9 CHAPITRE ENTIÈREMENT PLASTIFIÉ

Je longe toute la rue, jusqu’au très fameux banc. Une foule plus épaisse qu’ailleurs y est rassemblée, qui s’automalaxe et tourne comme de la pâte à pain dans un pétrin.

N’ayant pas aperçu mes deux « manquants », je furète dans les coins sombres, redoutant de les trouver asphyxiés par les vapeurs éthyliques de la fiesta. Idée judicieuse. Je les repère effectivement, mais, loin d’être inanimés, ils sont en possession de tous leurs moyens, et quand je dis « tous », c’est « tous ». J’ai failli ne pas les voir car ils se trouvent au fond d’une étroite impasse.

C’est une plainte de chienne sans abri qui m’a alerté. Cri d’une souffrance que l’on souhaiterait contrôler mais qui s’échappe de soi comme la vapeur d’une marmite norvégienne.

M’approche à pas lents de cet animal très connu lorsqu’il est blanc, et célèbre pour son froid, ses pas et sa faim. Le loup !

Je découvre la tronche de méduse d’une vieille ravelure pas racontable, dont les longs cheveux déteints pendent jusqu’à terre. Elle se tient penchée en avant, soutenue par deux mains aristocratiques : celles mêmes du Marquis, lequel est occupé à la chausser en levrette. La dame hurle donc, non de plaisir, mais de douleur. Quand elle parvient à suspendre sa plainte, elle s’autofustige, gémit qu’il faut être la dernière des vieilles putes pour se risquer à dérouiller un pareil tronc de baobab dans le frifri. Mais qu’est-ce qui lui a pris, bordel ! C’est bien l’orgueil, vous me direz pas ? Sous prétexte que sa vie mouvementée lui a défoncé le dargeot, elle a cru, la téméraire, qu’elle parviendrait à héberger la trompe du Marquis. Certes, elle est arrivée à ses fins ; seulement, à présent, le zob géant, gros comme le télescope du Mont Palomar, ne peut plus ressortir. Déjà, il n’en était rentré que trente-cinq centimètres (sinon on allait droit à une explosion de l’estomac) ! Maintenant, impossible de se désunir. Pis que des chiens ! Mais elle veut rentrer chez elle, la pauvrette. Avec deux pieds, pas avec quatre ! Ce monstre, y a qu’à lui sectionner le poireau ; n’ensuite de quoi, il se trouvera bien un toubib capable de lui dégager le bassin, ne serait-ce qu’avec une mèche de charpentier !

Je l’ai déjà dit : Félix ne comprend pas l’anglais, il lui a préféré le grec ancien, dialecte plus propice aux études scientifiques. Tout de même, il appréhende la situation ; prône la patience. Le Marquis demeuré détient nonobstant suffisamment de jugeote pour dire que c’est justement sa débandaison qui est à l’origine du sinistre. Une chose ferme est plus aisée à déplanter qu’une chose molle, C.Q.F.D.

Félix m’aperçoit et reprend espoir car je suis de ces êtres qui l’apportent par leur seule présence.

— Comprenez, Antoine : la collerette musclée de madame s’est crispée sur le membre du marquis de Lagrande-Bourrée. Cela constitue un étranglement qui emprisonne la partie engagée dans l’intimité de cette personne.

« Madame est de mauvaise foi, car c’est elle qui voulut tenter l’expérience impossible. Le Marquis urinait paisiblement dans ce coin d’ombre lorsque cette vorace personne est sortie de la porte que vous apercevez au fond de l’impasse, enfuriosée par cette miction. Elle s’est tue en découvrant la lance d’arrosage de notre exquis compagnon. Sans écouter nos protestations, elle s’est troussée, déculottée et, une fois qu’il a été disponible, s’est acharnée sur ce sexe éminent de telle sorte que, n’étant pas de bois, le Marquis a succombé.

« Je passe sur les manigances prodiguées par la respectable femme pour réaliser l’intromission. Vous savez qu’elle doit avoir le fondement en caoutchouc ! Quelle énergie ! Quelle obstination ! Ah ! elles sont pugnaces, les chères âmes, lorsqu’elles se trouvent en rut. J’en pleurais d’admiration, Antoine. La chose confinait au sublime. Mon Dieu ! que d’ingéniosité pour assurer la lubrification de cette impériale biroute ! Que d’automutilations pour s’élargir au-delà du raisonnable ! Comme elle donnait de la croupe, cette exquise sexagénaire ! Mais peut-être est-elle d’un âge plus avancé ? Si vous aviez assisté à ce pathétique acharnement, Antoine ! Une tragédie minière est ridicule en comparaison. J’ai vécu, pendant deux heures au moins, l’imperceptible progression de la bête en cette caverne trop exiguë. Ce cheminement accompli, millimètre après millimètre, me serrait la gorge et si fortement la poitrine qu’à un moment donné j’ai craint un accident cardiaque.

« Enfin, quand elle a eu encaissé son maximum de queue, compte tenu de l’habitabilité dont elle disposait, elle a crié pouce. Seulement, dans ces cas anormaux, la femme commande, mais l’homme jouit. Le marquis Jean-Ferdinand de Lagrande-Bourrée, trop surexcité par la lenteur du parcours, a libéré sa sève avant que cette téméraire baiseuse ait pu profiter de ce pourquoi elle venait de consentir à d’aussi terribles souffrances. Elle a été privée, pauvre chère âme, du bénéfice de son héroïsme. Et à présent — ô comble de l’injustice —, son intime tuyauterie est obstruée. Que faire, secourable Antoine, vous qui connaissez, mieux que quiconque, les démons et impedimenta de la chair ? »

— On sépare les chiens au moyen d’un seau d’eau froide, réfléchis-je-t-il à haute voix. Cette thérapie conviendrait-elle à des humains ?

— Voire !

Déterminé, je me rends dans la maisonnette de la vieille radasse, dont la lourde est restée entrebâillée (au contraire de sa chatte). Dans ce logis misérable, il y a heureusement l’eau courante.

Un grand récipient de plastique est là, qui m’accueille. Deux minuscules minutes plus tard, j’en vide le contenu entre les deux antagonistes. Mémé glapit en trombe (de chasse d’eau) ; le Marquis claquechaille. Mais le phénomène espéré ne se produit pas.

— Il faut un docteur ! déclare Jean-Ferdinand de Lagrande-Bourrée.

Il commence à en avoir sa claque de ces siamoiseries, le descendant des croisés.

— Il a raison ! assure Félix.

C’est dans ces instants où la résignation nous rattrape qu’il me vient une idée.

— Félix, murmuré-je, vous pensez que le sinistre résulte d’une crispation des muscles vaginaux de cette brave femme ?

— L’évidence même, mon cher Antoine.

— Donc, il faudrait anesthésier madame afin de provoquer dans son être un total relâchement qui serait salvateur.

— Probablement.

— Voyons ! ajouté-je en m’approchant de la parturiente bloquée. Vous voulez bien fermer les yeux ? lui demandé-je.

Elle obtempère.

Ce qui me libère l’esprit pour lui décocher un crochet très cordial à la pointe de son menton barbu.

Elle est k.-o. instantanément. Se met à pendre en avant. Un bruit de bouchon de champagne nous comble d’aise, puis voilà la vieillarde à plat ventre sur le sol. Le Marquis et elle viennent de divorcer ! Youpi !


Après cette épique équipée on emporte médème en sa demeure, l’étendons (d’Achille) sur son lit. Poussons l’altruisme jusqu’à coller un linge mouillé entre ses cuisses décharnées, et prenons congé d’elle à son insu.

— Rentrez vous coucher ! conseillé-je au maître et à l’esclave ; vous l’avez bien mérité.

Ils en conviennent. Le cher Jean-Ferdinand de Lagrande-Bourrée marche comme une paire de ciseaux ouverts. Estropié du panard à son tour !

C’est pas de chance pour des mecs qui s’apprêtent à tourner un film « X ». Ils vont se produire dans « Les éclopés de l’andouille à col roulé », mes lascars !

Une fois seul, je me mets à me distancier de la fête. Son grondement, ses clameurs de sauvages pris de boisson me chancetiquent le caisson. J’ai pas trop mélodramatisé, au sujet du méchant clown, mais il me donne à penser, l’artiste. Me fournit la preuve que je suis observé à la loupe d’horloger, filoché de première. Le revolver qui, à présent, fait pendre la poche droite de mon futiau, m’annonce que si ce vilain s’est introduit chez le pasteur Marty, c’était pas pour m’inviter à la Journée de la femme. Il belliquait, le mec. Une arme pourvue d’un silencieux dernier cri n’est pas faite seulement pour intimider l’épicier auquel on veut chouraver la caisse. C’est l’accessoire du tueur, le silencieux. Quand on te braque avec un outil de ce type, n’hésite pas à recommander ton âme à Dieu, car c’est comme si ton Créateur la recevait déjà en port payé !

Embusqué dans un coin d’ombre, je sonde les abords. N’aperçois qu’un couple d’amoureux en train de niquer à la verticale, contre un arbre. La fille est cramponnée au cou du matou, elle a noué ses cannes autour de ses hanches (une virtuose) et c’est elle qui s’active en lançant des petits cris qu’on dirait de rage. Son cul blafard fait la nique à la lune. Le « supporter » lui cramponne les jambons pour assurer sa position infernale. Se laisse prendre, le grand sot, que non seulement il doit dégorger le bigornuche, mais de plus faire des poids et haltères, ce con !

Je les laisse aller au bout de leur propos. Comme ils sont jeunes, la conclusion suit de près la préface. La miss, mollement comblée, remet pied à terre, tandis que le luron décapote son cabriolet. Il lance cette offrande sur une pelouse, remet Mister James dans sa geôle, part d’un grand rire de brute assouvie et entraîne sa partenaire vers le chaudron brûlant de la foire d’empoigne.


J’attends un peu, toujours sur le qui-vive, la mano crispée sur la crosse de l’arme abandonnée par le clown. Mais en dehors du tohu-bohu proche, tout est calme. La lune se vautre sur le désert blanc. Alors, ma pomme, désensommeillé complet par ces multiples péripéties qui rendent mes books incontournables, je me mets en marche sur la route menant au motel (LA route, quoi, puisqu’il n’en existe pas d’autres).

J’arque à pas non cadencé mais rapide. Lorsqu’une bagnole se pointe (à l’avant ou à l’arrière), je saute le maigre talus et me couche jusqu’à ce qu’elle ait disparu.

Le motel est éclairé. Les carapaces des bagnoles luisent dans la nuit. Dans l’un des bungalows, des gens chantent à voix alcoolisées.

Je passe devant les maigres constructions et poursuis mon chemin. L’air reste étouffant. Il n’a pas dû pleuvoir à Morbac City depuis l’assassinat d’Abraham Lincoln en 1865. Ce coin d’univers est sec comme la langue d’un spahi perdu dans le Sahara, ou comme la chatte d’une nonagénaire (passé soixante-dix, pour les faire mouiller, celles-là, faut amener son bidon de vaseline !).

Il me vient une pépie forcenée et je rêve au seau de flotte que j’ai versé naguère sur le monument en viande du Marquis.

Environ deux kilbus et je peux distinguer le ranch du cow-boy suisse, à main droite.

Construction basse, en forme de tortue tapie entre quelque végétation de l’enfer.

Tu sais qu’il est pas feignasse, ton Sana, chérie. Toujours animé de sa belle détermination, il part en direction de l’habitation située à une bonne quinzecentaine de mètres.

Il t’est déjà arrivé, Hervé, de marcher ainsi, de nuit, dans un vrai désert ? Seule la lune me sourit. Bonne vieille lune que des confrères romanciers me promettaient jadis et que les Ricains m’ont offerte une nuit où je me trouvais au Liban ! Inoubliable.

Il n’existe que deux choses dont j’ai très envie et que je voudrais obtenir avant d’aller fumer des plantes de mauve par la racine : c’est un œuf de dinosaure et serrer la main d’Armstrong[14]. Si parmi mes lecteurs, quelqu’un peut m’indiquer où je pourrais acheter un œuf de dinosaure, il deviendra illico mon ami d’enfance. Et si un autre veut bien me prendre un rendez-vous avec Armstrong, je le coucherai (en travers) sur mon testament.

Bon, où en étais-je-t-il ? Ah ! oui : le ranch du cow-boy suisse.

Je m’y dirige à l’allure d’un ancien facteur rural ; jadis, ces braves n’avaient même pas de vélo pour faire leur tournée et arpentaient leur commune d’un point cardinal à l’autre, canne en main, allant porter un simple journal dans les hameaux les plus reculés ! Ils puaient des pinceaux, les chéris ; du bec aussi. Vinasse par le haut, chaussettes de laine par le bas ! Dans le mitan, t’arrivais à détecter des remugles de pets ratés dans du gros velours jamais nettoyé ! Ah ! les postes françaises ! Quelle épopée ! Ma grand-mère a connu un gros facteur qui s’est fait assassiner sur la vieille route, entre Chalamond et Meximieux (Ain). On a volé sa brave vie pour une pincée de francs anciens. Les gens ont toujours été minables ; ça ne date pas d’aujourd’hui.

Toi, lecteur infaillible, qui me connais depuis lurette, je sais que ça ne te surprend pas de me voir cheminer sur cette étendue de caillasse à pareille heure. Tu te dis : « Il est venu à Morbac City pour rencontrer ce type, après tout. Et il ne peut attendre davantage. “Même les plus marles d’entre toi mettent le doigt sur la vérité en pensant” : L’agression ratée dont il vient d’être victime, induit Sana à estimer que si les autres en savent long sur Martine Fouzitout, ils vont aller voir celui qu’elle venait visiter chaque mois. Il craint, ce brave Tonio, que les vilains s’en soient déjà pris au cow-boy suisse. Alors il vient aux news. C.Q.F.D. »

Effectivement, c’est bien un tel souci qui me mine.

A mesure que j’approche, un bruit particulier alerte mes tympans. Celui qu’on produit en opérant des fouilles.

Pour évoluer en silence, j’ôte mes tartines, ainsi que mes chaussettes (que j’achète toujours à Rome, dans la même boutique près de la via Venetto), les laisse en un petit tas sur les pierres et finis le trajet dans un silence de chat.

Tout à coup, j’ai un haut-le-corps. Tu aimerais que je dise ce que j’aperçois, derrière le plus proche buisson ? Non, sans charrier, ça te ferait plaisir ? Alors, ’magine-toi que c’est une auto blanche. Pas la vieille Jeep pourrie que possède le cow-boy suisse, mais une bagnole neuve : Buick Park Avenue, aux chromes luisants.

Cette tire, je la reconnais, l’ayant vue il y a moins de deux plombes. C’est la voiture à bord de laquelle le clown et son complice ont mis les adjas après leur expédition ratée chez le pasteur.

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