Chapitre 19

Pendant le colloque des deux chevaliers avec la captive les enchères s'étaient poursuivies.

Le Maure avait été adjugé à un corsaire italien, Fabrice Oligliero, pour son équipage. On mettait à prix un géant slave. aux cheveux blonds, à la musculature magnifique. Pour la forme, Don José de Almada et le Danois de Tunis se le disputèrent. Quand l'esclave russe se vit adjugé au renégat de Tunis, il se jeta à genoux, en suppliant. Toute sa vie, criait-il, il serait donc condamné à voguer sur les galères barbaresques ! Il ne reverrait jamais les plaines grises, balayées par le vent de son pays natal. Des Maltais, valets chargés d'assurer la police du batistan sous les ordres des chevaliers, vinrent le saisir pour le remettre aux gardes de son nouveau propriétaire.

Puis l'on fit monter sur l'estrade un groupe de jeunes enfants blancs. L'Arménienne enfonça ses doigts dans l'épaule d'Angélique.

– Regarde, contre le pilier, c'est mon frère Arminak.

– On dirait une petite fille. Il est fardé jusqu'aux yeux.

– Il est eunuque, je te l'ai déjà raconté, et tu sais bien qu'on farde les garçons chez nous. Je ne m'attendais pas à l'apercevoir ici, mais tant mieux. Cela prouve qu'ils l'ont trouvé digne d'une grosse enchère. Pourvu que quelqu'un de très riche l'achète : il est malin et tu verras que dans vingt ans il possédera la fortune de son idiot de maître qui en aura fait son confident et son vizir.

Le vieillard soudanais pointa son doigt rougi de henné vers l'adolescent et jeta un chiffre guttural. Le gouverneur turc de Candie renchérit. Un religieux en soutane noire portant l'insigne de la croix blanche, était venu s'asseoir près des deux chevaliers. C'était un chapelain de l'Ordre de Malte. Il vint saisir le commissaire-priseur par son caftan et lui chuchota quelques mots. L'autre hésita, interrogea du regard le gouverneur turc, qui d'un geste bénisseur vers la scène consentit à la demande. Alors les adolescents se mirent à chanter. Le chapelain, qui était italien, les écouta chacun séparément et en retira cinq du groupe, dont le frère de la compagne d'Angélique.

– 1 000 piastres pour le lot, dit-il.

Un personnage à peau blanche, un Circassien sans doute, coiffé d'un turban brodé, se dressa et cria :

– 1 500 piastres.

L'Arménienne chuchota :

– Quel bonheur ! C'est Chamyl-bey, le chef des Eunuques blancs de Soliman Aga. Si mon frère réussit à entrer dans ce sérail réputé, sa fortune est faite.

– 2 000, renchérit le chapelain de l'Ordre de Malte.

Ce fut à lui que le lot fut adjugé. Tchemichkian pleura, en essuyant du coin de son voile les larmes qui brûlaient ses yeux noircis de khôl.

– Hélas ! Mon pauvre Arminak a beau être malin, il n'arrivera jamais à tromper la vigilance de ces religieux qui ne se laissent pas étourdir par les plaisirs et ne songent qu'à amasser de l'or pour soutenir leurs armes. Et je suis sûre que le prêtre l'a acheté simplement à cause de sa voix de castrat, pour le faire chanter dans une église catholique. Quel déshonneur ! Peut-être sera-t-il emmené à Rome pour y chanter devant le pape !

Elle cracha sur ce mot avec colère.

Sur l'estrade l'enchère se poursuivit. Il ne resta que deux garçons chétifs dont personne ne voulait et que le vieux Soudanais accepta pour un prix dérisoire, à force de protestations, en disant qu'il perdait sa réputation de goût et de commerçant avisé. Puis un brouhaha souleva la salle. L'envoyé personnel du Sultan de tous les Croyants faisait son entrée. Le prince tcherkesse, coiffé de son bonnet d'astrakan, portait un uniforme de soie noire et, sur la poitrine, des multitudes de petits cornets de poudre à fusil en or ciselé accrochés par des cordonnets de soie rouge, qui lui composaient une broderie guerrière. Le poignard et le sabre étaient sertis de rubis. Il s'avança suivi de sa garde, salua distraitement le gouverneur turc, puis tomba en arrêt devant le grand eunuque Chamyl-bey et entama avec lui une discussion animée.

– Ils se disputent, chuchota l'Arménienne, le prince dit qu'il n'admettra pas que l'eunuque de Soliman se porte acquéreur de la belle captive, car celle-ci est destinée au Sultan des Sultans. J'espère que la belle captive, c'est moi.

Elle cambra son buste et ondula des reins.

Angélique, malgré ses appels intérieurs à la raison, faillit éclater en sanglots. Ces hommes venus pour se la disputer statuaient déjà sur son sort. Un vertige la saisit. Ce fut à peine si elle entendit la suite des opérations, la vente des jeunes eunuques noirs d'Escrainville, puis celle de la Russe et enfin de la pauvre Tchemichkian. Elle ne sut jamais si la jeune Caucasienne avait vu combler enfin ses vœux d'être choisie pour un harem princier ou bien était tombée entre les mains du vieil entremetteur soudanais, ou plus tristement encore dans celles d'un corsaire qui la revendrait plus tard après avoir usé d'elle. Erivan, avec son sourire permanent entre ses boucles bien huilées, s'inclinait devant elle.

– Veuillez me suivre, belle dame.

Le marquis d'Escrainville fut sur ses talons, et il attrapa Angélique par l'épaule.

– Souviens-toi, dit-il. Les chats...

Ce fut la pensée de la mort horrible qui la menaçait et l'espoir d'y échapper par l'intervention des chevaliers de Malte qui permirent à Angélique d'affronter les centaines de brûlants regards qui accueillirent son apparition.

Un silence trouble régna. Depuis trois jours, la réputation de la Française mettait Candie en fièvre.

Penchés en avant, les spectateurs s'interrogeaient sur le mystère de cette créature voilée, enfin présentée à leur convoitise.

Erivan adressa un signe au jeune eunuque de service qui s'approcha et fit tomber le voile dissimulant le visage de la captive.

Angélique sursauta. Ses yeux étincelèrent. Sous la lumière chatoyante des lustres, elle voyait ces visages tendus, ces regards fixes et attentifs de mâles aux aguets et la pensée qu'on allait l'offrir nue, tout à l'heure, à leur concupiscence, la raidit dans une révolte qui la fit pâlir tandis qu'un long frisson la parcourait.

Ce frémissement sauvage, le regard hautain et presque impérieux de ses prunelles d'eau marine parurent électriser la salle jusqu'alors assez indolente. Un mouvement subit d'intérêt et de passion fit onduler les têtes. Erivan lança un chiffre :

– 5 000 piastres.

Dans son coin le pirate d'Escrainville sursauta. C'était le double du chiffre convenu pour la mise à prix.

Damné cloporte d'Erivan ! Dès le premier instant, il avait senti naître, chez son public, la brusque poussée des convoitises qui justifie toutes les folies. Des hommes allaient se livrer aux passions jumelées du jeu et du désir.

– 5 000 piastres.

– 7 000, cria le prince tcherkesse.

Le chef des Eunuques blancs murmura un chiffre. Fougueux et résolu à emporter l'enchère, Riom Mirza cria :

– 10 000 piastres.

Ensuite un silence religieux plana.

Angélique regarda du côté des chevaliers de Malte, qui n'avaient pas encore parlé. Don José, un sourire au coin de sa lèvre sévère, se pencha.

– Prince, dit-il, le dernier iman du Grand Seigneur prêchait la plus haute économie. Je rends hommage à la fortune du Sultan, mais 10 000 piastres n'est-ce pas le prix de tout un équipage de galère ?

– Le Sultan des Sultans peut sacrifier une de ses innombrables galères si telle est son auguste fantaisie, riposta sèchement le Caucasien.

Et il jeta un regard triomphant à l'eunuque Chamyl-bey dont le visage de femme grasse et douce reflétait la plus grande tristesse. Le grand eunuque de Soliman Aga eût été si fier de rapporter cette esclave précieuse et insolite à son illustre maître, mais gérant lui-même de sa fortune, il connaissait mieux qu'un autre ses possibilités et se reprochait déjà de les avoir dépassées.

Le silence se prolongeait. Angélique sentit tout à coup les mains agiles du jeune eunuque sur ses épaules tandis qu'avec habileté il déroulait l'étoffe qui voilait sa poitrine. Elle fut nue jusqu'aux reins, pâle sous la lumière ambrée des chandelles. Une fine sueur d'angoisse perlait à la surface de sa peau et donnait à sa chair des luisances de nacre. Elle recula d'un pas mais déjà l'eunuque avait ôté les épingles qui retenaient sa chevelure et ses cheveux croulaient en cascade dorée sur ses épaules. Elle eut le geste instinctif de toute femme qui éprouve la sensation de perdre son chignon, leva les bras pour retenir la masse soyeuse de ses boucles, et dans ce mouvement découvrit ses seins fermes et parfaits et offrit l'image secrète et pleine de grâce d'une femme à sa toilette. Un murmure parcourut l'assistance. Un corsaire italien jura longuement. Une houle d'énervement et de passion remua les masses agglomérées de caftans, d'habits, d'uniformes, et d'oripeaux glorieux.

L'eunuque Chamyl-bey décida que son maître lui pardonnerait des difficultés financières pour un tel trésor, et lança :

– 11 000 piastres.

Le vieux marchand soudanais se dressa et récita une longue phrase sur un ton de mélopée. Erivan traduisit :

– 11 500 piastres pour un pauvre vieillard mettant toute sa fortune à acquérir cette turquoise dont les cheiks d'Arabie, les reïs d'Éthiopie, les rois du Soudan et même de la lointaine Kampar africaine se disputeront les faveurs.

Une nouvelle pause s'établit.

Angélique regardait avec terreur le vieux Noir des contrées lointaines, qui, par son audace de commerçant, allait décourager les deux puissants acquéreurs. Le chevalier de Malte abaissa ses hautes paupières bistrées.

– 12 000 piastres, dit-il.

– 13 000, cria Riom Mirza.

Encore une fois, l'Espagnol ironisa.

– Croyez-vous que le Sultan des Sultans vous saura gré de le ruiner ? Le désordre de ses finances n'est un secret pour personne.

– Je ne parle plus pour le Sultan, répondit le prince tcherkesse, mais pour moi, je veux cette femme.

Ses yeux noirs ne quittaient pas Angélique.

– Dans un cas comme dans l'autre, ne risquez-vous pas d'avoir la tête tranchée ? insista le Commissaire des Esclaves de Malte.

Pour toute réponse le Prince répéta avec impatience :

– 13 000 piastres.

Don José soupira.

– 15 000 piastres.

On murmura. Chamyl-bey se taisait, livré aux affres de l'incertitude. Allait-il se laisser entraîner à déséquilibrer son budget pour de longs mois, ou céder à la vanité de mettre dans le sérail de Soliman Aga cette perle rare ?...

– 16 000, cria Riom Mirza.

Mais il commençait à faiblir, car il souleva son bonnet d'astrakan pour s'éponger le front.

– Qui dit plus ? cria le commissaire priseur, puis il répéta son cri en plusieurs langues.

Un silence oppressé plana. Les corsaires européens n'avaient pas ouvert la bouche. Ils avaient vu dès le début que l'enchère s'élevait tout de suite trop au-dessus de leurs ambitions permises. Sacré d'Escrainville ! Il avait su pêcher le bon numéro. Avec cette fille, il allait avoir la possibilité non seulement de payer toutes ses dettes mais encore de s'acheter un deuxième navire avec tout son équipage.

– Qui dit mieux ? répétait Erivan avec un geste dans la direction de Don José.

– 16 500, fit celui-ci sèchement.

Le Prince s'entêta.

– 17 000.

Les chiffres partaient comme des balles. Le son des voix et des mots, tantôt en français, en italien ou en grec s'entrechoquait dans la tête d'Angélique. Elle n'arrivait pas à suivre. Elle avait peur. Elle voyait se crisper la figure brune de Don José et le bailli de la Marche s'assombrir. Elle tremblait, essayant de ramener sa chevelure sur elle. Quand donc ce supplice allait-il prendre fin ?

Un grand Arabe drapé dans son burnous blanc se leva au fond de la salle, et d'un pas souple de panthère, ployé en nombreuses salutations, s'approcha de l'estrade. Angélique entendit Erivan le nommer : Naker-Ali. Sous son turban rayé rouge et blanc, ses yeux s'ouvraient sombres comme la nuit, dans un visage bistré, au nez en bec d'aigle, à la barbe noire et brillante.

Il s'accroupit sans quitter la jeune femme du regard et prit dans une large poche sur sa poitrine des objets que l'on vit ensuite sur sa paume étalée. C'étaient des plus belles parmi les pierres précieuses rapportées de son dernier voyage aux Indes : deux saphirs, un rubis gros comme une noisette, une émeraude, un béryl bleu, des opales, des turquoises. De l'autre main, Naker-Ali extirpa sa légère balance d'orfèvre ambulant, faite d'un piquant de porc-épic en fléau et d'un plateau de cuivre. Il y posa les pierres une à une. Erivan, penché sur lui, se livrait des doigts et des lèvres à des calculs aussi rapides que compliqués. Il annonça enfin, triomphant :

– 20 000 piastres !

Angélique jeta un regard de panique vers Don José. Le chiffre-limite que le chevalier de Malte s'était fixé était dépassé.

Le bailli de la Marche supplia, presque à voix haute :

– Frère, encore un effort !

Le prince tcherkesse Riom Mirza grinçait littéralement des dents. Pour sa part, il renonçait. Mais on n'allait pas laisser cette superbe Française à un vulgaire marchand de la Mer Rouge, riche mais commun personnage, dont le harem de boutiquier dans quelque maison de bois de Candie ou d'Alexandrette devait puer l'huile rance et les sauterelles grillées. Il prit à partie Don José, l'apostrophant, le sommant de se prononcer sans tarder, sinon il le tuerait de sa propre main. Le chevalier de Malte, les yeux au plafond, avait l'air d'un martyr de retable espagnol. Il laissa passer le tumulte, puis jeta pour en finir :

– 21 000 piastres !

Le gouverneur turc de Candie, les yeux plissés de malice retira le bout de son narguilé d'entre sa barbe blanche et dit doucement :

– 21 500.

Le regard de Don José fut une dague empoisonnée. Il savait pertinemment que le Turc ne pouvait assumer une telle créance et qu'il n'agissait que pour damer le pion à l'État souverain de Malte, première nation chrétienne. Il fut tenté d'arrêter l'enchère et de laisser le vieux pacha facétieux se débrouiller avec ses 21 500 piastres à verser et sa trop belle esclave à honorer. Mais l'expression pathétique d'Angélique le remua, quoiqu'il se défendît d'agir par sentiment.

Erivan, qui savait aussi que la dernière offre n'était qu'une plaisanterie de la part du gouverneur, traîna habilement l'enchère, le temps de laisser ce dernier regretter et se jurer qu'il ne recommencerait plus, puis proposa, tourné vers le Commissaire des Esclaves de l'Ordre de Malte :

– Arracho14 ?

– 22 000, trancha Don José de Almada.

Le silence cette fois fut très long, hésitant. Mais Erivan n'avait pas abattu ses derniers atouts. Il savait par expérience que la passion des hommes est bien plus forte que leur âpreté commerciale.

Don José de Almada, qui se battait pour une « affaire » ne pourrait apporter aux enchères la constance d'un homme dont le désir de possession s'était emparé. L'Arabe Naker-Ali, agenouillé au pied de l'estrade, levait sur la blanche captive un regard halluciné. Ses lèvres fines tremblaient et par moments il portait la main à la poche de sa robe, puis s'arrêtait, retenu par une suprême hésitation. L'eunuque s'approcha et tira sur l'agrafe qui retenait la ceinture du dernier voile. L'étoffe légère tomba aux pieds d'Angélique.

Elle perçut le trouble violent qui secouait les hommes et les tendait vers la forme blanche apparue, aussi belle que ces statues grecques que l'on rencontre, sous les lauriers-roses, dans les îles. Mais cette statue vivait. Elle tremblait et les frissons de son beau corps torturé étaient perceptibles à tous, gages de volupté, promesse d'émois et d'abandons, pour celui qui saurait la séduire.

Chacun rêva d'une conquête difficile et d'une victoire grisante. Chacun rêva d'être le maître qui saurait la faire défaillir de plaisir. Une vague brûlante avait envahi Angélique, succédant à une sensation de froid mortel. Et pour ne plus subir ces regards dévorants elle cacha son visage dans son bras replié. Elle était terrassée par un sentiment de honte et de désespoir qui la rendait aveugle et sourde désormais à tout ce qui se passait autour d'elle.

Elle ne vit pas Naker-Ali ramener au jour sur sa paume étalée un diamant blanc assez gros et d'une eau admirable qu'il posa sur sa balance.

– 23 000 piastres, cria Erivan.

Don José détourna la tête.

– Arracho ? Arracho ? murmura Erivan, et il tendit les doigts vers sa clochette de fin de vente.

Le prince tcherkesse poussa un rugissement et se laboura le visage de ses ongles en signe de désespoir. Un lent sourire monta au visage de l'Arabe. Alors Chamyl-bey, le grand eunuque blanc, se leva. Les dernières enchères lui avaient donné le temps de rechercher les diverses combinaisons financières par lesquelles il rétablirait la fortune ébranlée de son maître et comblerait cette brèche importante. Froid, impassible, il laissa tomber du bout des lèvres :

– 25 000 piastres.

La flamme s'éteignit sur le visage de Naker-Ali. Il ramassa ses pierres précieuses, les remit sur sa poitrine puis, se levant, s'éloigna lentement, s'enfonça dans l'ombre et quitta la salle des ventes.

Tourné vers Chamyl-bey, Erivan éleva lentement sa sonnette. Puis sa main resta suspendue comme paralysée et ne bougea plus. Le silence devint pesant et étrange, interminable... Se prolongeant indéfiniment, total et tellement insolite qu'Angélique en prit conscience et d'instinct releva la tête. Alors elle reçut un choc. Violent comme un coup. Un de ces coups terribles qui font vaciller la raison et crier au délire. Parce qu'au pied de l'estrade, où il parvenait d'un pas tranquille, après avoir traversé sans hâte le salon parmi les rangées de regards stupéfaits, il y avait un immense et sombre personnage. Noir des pieds à la tête, noir avec ses gants de cuir à crispins cloutés d'argent, noir par son masque du même cuir qui lui couvrait toute la face jusqu'aux lèvres, encadrée d'une barbe sombre et qui donnait à cette apparition soudaine une allure de cauchemar. Derrière lui elle reconnut la silhouette trapue du capitaine Jason. Erivan très doucement baissa le bras qui tenait la sonnette de fin des ventes. Il ne l'avait pas fait tinter. Il s'inclina jusqu'à terre et susurra d'une voix onctueuse :

– Cette femme est à vendre. Vous intéresse-t-elle, monseigneur le Rescator ?

– Où en sont les enchères ?

La voix qui sortait de sous le masque noir était basse et rauque.

– 25 000 piastres, dit Erivan.

– 35 000 !

L'Arménien demeura bouche bée.

Ce fut le capitaine Jason qui, se tournant vers l'assemblée, répéta d'une voix de stentor :

– 35 000 piastres pour mon maître, monseigneur le Rescator. Qui dit mieux ?

Chamyl-bey retomba sur ses coussins et se tint prostré sans un mot. Angélique entendit le tintement grêle de la clochette. Cette forme ténébreuse qu'elle fixait d'un air hagard, lui parut grandir encore, s'approcher et elle sentit l'enveloppement du lourd manteau de velours noir, que le Rescator avait fait glisser de ses épaules sur les siennes. Les plis du vêtement lui tombèrent jusqu'aux pieds. D'un geste furieux, elle le serra autour d'elle. Jamais, jamais de sa vie elle n'oublierait la honte qu'elle avait dû subir. Des mains inconnues continuaient à la tenir solidement, des mains possessives, dont la force la maintenait debout. Elle s'aperçut alors que ses jambes se dérobaient sous elle et que sans ce secours, elle serait tombée à genoux.

La voix sourde et rauque, disait :

– Belle soirée pour vous, Erivan ! Une Française !... Et de quelle qualité ! Quel est le propriétaire ?

Le marquis d'Escrainville s'avança en titubant comme un homme ivre. Ses prunelles flambaient dans son visage de craie. Il tendit un doigt tremblant vers Angélique.

– Une garce ! fit-il d'une voix bégayante et morne, la pire garce que la terre ait portée. Prends garde, maudit magicien, elle te dévorera le cœur !...

Coriano-le-borgne bondit des coulisses, d'où il avait suivi la vente derrière un rideau. Il s'interposa, découvrant sa bouche édentée dans le plus obséquieux des sourires.

– Ne l'écoutez pas, monseigneur, c'est la joie qui lui fait perdre la tête. Cette dame est charmante... Très charmante. Tout à fait docile et tendre.

– Menteur ! fit le Rescator.

Il porta la main à l'aumônière de toile d'or qui pendait à sa ceinture et en tira une bourse gonflée d'écus qu'il lança à Coriano, dont l'œil s'arrondit démesurément.

– Mais, monseigneur, bafouilla le flibustier, j'aurai ma part sur le butin.

– Prends toujours ça en acompte.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux que tout le monde soit content ce soir.

– Bravo ! Bravissimo ! brailla Coriano en jetant en l'air son bonnet. Vivat pour monseigneur le Rescator !

Celui-ci leva la main :

– La fête commence.

Le capitaine Jason transmit l'invitation que le plus grand trafiquant d'argent de la Méditerranée offrait à la noble assemblée. On allait faire venir des danseuses, des vins, du café, des musiciens, et du mouton rôti. Des bœufs entiers seraient remis aux équipages de tous les bateaux corsaires mouillés dans le port, ainsi que trente barriques de vins de Smyrne et de Malvoisie, à mettre en perce à tous les carrefours de la ville. Des valets passeraient avec des corbeilles de galettes et des brochettes de viande à travers les rues et des pluies de piécettes seraient jetées du haut des toits.

Candie serait en liesse cette nuit en l'honneur de la Française. Ainsi le voulait monseigneur le Rescator.

– El vivat ! criait-on.

– Pâh ! Pâh ! Pâh ! lancèrent les Turcs en reprenant place sur les divans de la salle qu'ils s'apprêtaient à quitter.

Tous, corsaires ou princes, se rasseyaient, prêts aux nouvelles réjouissances. Seuls les deux chevaliers de Malte gagnèrent la porte. Le Rescator les rappela lui-même :

– Caballeros ! Caballeros ! Ne voulez-vous pas être des nôtres ? Don José le foudroya du regard et en compagnie du Bailli de La Marche, très digne, se retira.

Загрузка...