Chapitre 8
À cet amant de passage, Angélique sut dispenser toute sa science. Elle s'était juré de se l'attacher et le gentilhomme, viveur blasé, n'était pas de ceux qu'une étreinte passive eût contenté.
Tour à tour câline, rieuse et soudain comme inquiète, un peu farouche, elle s'abandonnait, puis devant une exigence nouvelle, se dérobait, et il devait la supplier tout bas, la convaincre, mourant d'impatience.
– Est-ce sage ? disait-elle.
– Pourquoi serions-nous sages ?
– Je ne sais pas... Nous ne nous connaissions pas hier... à peine.
– C'est faux. Je vous ai toujours admirée, adorée en silence.
– Moi, j'avoue que je vous trouvais seulement amusant. C'est comme si ce soir je vous voyais pour la première fois. Vous êtes beaucoup plus... troublant que je ne croyais. Vous me faites un peu peur.
– Peur ?
– Ces cruels Mortemart ! On dit tant de choses sur eux.
– Sottises !... Oubliez vos méfiances... Chérie !...
– Non... Monsieur le duc, oh ! laissez-moi respirer, de grâce. Écoutez. J'ai pour principe qu'il y a des choses qu'on ne peut faire qu'avec un amant de très, très longue date.
– Vous êtes adorable ! Mais je me chargerai bien de vous faire renier vos principes... Ne m'en croyez-vous pas capable ?
– Peut-être... Je ne sais plus.
Ils chuchotaient passionnément, dans la pénombre où tressautaient les dernières lueurs d'une chandelle et Angélique se laissait prendre au jeu terrible et doux et se mettait à trembler sans feinte entre les bras solides qui la ployaient et l'asservissaient. L'ombre qui les enveloppa, après un dernier sursaut de la flamme, parut l'entraîner dans son flot complice. Et elle se laissa glisser, aveugle et consentante dans le gouffre, toujours surprenant et nouveau pour elle, de la volupté. L'oubli de tout la fit sincère dans ses soupirs, dans son combat heureux et vaillant, la rendit émouvante dans les aveux et les plaintes qu'arrachait d'elle le plaisir. Il s'endormit en l'étreignant. Mais malgré sa lassitude et le languissant vertige qui l'entraînait comme en eau profonde, elle refusa le sommeil. L'aube n'était pas loin et elle voulait être éveillée lorsqu'il ouvrirait les yeux. Elle se méfiait des promesses des hommes lorsque leur désir est apaisé.
Elle resta les yeux ouverts, fixés sur l'écran bleu de la nuit qui s'inscrivait par la fenêtre et d'où venait le traînement sourd de la mer sur une grève. Machinalement, sa main caressait le corps musclé de l'homme endormi, retrouvant d'anciennes tendresses inachevées qu'elle avait rêvées jadis près de Philippe.
*****
Le jour se pressentit à une clarté grise moirée de mauve comme la gorge d'une tourterelle, qui doucement vira au blanc puis au vert pâle avec des délicatesses de nacre. On gratta à la porte.
– Monsieur l'Amiral, c'est l'heure, disait le valet.
Vivonne se redressa avec la promptitude de l'homme de guerre habitué aux alertes.
– C'est toi, Giuseppe ?
– Oui, monsieur le Duc. Dois-je entrer pour vous aider à vous habiller ?
– Non, je m'arrangerai. Dis seulement à mon Turc de me préparer du café.
Il adressa un sourire complice à Angélique tandis qu'il ajouta à l'adresse du domestique :
– Tu lui diras de mettre deux tasses et des pâtisseries. Le valet s'éloigna.
Angélique répondit au sourire de Vivonne. Elle posa sa main sur la joue de son amant.
– Comme tu es beau ! dit-elle.
Le tutoiement emplit le gentilhomme d'une exaltation proche du délire. Elle l'avait refusé au Roi ! Il attrapa au vol la main fine, la baisa.
– Tu es belle, toi aussi. Je crois rêver !
Dans le demi-jour, enveloppée de ses longs cheveux, elle semblait presque enfantine.
– M'emmèneras-tu à Candie ? murmura-t-elle.
Il sursauta.
– Certes ! Me crois-tu assez goujat pour ne pas tenir mes promesses lorsque tu as si merveilleusement tenu les tiennes ? Mais il faut faire vite car nous devons appareiller dans l'heure suivante. As-tu des bagages ? Où dois-je les faire chercher ?
– Un petit laquais doit m'attendre près du môle avec mon sac. Pour l'instant je vais puiser dans cette garde-robe si bien garnie de tout ce qui peut plaire à une dame. Sont-ce les atours de ta femme ?
– Non, dit Vivonne, qui s'assombrit. Ma femme et moi vivons séparés et nous ne nous voyons plus depuis que cette vipère a essayé de m'empoisonner l'an passé afin de me remplacer par son amant.
– C'est exact, je me souviens. On en a parlé à la Cour. Elle rit sans charité.
– Pauvre cher ! Quelle mésaventure !
– J'ai été malade comme une bête.
– Il n'en reste rien, fit-elle gentiment, en lui caressant la joue pour le dérider. Ces robes appartiennent donc à vos maîtresses, aussi variées que nombreuses s'il faut en croire la rumeur. J'aurais tort de m'en plaindre. Je vais trouver ce qu'il me faut.
Elle rit encore. Les ébats de l'amour avaient laissé sur son corps une fragrance pimentée, et lorsqu'elle passa devant lui il tendit d'instinct les bras afin de la saisir et la ramener contre sa poitrine.
Mais elle se dégagea en riant.
– Non, monseigneur. Nous sommes pressés. Nous nous rattraperons plus tard.
– Aïe ! fit-il avec une grimace, je ne sais si tu te rends compte de l'inconfort d'une galère.
– Bah ! Nous trouverons bien l'occasion de nous embrasser par-ci, par-là. N'y a-t-il pas d'escales en Méditerranée ? Des îles avec des criques d'eau bleue et des plages de sable doux ?...
Il poussa de profonds soupirs.
– Tais-toi. Tu me fais perdre la tête.
En sifflotant, il enfila ses bas de soie, sa culotte de satin bleu et vint sur le seuil de la salle de bains. Elle avait versé l'eau d'un pichet de cuivre dans la cuve de marbre et s'aspergeait, procédant rapidement à ses ablutions.
– Permets-moi au moins de te regarder, implora-t-il.
Elle lui jeta par-dessus son épaule mouillée un coup d'œil indulgent.
– Comme tu es jeune !
– Guère plus que toi, j'imagine. Je croirais même volontiers que je te précède de trois ou quatre années. Si mes souvenirs sont exacts, lorsque je t'ai vue pour la première fois c'était... oui j'en suis certain, à l'entrée du Roi dans Paris. Tu avais la fraîcheur acide et effarée de tes vingt ans... J'en comptais vingt-quatre alors et je me prenais pour un garçon d'expérience. Je commence à peine à comprendre que je ne sais rien.
– Mais moi, j'ai vieilli plus vite, fit Angélique légèrement. Je suis très vieille... J'ai cent ans !
Le Turc à la face de pain d'épices sous son turban vert apporta un plateau de cuivre où fumaient deux minuscules tasses emplies d'un breuvage noir. Angélique reconnut la mixture qu'elle avait bue avec l'ambassadeur persan Bachtiari-bey et dont le parfum imprégnait le quartier levantin de Marseille. Elle y trempa à peine les lèvres, rebutée par sa saveur âcre. Vivonne s'en fit verser coup sur coup plusieurs tasses puis demanda si l'on était prêt à partir. Angélique se sentit reprise par la panique. Et si les policiers rôdaient à sa recherche, dans la ville encore endormie...
Par bonheur, l'hôtel de l'amiral de la flotte donnait directement sur les bâtiments de l'arsenal. En traversant les cours on pouvait accéder au môle d'embarquement. Les galères attendaient plus loin, en rade. Un canot blanc et or traversait le port, venant vers le môle. Angélique le regarda s'avancer en défaillant d'impatience. Les pavés de Marseille lui brûlaient les pieds. À chaque instant, Desgrez pouvait surgir, rendant vaines ses ruses et détruisant ses espérances. Elle regardait autour d'elle la jetée, les appontements, les bassins, le port et, au-dessus, la ville, enrobée d'une brume légère et qui prenait, avec ses maisons étagées jusqu'à l'église de la colline, des apparences de châsse dorée, immense et ouvragée. Vivonne s'entretenait avec des officiers, tandis que les domestiques jetaient les bagages dans le canot qui venait d'accoster.
– Qui vient là ?
Angélique se retourna. Deux silhouettes émergeaient timidement d'entre les caisses des entrepôts et s'avançaient vers le groupe. La jeune femme eut un soupir de soulagement en reconnaissant Flipot et Savary.
– Voici ma suite, présenta-t-elle. Mon médecin et mon laquais.
– Qu'ils embarquent. Vous aussi, madame.
Il fallut attendre encore, tandis que le canot dansait contre le môle. Il y avait à chercher des cartes qu'il fallait emporter et qu'on avait oubliées. Le port s'éveillait. Des mariniers tirant leurs filets descendaient les échelles pour prendre leurs canots. D'autres quittaient les bateaux à l'ancre pour aller faire chauffer leur repas sur les feux des frères Capucins qui installaient leur chaudière et leur brasero. Une prostituée turque ou grecque se mit à danser parmi ses voiles, levant haut les mains où brillaient ses castagnettes de cuivre. Ce n'était ni l'heure ni le lieu d'appeler les hommes au plaisir... Peut-être dansait-elle pour le jour levant, après sa nuit sordide dans les bas-fonds du quartier oriental. Et c'était bizarre ce grelottement timide et monotone des castagnettes sur le quai presque désert.
Les rames du canot se relevèrent en ruisselant, puis plongèrent, tandis que d'un effort les mariniers enlevaient l'embarcation parmi les résidus de toutes sortes flottant à la surface du bassin. Très vite, il gagna des eaux plus limpides, soulevées de houle, et la Tour Saint-Jean y projeta son reflet qu'avivait le premier éclat du soleil. Angélique jeta un dernier regard derrière elle. Marseille se rétrécissait là-bas. Mais elle crut voir la silhouette d'un homme s'avancer sur le môle. Il était trop loin pour qu'elle pût distinguer ses traits. Cependant elle eut la conviction intime que c'était Desgrez. Trop tard !
« J'ai gagné, M. Desgrez », songea-t-elle avec triomphe.