7 CHAPITRE CÉROFÉRAIRE

La moitié inférieure de Béru (sa plus intéressante) étant hors d’usage, Harold J.B. Chesterton-Levy, reporta le tournage précipité de « Trois Zobs dans une brouette » à la semaine suivante pour laisser au Gros le temps d’être opérationnel. Je décidai de mettre ce retard à profit pour aller enquêter à Morbac City, la fameuse agglomération où se trouve « le banc des amoureux ». Je trouvais cette romantique légende très belle bien qu’un peu cucul-la-praline ; mais le peuple possède un instinct infaillible quand il s’agit de se fixer des hauts lieux émotionnels. Il chiale toujours à bon escient, réservant ses larmes pour des conneries au lieu de les consacrer bêtement à des affaires de boîtes-pipoles, de famine abyssine ou à des tremblements de terre mexicains que je te demande un peu ce qu’on en a à branler, nous autres dont l’échelle de Richter est en fonte renforcée !

Angela, bien que chagrine de me voir partir, arrange les bidons avec son boss pour qu’il nous prête un de ses seize jets. Elle a, sur le magnat du cinoche, un pouvoir qui me donne à penser des choses fuligineuses. M’est avis que la toute belle doit marner du slip à ses moments perdus ; mais que celui qui ne l’a jamais baisée lui jette la première capote anglaise !

Je dois inclure ici une information sans laquelle un esprit vétilleux comme le tien serait chagrin : je n’ai pas retrouvé mes trois sacs de documents arrachés de la maison de Venice. Pinaud ne les a pas pris et les domestiques nient énergiquement les avoir balancés dans le vide-ordures. Dois-je en conclure qu’on me les a chouravés ? Je n’ose. Qui donc aurait pu s’introduire dans ma chambre aux insus de tous ? Les tortionnaires-tueurs de la nuit ? Ou alors ils disposaient d’une complicité dans la place. Le dollar est, aux States plus qu’ailleurs, une clé de papier qui ouvre toutes les consciences !

* * *

Il est quinze heures dix, heure locale, quand le zinc de notre bienfaiteur nous dépose au petit aérodrome d’Hysterical Gold, dans l’Utah, qui dessert Morbac City, distante d’une vingtaine de miles. Un soleil de plomb, gris et triste, écrase le paysage désolé où l’ombre de notre avion est la seule qui s’imprime sur le sol. Tout est plat, sans végétation. A l’ouest, une chaîne de montagnes également blanches, mais il ne s’agit pas de neige : c’est de la roche !

Le pilote a établi son plan de vol avec la concierge du cousin germain de celui qui contrôle le « terrain d’aviation » (comme on dit en Suisse) et elle a oublié d’en faire part à qui de droit, car on ne voit personne dans le secteur.

Good luck ! lance le jet-driveur en envoyant les gaz.

Sa mission est remplie. Il nous a chiés dans ce désert, comme il en avait reçu l’ordre, et se grouille de regagner l’Os-en-gelée où sa souris l’attend pour une calçade expresse.

— Quel bled de merde ! lamente Béru. Y a lurette qu’y z’ont pas dû arroser les pelouses !

Brusquement, parce qu’il est en grand désarroi mental, le Marquis y va de son chant du coq. Celui-ci se répercute dans le désert et va mourir au loin.

Là-dessus (biscotte le soleil, on préférerait que ce soit là-dessous !), nous gagnons la construction en préfab, blanche comme le reste (ne manque plus qu’un dominicain dans le paysage), histoire de vérifier s’il existe un espoir de vie organique sur ce territoire, ou bien s’il serait préférable de se rabattre sur Mars ?

L’aéro-club est ouvert. Il mesure cinq mètres sur six et se divise en deux parties : l’une servant de tour de contrôle, l’autre de salle d’embarquement-bar. Près d’un comptoir en Formica, à l’unique table, est avachie une grosse rouquine sans âge, au visage ravagé par l’alcool et les bubons. Ses cheveux flamboyants et gras pendent au-dessus de la table et jusque dans sa bière.

— Hello ! lui lancé-je.

Mais je ne lui fais même pas broncher une paupière. Alors je passe dans le local contigu où un type à barbe dort devant des appareils crépitants, un casque d’écoute sur sa tronche hirsute.

— Hello ! relancé-je en mettant du guilleret dans mon intonation.

Ça lui fait l’effet inverse de celui que j’espérais. Il pose son front sur son bras replié pour une roupillade plus confortable et y va d’un ronflement en comparaison duquel celui du zinc qui vient de nous cracher n’est qu’une respiration d’adolescente masturbée.

Je m’approche et le secoue.

— Quoi, merde ? éructe-t-il[8].

N’a pas même déverrouillé un lampion, ce vieux zob en tire-bouchon.

Décidément, la femme du bar et lui (probablement constituent-ils un couple ?) sont nazés à bloc. Je me dis que s’il n’y avait que ces deux-là pour faire fonctionner Roissy-Charles-de-Gaulle, les ambulances ne sauraient plus où donner du brancard.

Vaincu par l’inertie, je vais rejoindre mes potes. Le Tuméfié a pris les choses en main et, assisté du Marquis de service, met à sac le réfrigérateur. Il distribue force bières fraîches, m’en tend une que j’accepte et s’octroie une boutanche de vin blanc de Californie égarée dans cette aventure.

Je musarde à la recherche d’un poste téléphonique et en dégauchis un derrière le comptoir. La providence qui ne me perd jamais de vue très longtemps a fait placer un petit écriteau rouge avec le mot « Taxi » écrit dessus, ainsi qu’un numéro.

Je compose. Ça sonne un bout, quelque part dans le désert, et puis une voix me répond :

— Boorisch Garage.

Je raconte que je suis à l’aéroport d’Hysterical Gold avec des amis et que nous aurions besoin d’une voiture pour nous conduire à Morbac City.

La voix (de femme, d’homme, d’hermaphrodite ?) répond brièvement « O.K. », ce qui ne m’aide pas à dissiper le mystère de son sexe.

Ne reste que d’attendre en vidant le frigo. Nous nous acquittons de cette tâche avec conscience. La vieille ivrognasse rousse tente de vider son verre, mais la force lui en manque, ou bien l’énergie ? Elle y renonce et, pour se faire un petit plaisir compensateur, se met à pisser sous elle.

Nous poireautons plus d’une heure dans le local torride (bien que toutes les ouvertures en soient ouvertes), et je me mets à croire au méchant lapin quand un ronflement non produit par le vieux de la tour de contrôle, naît et croît. Qu’en fin de compte, une dépanneuse déglinguée finit par arriver en sinuant et s’arrête devant la porte du club-house. Un nain en descend. Que dis-je, un nain ! Un projet d’enfant de nain ! Minuscule créature issue des « Rantanplan[9] ». Quatre-vingts centimètres en tout (dont cinquante de la queue à la tête), pantalon de velours, tee-shirt célébrant l’efficacité de la « Chase Manhattan Bank », chapeau de cow-boy trop large, heureusement stoppé par des oreilles décollées. J’oubliais : des santiags et un mégot de gros cigare complètent l’étrange silhouette.

Ce mutant s’avance et, de sa voix fluette, lance :

— O.K., les gars : c’est bon pour moi !

Je l’étudie, déconcerté.

Are you a dwarf[10] ? je lui questionne.

— Non : j’ai six ans, répond « la créature ».

— Six ans, et vous pilotez une dépanneuse ?

— Il faut bien : ils sont tous « patafioles » à Mor.

L’étrange gamin désigne la rouquine écroulée.

— Vous voyez ? Mes vieux, c’est du kif ! Jusqu’à ma grande sœur de douze ans qui était en train de dégueuler son gin dans la cuisine quand je suis parti.

— Et vous, vous ne buvez pas ?

— Je vais commencer l’an prochain : j’aurai l’âge de raison.

— Les gens d’ici se poivrent tous les jours ?

— Pas à ce point ; mais le « Bench Holiday Making » a commencé hier et va durer jusqu’à la fin de la semaine prochaine !

— La fête du banc des amoureux ?

— Yes, mon pote : c’est pour ça que vous êtes venus, vous et votre bande de vieux ?

— Exact, mens-je.

— Vous allez avoir de la peine à vous loger, tous les natifs du comté rappliquent pour cette occasion.

Ma pomme de commencer par le commencement :

— Prends ça et arrange-nous le coup, fais-je au môme en lui tendant un billet de cent ; tu m’as l’air démerde, fiston.

Il enfouille la pauvre gueule de Benjamin Franklin sans trop s’émouvoir.

— Ça va rester difficile, assure le déluré, combien êtes-vous ? Cinq !

— On n’a pas besoin de cinq chambres ; deux suffiraient : une pour moi, une pour les quatre autres !

Ça le fait rigoler.

— Vous venez d’où, avec votre accent à la con ?

— France.

— C’est où, ça ? Au Canada ?

— Non, en Europe.

— Et c’est où, l’Europe ? Je me fous à rire.

— Il y a chez nous des politiciens auxquels j’aimerais bien te présenter, môme, tu leur ramènerais les pieds sur la terre. Bon, tu nous emportes ?

— O.K. ! O.K. ! Martien. Vous montez à côté de moi et on fout les quatre autres derrière, c’est bien ça ?

— C’est tout à fait ça, confirmé-je.

C’est quand on quitte la piste pour la route que j’apprécie pleinement la conduite de « Petit Gibus[11] ». Il roule d’un bord à l’autre, tutoie le talus, passe de la première à la quatrième, freine hors de propos, accélère, par contre, dans les croisements, foutant la diarrhée aux automobilistes de rencontre, écrasant deçà, delà, un chien errant, un oiseau au vol trop lourd qui n’a pu décoller avant son arrivée, emboutissant des panneaux de signalisation, bref, se comportant en tout comme s’il faisait joujou sur la piste du Lac Salé.

Je finis par me demander, après qu’il eut défoncé l’arrière d’un autobus, s’il pilote une dépanneuse ou plutôt une « panneuse ».

— Tu ne voudrais pas que je conduise ? demandé-je au bout de dix kilomètres et un litre de sudation.

— Non. Pourquoi, Martien ?

— Tu arrives à peine à toucher les pédales.

— Quelle idée ! Regardez mes pieds, Martien.

— D’accord, mais quand tu parviens à les toucher, tu as la tête plus basse que le pare-brise.

— Faut choisir, tranche le moutard. Est-ce qu’on serait chassieux, dans votre pays ? Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— France.

— C’est un prénom de femme, ça. La fille du shérif s’appelle France.

— Elle est jolie ?

— Elle louche.

— Eh bien, mon pays est plus beau que la fille de votre shérif ; toi, tu te nommes comment, fiston ?

— Roy Clark.

— Tu iras loin si tu ne te renverses pas dans un ravin avant !

Il désigne en riant la plate immensité qui nous environne.

Ce simple geste suffit à nous faire quitter la route. Je l’aide à redresser le volant et il termine sa phrase :

— Les ravins, ici…

Mes potes de l’arrière se mettent à hurler. Je dis à Roy de stopper. Renseignements pris, on a perdu le Marquis dans l’embardée. On le voit qui se relève, à cinquante mètres en arrière et qui survient en clopinant.

— Recule, il boîte, fais-je au pilote d’essai.

— Je ne peux pas : y a plus de marche arrière.

— Et vous vous en passez ?

— Chez nous, à Morbac City, on va toujours de l’avant !


Morbac City, je pourrais t’en dresser le plan les yeux fermés. C’est des maisons au bord de la route, une église, un bâtiment avec le drapeau ricain. Pas une seule voie perpendiculaire, pas une place, voire un simple renfoncement. Tu dirais une branche de dattes, les constructions comme les fruits que je cause, sont collées à la branche.

Cela, comme toujours, commence par des masures, on passe à des crèches plus importantes, il y a quelques boutiques, la chapelle entourée de son cimetière, et puis, à l’extrémité du pays, après quelques centaines de mètres, voilà que la route s’élargit en forme de tulipe (j’ai la description végétale, aujourd’hui). Et c’est cet évasement qui est complanté pour former un petit espace vert au centre duquel se trouve le fameux « banc des amoureux ».

Au-delà de ce banc, quelques massifs floraux, puis, plus loin, le fameux poteau indicateur que j’ai eu tant de mal à déchiffrer. Après l’évasement, ça redevient rectiligne, on retrouve des masures ; le désert reprend, puis vient une espèce d’oasis qui se manifeste par un boqueteau de pins gris de poussière au centre desquels on a bâti un motel qui devait être délabré avant sa finition. Cela s’appelle, avec beaucoup d’à-propos, Desert Motel. Et cela se résume en six bungalows évoquant les cabanes des « jardins ouvriers » où les manars vont cultiver le haricot à rames, la tomate et la carotte, pendant le week-end, histoire de se donner des émotions de gentlemen-farmers.

Quelques véhicules sont garés sous un toit de roseaux secs ; j’en compte davantage qu’il n’y a de cases.

— Vous voyez ce que je disais, Martien ? déclare le gosse. On affiche complet.

Je saute néanmoins du véhicule. Mes compagnons protestent comme quoi ils ont été durement secoués. M. Félix a les reins endoloris et ne parvient plus à retrouver la position verticale ; la biroute du Gros est en feu ; le Marquis s’est foulé une cheville en chutant de la dépanneuse ; quant à Pinuche, il est gravement incommodé par les gaz d’échappement, le pot ayant été arraché depuis longtemps. Effectivement, son teint est d’un vert poireau qui aurait intéressé Toulouse-Lautrec.

Flanqué de mon petit prodige du volant, je m’achemine jusqu’à la guitoune servant de réception. J’y trouve un Indien à plumes qui dort à poil sur le plancher, n’ayant conservé en fait de vêtement que son serre-tête orné de trois plumes rouges.

Comme je tente de l’éveiller, Roy me dissuade :

— Rien à faire : Bison Bourré a pris sa muflée de l’année. Il sera huit jours comme ça.

— C’est lui qui tient le motel ?

— Avec sa fille.

— Et où est-elle, Génisse-Sevrée ?

— Dans les bungalows.

— Elle fait le ménage ?

— Non : l’amour. Elle apporte des cassettes pornos aux clients et les visionne avec eux en leur faisant des trucs.

— Tu en sais des choses ! béé-je.

— Il vaut mieux, dit sentencieusement mon guide.

— Comment savoir s’il y a de la place ?

— Minute !

Il ressort pour aller klaxonner. La dépanneuse produit un truc formide : mi-corne de brume, mi-meuglement de vache en gésine. Comme il persiste, une porte finit par s’entrouvrir, sur la gauche, nous révélant un quart de fille dans le sens de la longueur. Ladite semble tenir une serviette devant son fourré d’aubépines.

— Ouais ! Ouais, quoi ! C’est toi qui fais ce bousin, petit enculé de sa mère ?

— Gueule pas, salope ! Je t’amène des clients.

— C’est complet, connard !

— Et ton cul aussi, il est complet, hein, grande pute ?

La porte se referme violemment après cet échange de répliques claudéliennes.

— Je vous l’avais dit, Martien, ça va être coton !

— Pourtant, ce putain de bled paraît désert ; à part tes Indiens à la con, je n’ai pas aperçu une seule âme !

Le gosse ronchonne :

— Vous êtes dur à la détente, Martien ! Je vous répète que, dans la journée, tout le monde cuve sa cuite de la nuit ; mais vous allez voir ce soir, cette foiridon !

Il gamberge un peu, puis :

— Bon, je vous emmène ailleurs.

— Où ça ?

— Chez le pasteur Marty ; il lui arrive de louer ses chambres quand il a affaire à des gens bien.

Privé du concours, souvent appréciable, de la marche arrière, Roy part à travers la pinède, arrachant un ou deux arbrisseaux, va tourner sur la lune et revient à la route-rue. Tu sais que je m’attache à la vitesse grand « V » à ce petit garçon phénomène ?

On stoppe devant une maison un peu moins locdue que les autres et qui jouxte le cimetière.

— J’espère que le révérend est raide, lui aussi ; y a pas plus mauvais coucheur que ce grand con ! Que je vous dise, Martien : sa bonne femme, faudra que vous lui fassiez du charme, elle est sensible aux beaux garçons.

Cet hommage d’enfant, donc cette vérité, fait se rengorger « le Martien ».


Sais-tu qu’elle est mieux que pas-mal-du-tout, la dame du pasteur ? Quand je vois une personne pareille, je mesure tout ce que ratent mes bons curés apostoliques romains. Dis donc, c’est la régalade chez leurs collègues réformés. Quand je pense qu’on vient dauber sur nos gentils prêtres, les suspecter du péché de chair et autres balourdises, sans raison la plupart du temps, juste manière de les salir, ces chéris ! Déjà qu’ils font ceinture de chasteté, merde !

Tu crois que c’est joyce de se retrouver seulâbre le soir dans son lit grabataire, à pas même pouvoir se pogner, vu que mon admirable Jean-Paul II (que je révère malgré ses prises de position dures dures) a interdit la chose. De l’automutilation, non ? Ça a un corps, un prêtre ! C’est un mammifère comme les autres. Ça possède des aumônières cornac ! Alors quoi ? Il se l’enveloppe dans des linges mouillés quand ça tambourine contre la cloison de son bénouze ? Et tu penses que ça fait plaisir à Dieu ? T’es barjot ! Faut pas bouffer, alors ! Pas dormir ! Pas lire de Santantonio ! Pas admirer la sublime Anne Sinclair à Seven on seven ! Pas renifler les roses ! Pas regarder une libellule titubant au-dessus d’une pièce d’eau ! Faut rien, quoi ! Rien du tout ! Et il n’a même plus le droit de prier en latin, ce pauvre gars. Ils se plaignent de ce que notre Eglise part en sucette ! Qu’on me foute pape après Jean-Paul et tu verras ce travail ! Je te la remonterais, la boutique, moi ! Je suis catho, j’ai le droit de postuler. Y a eu des papes civils dans l’Histoire vaticane. Je prendrais pas l’avis d’André Froussard ! J’achèterais du savon et je ferais des bulles à tire la Saint Rigot ! J’en sais qui prendraient leurs encycliques et leurs claques, espère !


Pardon : je m’échauffe. Que veux-tu, je suis un passionné. C’est un péché peut-être, mais pas mortel, je le pratique depuis si longtemps !


Mais tu commences à piétiner, à te demander ce qu’il advient de Mme Marty, épouse de révérend.

Pour s’en débarrasser, du pasteur, je te signale qu’il est allongé sur le vieux canapé de son salon, un livre de prières en tuile sur le visage, et qu’il ronfle là-dessous à s’en péter la cloison nasale, kif des gens qui en prisent de trop grandes quantités.

J’ai rarement vu tout un village se torcher de la sorte, même dans mes coins viticoles ! C’est à croire que la pasteurine, Petit Gibus et la fille de l’Indien exceptés, il ne reste plus personne de lucide dans le Landerneau ! Ils se sont tous envoyés dehors, les Morbacityens !

La dame, sans bêcher, elle est très belle dans son style. Son visage est un camaïeu de vert, de jaune, de bistre. D’abord, elle a un bronzage qui tire sur le safran, puis de grands yeux tirant sur le vert, puis une chevelure d’un blond roux tirant sur le cuivre. Le tout fait songer à un tableau de Bozon-Verduraz l’Aîné, à sa période fauve.

Elle sourit à Roy, ensuite m’examine avec sérieux, en ayant l’air de se demander combien j’ai de poils sur la poitrine.

Je m’incline, cérémonieux. Le gosse délure à bloc :

— Madame Marty, j’amène des touristes étrangers qui cherchent à se loger, mais le motel est complet. Ils viennent d’un drôle de pays, très loin, dont je n’ai pas retenu le nom. Ils sont gentils et bourrés de fric, vous ne pourriez pas les loger ?

J’interviens en carbonisant la dame de mon regard 28 bis, qui a reçu de récentes améliorations techniques afin de le rendre davantage performant.

— Le drôle de pays dont parle cet exquis petit garçon, c’est Paris, madame.

Elle pâme :

— Parisss !

A croire qu’elle vient de répéter ce nom avec sa chatte.

— J’accompagne le professeur Félix Legorgeon, du Collège de France. Il est escorté de son secrétaire et de deux autres membres éminents de la faculté d’Arpajon. Ces sommités préparent une encyclopédie sur les fêtes populaires américaines, dans le cadre d’une vaste étude internationale relative aux contacts humains.

— Je vois, dit-elle. Il est flatteur que vous ayez inclus Morbac City dans votre enquête, seulement, si j’ai bien compté, vous êtes cinq et je ne dispose que de deux chambres.

Gagné ! Hip Pipe pipe, hurrah !

— Ça ira, dit vivement Petit Gibus.

— Je vais vous les montrer, décide notre nouvelle hôtesse.

— Va chercher mes amis et leurs bagages, enjoins-je au môme.

Je suis la belle épouse de pasteur sur l’arrière de la maison, laquelle est en longueur comme un wagon de chemin de fer. Pareille au village, elle a été bâtie selon le principe de la branchette de dattes. Au lieu de maisons bordant une rue, ce sont des piaules bordant un vestibule.

Pas le grand luxe, oh ! que non. Du bois qui grince, qui n’insonorise pas. Du bois disjoint, poreux, au travers duquel tu peux mater d’une pièce dans l’autre. J’ai trouvé ce genre de crèche au Groenland et aussi en Afrique. Note, des constructions de bois, y en a sous toutes les latitudes.

La dame ouvre les deux dernières portes qui se font vis-à-vis, comme dit Mme Lefournaux, la pédicure de maman. Vis-à-vis, c’est son expression d’Ingres, à l’éplucheuse de durillons. On a tous des tics verbaux, j’ai remarqué.

Les deux pièces comportent chacune des lits jumeaux.

Je vais me sacrifier : en prendre une avec Pinuche ; Béru et Félix adopteront l’autre, quant au Marquis de Carabas, il pieutera sur le plancher ; on lui trouvera sûrement une couvrante et un oreiller.

La dame attend mon appréciation.

— Voilà qui est parfait, assuré-je. Puis-je vous demander votre prénom ?

— Ivy.

— J’adore. Moi, c’est Antoine.

Elle répète avec un merveilleux accent :

— Annetouenne ?

— Exactement !

J’ajoute :

— Vos lèvres ont la couleur des framboises mûres et je parie qu’elles en ont aussi le goût !

— Vous croyez ?

Qu’est-ce que tu veux, mon neveu : faut assumer, j’annonce ma bouche. Pelle éblouissante ! J’en redemande ; elle en redonne.

— Après vous s’il en reste ! clame l’organe égrillard du Gros. Dis donc, grand, chez c’pasteur, c’est la maison du bon Dieu !

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