à sa suite. Depuis son siège, le conducteur (le Mexicano) enclenche le bouton de descente par la portière dont la vitre est baissée. Pour moi, c’est le moment unique. Avec un courage qui n’est pas à la portée de toutes les bourses, je prends dans ma poche gousset l’une de ces minuscules ampoules contenant ce fameux soporifique instantané inventé par Mathias, retiens ma respiration, casse l’ampoule et n’ai que le temps de la jeter dans la tire avant que la vitre ne soit entièrement remontée.

Pour ce faire, j’ai dû me découvrir et le conducteur m’aperçoit. Je le vois porter la main à son holster. Je t’ai précisé la fulgurance de l’effet produit ? Surtout dans un petit espace clos, tu penses ! Il n’a pas le temps d’achever son geste et bascule contre son pote, lequel a déjà trouvé l’appui-tête pour se faire un oreiller. Alors je m’approche des boutons de commande et j’engage la touche « stop ». Le descend-charge s’arrête. Le plus duraille, pour ce qui me reste à faire, c’est d’agir en ménageant ma respiration. Une seule reniflée et je pars à dame avec mes victimes. Heureusement que le gaz est bouclarès avec eux. Je vais à la porte doublement coulissante de la cage et plaque mon pif contre l’interstice, après avoir ménagé un trou dans les deux bandes de caoutchouc avec mon stylo. Je respire au chalumeau l’air alourdi par les échappements de ce vertigineux conduit.

Au boulot, petit mec ! Tu vas devoir faire des efforts en te passant de renifler pendant des périodes d’une minute.

J’agis vite, sans mouvements inutiles. Ouverture du coffre ! Ensuite de la portière (Achtung !) ! Sortie du driver, coltinage du mec jusqu’à la malle où, plouf ! Kif pour le second. Fermage du couvercle. Attente, le nez presque enfoncé entre les joints de caoutchouc qui puent le moisi.

Au bout de quelques minutes, j’actionne le bouton de descente et retourne faire mon plein d’oxygène jusqu’à ce que nous soyons parvenus au raide-chaussée (selon Béru, qui emploie également « reste-chaussé », suivant son inspiration de l’instant).

Quand les portes sont ouvertes, je me mets au volant pour la manœuvre de sortie, laquelle s’effectue dans le sens opposé à celui de l’entrée. Deux gaziers en attente me filent des coups de klaxon rageurs. Je leurs réponds en sortant mon médius brandi.

* * *

Et toi, bonne crêpe, avec la louche de pâté de campagne qui te sert de cerveau, de te demander ce qu’à présent je vais faire de mes deux prisonniers. Vrai ou faux ?

Tu te dis : « Il ne va pas avoir le toupet de les emmener chez le produc, tout de même ! ». Eh bien, non, rassure-toi ; j’ai une idée bien supérieure. Follow me !

Je commence à me repérer comme un chauffeur de bahut dans cette cité tentaculaire, tant acculée, tant enculée. Le chemin de Venice, c’est un jeu d’enfant de Marie que de le retrouver.

Tu m’as compris ?

Le coin peinard, idéal, c’est la maisonnette de M. Félix, éminent professeur en retraite, devenu correcteur de graffitis. Tout le monde l’a explorée, cette crèche, elle n’a plus de secrets à livrer ; à personne ! Donc, on peut s’y dissimuler en toute sécurité. Pendant la 14–18, les pauvres poilus se planquaient dans des trous d’obus, en vertu du fait que jamais deux obus ne tombaient à la même place. C’est un phénomène identique qui m’amène dans la gentilhommière de notre aminche.


Le soir tombe avec grâce. Je stoppe la Ford devant la maison. Manque de bol, une dame mulâtrée, fringuée dans les rouges agressifs et dont le parfum flotte sur tout le quartier, prend le crépuscule devant la maison voisine. Rocking-chair. Elle a les jambes ouvertes comme les arènes de Séville un jour de corrida et je crois apercevoir la tête noire et frisée du toro au fond du tunnel.

— Hello ! me lance-t-elle.

Je lui adresse un signe de la main.

Mais n’en suis pas compte à ce bas prix.

— Venez un peu par ici ! m’invite-t-elle sur un ton qu’on peut estimer comminatoire dans son genre.

Compte tenu de ma cargaison, il m’est difficile de me singulariser en la dédaignant. Je m’avance donc vers elle. L’ombre complice m’avait masqué les dégâts. Vacca ! Cent ans aux prunes, la mégère, et toujours pute ! Les asticots doivent déranger les ultimes clients qui la grimpent. Ravaudée à mort ! Peau maintes fois retendue, couches de plâtre successives. Ses nichemars sont moins beaux que ceux de Liz Taylor (qui est riche) mais son décolleté c’est Silicone Valley, à elle aussi. Elle s’est dessiné une bouche si grande qu’elle lui va du nez à la pointe du menton.

— Qui êtes-vous, garçon ?

— Le neveu de l’homme qui vient d’hériter cette maison.

— Le vieux dont me parlait toujours la pauvre Martine ?

Elle prononce « Mâârtiiine ».

— Vous la fréquentiez ?

— On ne peut pas appeler nos relations comme ça, mais enfin, oui, on se connaissait. Très bonne fille !

Elle me sourit avec un râtelier acheté d’occasion à une institutrice anglaise.

— Dites voir, Français, on va se payer une bonne petite partie de jambes en l’air, vous et moi. Un gars comme vous, je craque ; vous me donnerez ce que vous voudrez.

Une pareille propose, de but en blanc, me rend les couilles poreuses.

— Ça me serait impossible aujourd’hui, vu que j’ai déjà donné, et à quatre reprises, ce qui, même pour un Français constitue une honnête prestation. Par contre, ce qui me botterait, ce serait que vous me prépariez un bon café qu’on prendrait en bavardant ; je vous donnerais cinquante dollars.

Elle a un tressaillement d’aise dont je redoute qu’il lui provoque une crise cardiaque.

— Ça, c’est une foutue proposition, garçon. Après les pipes, le café c’est ma grande spécialité. Je vous demande dix minutes.

— O.K., je descends les bagages de tonton pendant ce temps.

Elle rentre dans sa masure en clopinant. Je balance un coup de périscope tout horizon. Nobody. La street est plus déserte qu’une rue de Tchernobilles après la déconne du réacteur.

Dix minutes plus tard, je me présente chez la mamie, après avoir sorti mes deux guignols et les avoir emballés dans la chambre de feue Martine Fouzitout.

— Vous avez le téléphone ? je demande à ma ravissante voisine.

— Vous rigolez, garçon ; c’est mon instrument de travail ! J’ai une liste de clients, des hommes seuls ou dont la femme est malade, auxquels je téléphone régulièrement. C’est moi qui les relance ; je leur raconte les trucs que je leur ferais s’ils venaient me voir. J’ai la voix radiogénique, si vous avez remarqué. Un sur dix s’amène après mon baratin ; les vicieux principalement, ceux qui aiment l’amour de caractère : le fouet, les chaînes, le godemiché, vous connaissez tout ça.

— Par ouï-dire, chère voisine, mon système glandulaire étant suffisamment performant pour que je puisse me passer de ces stimulants sexuels qui sont à l’amour ce qu’une bouteille d’eau de Javel est à un flacon de Château-Yquem.

Là-dessus, je vais au bigophone posé sur une pile de brochures licencieuses dont la couverture de celle du dessus représente un bel éphèbe blond, tout de cuir vêtu, en train de se faire lécher la ligne bleue des Vosges par un officier de la Police montée canadienne en uniforme de parade.

Je compose le numéro de mon « cousin » de l’ambassade de France, le gendre à Mathilde-la-Teigne.

— Des nouvelles, Lionel ? l’attaqué-je, bille en tronche.

— Elles viennent de tomber, cousin. Le matricule 6018 du F.B.I. a été tué la semaine dernière. Il ne s’appelait pas Witley Stiburne, mais Benjamin Stockfield.

Un hymne de grâce se met à musiquer dans mon âme si noble. Ainsi donc, Petit Gibus n’a pas crevé l’œil d’un agent spécial, mais celui d’un malfrat. Dieu en soit chaleureusement loué !


— Je m’appelle Cathy, m’apprend la vénérable pute en versant un café odorant dans ma tasse.

— Et moi Tony.

— Faudra quand même qu’un de ces jours vous m’asticotiez les miches, garçon, rêvasse-t-elle pendant que je souffle sur le breuvage brûlant. Ça fait au moins dix ans que je n’ai pas vidé les bourses d’un Frenchie ; ça me ferait rudement plaisir d’en ajouter un de plus à mon palmarès.

— Ça devrait se faire, promets-je témérairement en pensant le contraire de ce que j’énonce. Et si vous me causiez un peu de Martine, Cathy ? Mon oncle l’avait perdue de vue depuis mille ans et aimerait savoir un peu ce qu’elle a bricolé à Los Angeles pendant leurs années de séparation.

— Elle n’en foutait pas lourd, assure la copine de Mathusalem. Une fois par mois elle faisait un petit voyage de trois jours environ et le reste du temps, elle picolait ou s’envoyait en l’air avec des messieurs de passage ; mais je crois que c’était pour le plaisir car elle semblait ne manquer de rien. Son vice, si on peut appeler ça comme ça, c’était d’acheter des tableaux. Or les tableaux, c’est chérot, vous le savez. Elle prenait un pied terrible devant des dessins que j’aurais pas voulu pour accrocher dans les lavatories. Il lui arrivait de m’appeler pour me les montrer, tant elle avait besoin de partager son plaisir. Moi, pour lui être agréable, je lui disais que je les trouvais beaux.

Elle rit frêle.

— Quand on n’aime pas quelque chose, c’est pas une raison pour en dégoûter les autres, pas vrai ?

Je tente d’imaginer ce que fut la vie de Martine Fouzitout dans cette ville si étrangère à la France. Pourquoi cette maison de couleur criarde dans le quartier noir ? Pourquoi ces visites régulières au cow-boy suisse ? Et surtout, pourquoi soudain, après sa mort, cette horde de tueurs qui se mettent à s’intéresser aux gens qu’elle a connus, ainsi qu’à ceux (comme moi) qui se penchent sur son passé ? Peut-être que les deux loustics que je détiens de façon très arbitraire vont pouvoir me tuyauter ?

Je souris à mon hôtesse d’un instant.

« Cathy, songé-je, vous fouettez le rance, votre chair est ferme comme l’étoffe d’un drapeau mouillé, vous feriez dégueuler un rat en rut, et quand on vous contemple, on se persuade qu’une miction bien conduite est préférable à un coït avec vous. Néanmoins, vous me plaisez par votre gentille obstination galante. »

— A quoi pensez-vous ? me dit-elle.

— Cathy, lui dis-je, vous sentez toujours la femme en fleur, votre chair reste tentante, vous feriez bander Rudolf Valentino s’il revenait, et il faudrait être impuissant ou pédé pour ne pas vous sauter dessus au premier regard, néanmoins, je n’aime pas vos cachotteries.

Elle commençait, non pas à mouiller de mes louanges car à son âge on a le frifri à marée basse, mais à se pavaner du croupion ; ma dernière apostrophe la pétrifie.

— Pourquoi cette méchanceté, garçon ?

— Voyons, fais-je, j’implore de vous des détails sur la vie de ma compatriote, vous avez passé des années dans son voisinage, et tout ce que vous trouvez à m’apprendre c’est qu’elle buvait volontiers et se faisait tromboner parfois. Une fille aussi avisée que vous, à laquelle rien n’échappe !

— Mais je vous assure, Frenchie

Je vide ma tasse et dépose un billet de cinquante dollars sur la table.

— Bon, bon, n’en parlons plus, Cathy. Je suis déçu, mais ce n’est pas grave. J’avais cru qu’on allait former un couple, vous et moi, parce que le courant passait bien…

Elle s’enroue d’égosiller[22].

— Mais vous vous méprenez, garçon ! Loin de moi l’idée de vous cacher quoi que ce soit. Si je le fais, c’est parce que je ne vois pas ce que je pourrais vous dire, Chouchou.

Sa désolation me file des remords. Mais mon lutin intérieur me persuade d’insister ; probablement parce qu’il renifle les choses mieux que moi ?

— Cathy, ma belle, concentrez-vous. Au cours de ces années passées près de Mââârtiiiiiine, il a bien dû se produire quelque incident inhabituel qui vous aura paru anormal, puis que vous aurez oublié ; entrez en vous-même, chérie, étudiez le passé !

Elle réfléchit si fort que t’entends se craqueler sa cervelle. Puis elle radieusit ; une clarté de néon sort de sa vieillesse comme la lumière d’une cave.

— Bon Dieu, bien sûr ! s’écrie-t-elle.

J’attends.

Elle déclare :

— J’oubliais ce nègre qu’elle a tué, il y a deux ans !

Je deuxrondeflante.

— Martine a tué un Noir ?

— Oh ! en état de légitime défense, je vous rassure. Le gars avait forcé sa porte pour cambrioler. Elle est entrée pendant qu’il faisait main basse sur ses putains de tableaux. Alors il s’est jeté sur elle et l’a violée. C’était un vrai fauve, elle s’est laissé faire. Quand il a eu fini, il lui a dit qu’il allait lui couper la gorge et a sorti un couteau de sa poche. Heureusement, Martine gardait toujours un pistolet sous son oreiller. Elle a réussi à le saisir, pendant que le Noir ouvrait sa lame et lui a vidé le chargeur dans le ventre. L’homme est mort pendant qu’on le transportait à l’hôpital.

— Et vous oubliiez de me raconter cette affaire, Cathy ?

Elle est penaude.

— Vous savez, Français, le temps passe, les jours apportent leur poids de nouvelles emmerdes…

Et puis, à son âge, hein ? Mais ça, par coquetterie, elle s’abstient de l’invoquer.

— Quelles suites a eues cette histoire ?

— Aucune. Je vous le redis : la légitime défense a été rapidement établie et le gars avait un casier judiciaire long comme un tapis d’église. De plus, outre le viol, la gosse avait des contusions partout.

— Je sentais que vous saviez plus de choses que le Los Angeles Chronicle, Cathy.

Je dépose un baiser chaste sur son front aux rides mastiquées et vais rejoindre mes deux apôtres, pile comme ils commencent à redonner signes de conscience.

* * *

Leurs papiers doivent être bidons, je suis un trop vieux routier pour ne pas m’en rendre compte. Quand tu examines les fafs de gens douteux, tu as une réaction typiquement flicarde ; tel un joaillier, tu reconnais le vrai du faux.

Pendant qu’ils ébrouent du cervelet, je retourne chez Cathy pour téléphoner à Malibu. J’obtiens Bruce, qui me passe Angela, à laquelle j’explique que tout va bien et qu’elle serait gentille de m’expédier Bérurier et Pinaud le plus rapidement possible à Venice. Elle m’assure qu’elle va s’en charger personnellement, mais je l’en dissuade car je ne veux pas qu’elle se fasse remarquer dans ce quartier pourri. Alors, bon, elle va mobiliser le chauffeur. J’ajoute qu’il devra repartir dès que mes larrons seront sortis de son carrosse.

L’un des mecs prétend se nommer Mortimer, l’autre Wilson, ce qui dénoterait un manque d’imagination caractérisé de leur part.

Ayant décidé de ne pas démarrer la séance sans mes assistants de choc, je prends place à leur côté dans un fauteuil et me mets à rêvasser, comme j’en ai la manie dans les cas graves, en contemplant l’intérieur de ce modeste logis qui est hors du commun de par les œuvres qui le tapissent.

Elle arrivait de Paris, la Martine, toute jeunette, mais déjà sans illuses. Y avait eu du rebecca avec son dabe que je pressens pas « blanc-bleu ». Curieuse, elle s’était fait chopiner par le monstrueux braque de M. Félix. Une téméraire que rien ne devait arrêter ! Aventurière, probablement. Quel fut son parcours avant d’échouer à Venice ? Là, se situe un hiatus dans son curriculum.

Mon instinct me chuchote qu’elle a été mêlée à du pas banal qui avoisinait l’étrange. Une chose d’envergure qu’elle a manigancée avec le cow-boy. Tu sais ce qui me frappe ? C’est que la môme Fouzitout, dans sa cage à rats de Venice, et le Suissaga dans son ranch perdu et pourri de Morbac City, obéissaient à un motif identique : la peur. Ils se cachaient ! Quelles autres raisons auraient eues ces deux Européens exilés, de vivre pendant des années dans des endroits pareils ? Oui ! Oui ! Oui ! Adopté ! C’est sûr que l’un et l’autre se planquaient. Mais ils avaient la nécessité de se rencontrer une fois le mois.

Un jour, un grain de sable s’est glissé dans l’existence de Martine. A la suite de quoi ? De ses relations avec le père Machicoule ? Parce qu’elle a abattu un violeur noir ? Pour une autre raison encore invisible ? Sa maladie, peut-être ? Curieuses relations que celles qui la liaient au cow-boy suisse. Elle allait le voir par devoir ou nécessité, Grace, la servante noire du prêtre, n’a-t-elle pas rapporté que c’était pour elle un pensum, ce voyage mensuel en terre brûlante et désertique ? Que lui portait-t-elle, ou qu’allait-elle chercher ? En tout cas il s’opérait un échange entre eux. De l’amour ? Ça m’étonnerait.

Les deux compères, entravés et muselés en travers du lit de la défunte, me coulent des regards furibonds où l’on sent la haine et l’inquiétude. Ils doivent se demander pourquoi je reste inactif après les avoir neutralisés. C’est bon pour préparer des gens aux confidences, l’indifférence passive. Que ça bouillonne sous leur chignon ! Et que leur couvercle saute au plafond !


Quarante minutes passent. Mes idées prennent des développements inattendus, puis se rembobinent comme la bande magnétique d’un enregistreur.

L’un des deux prisonniers : le Mexicano, se met à émettre des sons inarticulés pour attirer mon attention. Il espère que je vais ôter son bâillon afin de le rendre audible. Au lieu de cela, très calmement, je me penche sur lui et lui colle au bouc un petit crochet sec, de ceux qui te mettent du flou artistique dans la moulinette sans te foutre k.-o. Après quoi, je me rassieds et reprends le cours de mes déductions.


Une tire ralentit devant la maisonnette. Je me rends sur le seuil. La grosse limousine de Harold J.B. Chesterton-Levy stoppe, obstruant la ruelle. Lord Bérurier et le comte de Monte-Cristo en descendent avec dignité.

Cette vieille pie de Cathy les aperçoit et m’interpelle :

— Dites donc, Frenchie : vous recevez du beau monde !

Elle l’a regardé sommaire, le Gravos.

— Mes hommes d’affaires français, lui dis-je.

Les frères Lumière s’inclinent en la direction de la châtelaine et me rejoignent.

— Beau brin de fille ! note le Mastard.

— Tu peux l’avoir pour dix dollars avec un verre de gnôle en supplément pour te remettre de la partie de jambes.

Je les conduis jusqu’à la chambre, leur montre mes deux salamis et les ramène dans l’entrée.

— Les chiens sont lâchés, expliqué-je. C’est la première fois qu’on a des cartes en main. Jusque-là, on a été baladés, assaillis ; on nous a buté nos témoins. Je veux que ça cesse, je ne peux pas rester indéfiniment loin de la maison Pébroque. J’ai décidé que je rentrerai dans les vingt-quatre heures après avoir entièrement solutionné ce problème de mots croisés. Je reconstitue mon trio de choc : César, Alexandre-Benoît, Antoine. Un pour tous, tous pour un !

Grandiloquent ?

Toujours, un chef, avant l’assaut.

Qu’on le veuille ou non, le courage prend sa source dans les mots et on ne se fait jamais tuer en silence ; trompettes ou blabla, le héros a besoin de sons pour aller à la mort, comme l’âne pour porter sa charge.

Emus, mes deux chéris me pressent la main.

— Voici les rôles, poursuis-je. Toi, Pinaud, tu joues le renard ; et toi, Béru, le loup.

— Et toi ? demandent-ils avec un ensemble gênant.

— Moi ? fais-je. Moi je jouerai le perroquet. Je poserai des questions aux deux olibrius et Alexandre-Benoît fera LE NÉCESSAIRE pour qu’ils y répondent. Ils sont l’unique passerelle qui peut nous conduire à la vérité[23].

Pinaud tâte son mégot éteint pour s’assurer qu’il a encore « du corps », puis le rallume en se grillant les poils des narines.

— Ça consiste en quoi, le rôle du renard ?

— A explorer les terriers. Voyez-vous, mes chérubins, plus je m’enfonce dans mes gamberges, plus je pense que cette baraque a joué un rôle important dans l’aventure de la môme Fouzitout. La petite investigation à laquelle nous nous sommes livrés ici ne me satisfait pas, j’aimerais que tu reprennes cette perquise en faisant jouer à fond ta jugeote de vieux madré.

Et Baderne-Baderne de répondre :

— Je vais me concentrer.

Il s’assied dans un fauteuil du séjour et croise ses vieilles mains sur sa vieille bite.

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