Chapitre 10

– Me permettez-vous d'entrer ? chuchota le vieillard en passant son visage noirci par le « pinio » dans l'entrebâillement.

– Certes, répondit Angélique tout en essayant de se couvrir. C'est une chance que cette brute ne m'ait pas enfermée à clef.

– Hum ! fit Savary en jetant un regard sur le désordre éloquent de la cabine.

Il s'assit à l'extrémité de la couchette, les yeux pudiquement baissés.

– Hélas ! Madame. Je dois avouer que depuis que je suis sur ce bateau je ne suis pas très fier d'appartenir à l'espèce masculine. Je vous en demande pardon pour elle.

– Ce n'est pas de votre faute, maître Savary.

Angélique d'une main énergique essuya ses joues mouillées et redressa la tête.

– C'est ma faute. On m'avait assez prévenue. Maintenant le vin est tiré, il faut le boire... Après tout je ne suis pas morte. Vous non plus et c'est l'essentiel... Comment va le pauvre Pannassave ?

– Mal. Il délire de fièvre.

– Et vous ? Ne risquez-vous pas quelque grave sanction en me rendant ainsi visite ?

– Le fouet, la bastonnade, et d'être attaché par les pouces aux basses vergues, selon les distractions de notre distingué marquis.

Angélique frissonna.

– Cet homme est horrible, Savary ! On le sent capable de tout.

– C'est un fumeur de haschisch, dit le vieil apothicaire, soucieux. J'ai vu cela tout de suite à son regard, parfois halluciné. Cette plante d'Arabie provoque chez ceux qui en usent de véritables crises de folie. Notre situation est critique...

Il frotta ses mains maigres et blanches l'une contre l'autre. Angélique pensa, le cœur étreint, que ce frêle petit vieillard en guenilles, avec ses cheveux blancs folâtrant autour de son visage cadavérique bleu et vert, était tout ce qui lui restait comme soutien. À voix basse maître Savary commença à lui dire de ne pas perdre courage. D'ici quelques jours, ils pourraient s'évader.

– S'évader ! Oh ! croyez-vous que cela soit possible, maître Savary ? Mais comment...

– Chut ! Ce n'est pas, en effet, une entreprise facile, mais nous serons aidés cette fois-ci par le fait que Pannassave appartient aux hommes du Rescator. Vous vous en étiez doutée d'ailleurs. Il est l'un des multiples navigateurs, pêcheurs et commerçants, qui l'aident dans son trafic. Or Pannassave m'a bien expliqué. Dans la confrérie le plus humble transporteur de « pinio », qu'il soit musulman ou chrétien, est assuré de ne jamais pourrir dans les cales des marchands d'esclaves. Partout il s'assure des complicités pour sauver ses hommes. C'est pourquoi beaucoup travaillent pour lui.

Savary se pencha, sa voix devint un souffle.

– Ici même, sur ce bateau, il y a des complices. L'un des laissez-passer mystérieux que le Marseillais traînait dans son enveloppe cirée entre un pavillon des chevaliers de Malte et une marque du duc de Toscane, lui servira de signe de reconnaissance pour obtenir l'aide des sentinelles préposées à leur garde.

– Croyez-vous vraiment que les sentinelles de cet affreux Escrainville pourront se faire complices ? Elles risquent la mort...

– ...Ou la fortune ! Dans la confrérie des trafiquants d'argent les complices d'une évasion touchent des sommes fabuleuses, paraît-il. Ainsi en a décidé le maître occulte, ce Rescator que nous avons déjà eu le périlleux honneur de rencontrer. On ignore si ce Rescator est de Barbarie, Turc, ou Espagnol, s'il est chrétien ou renégat ou simplement d'origine musulmane, mais une chose est certaine, c'est qu'il n'a pas partie liée avec les commerçants corsaires de la Méditerranée, blancs ou noirs, tous marchands d'esclaves. Il tire sa fabuleuse richesse de son commerce d'argent illicite. Cela fait enrager les autres qui n'ont rien compris à ce mystère d'un pirate pouvant réussir ses affaires sans se consacrer au trafic de chair humaine. Il a contre lui aussi bien les Vénitiens, les Génois, les chevaliers de Malte que les Algérois de Mezzo Morte ou les Turcs marchands de Beyrouth. Mais il est puissant, car tous ceux qui travaillent pour lui s'en trouvent bien. Par exemple, lui Pannassave, qui a réussi à sauver une partie de son chargement, va toucher de quoi se racheter un bateau au moins aussi beau que La Joliette. Cependant il faut attendre que notre pauvre Marseillais se soit remis de sa blessure pour tenter l'aventure.

– Pourvu que ce ne soit pas trop long. Oh ! maître Savary, comment vous remercier de ne pas m'abandonner, alors que je ne peux plus vous être d'aucune aide ?

– Puis-je oublier, Madame, combien vous vous êtes dévouée, avec quelle gentillesse, pour me procurer ma moumie minérale que l'ambassadeur persan apportait en présent à notre roi Louis XIV ? Vous avez beaucoup fait pour la cause de la science qui est mon unique raison de vivre. Mais plus encore que le service rendu c'est votre déférence pour la SCIENCE, Madame, dont je vous remercie. Une femme qui a un tel respect pour la science et les travaux obscurs des savants ne mérite pas de disparaître dans le labyrinthe d'un harem pour servir de jouet à de lascifs musulmans. Je mettrai tout en œuvre pour vous épargner ce sort.

– Voulez-vous dire que c'est le sort que me réserverait le marquis d'Escrainville ?

– Je n'en serais pas autrement surpris.

– Ce n'est pas possible ! C'est un sale aventurier certes, mais il est français, comme nous, et sa famille est de vieille noblesse. Un projet aussi monstrueux ne peut lui venir à l'idée.

– C'est un homme qui a toujours vécu aux colonies du Levant, Madame. Sa défroque est celle d'un gentilhomme français. Son âme – s'il en a une – est orientale. On échappe difficilement à cela aussi, dit Savary avec un petit rire. En Orient, on respire le mépris de la femme avec l'odeur du café. D'Escrainville va essayer de vous vendre, ou vous garder pour lui.

– Aucune de ces perspectives ne m'inspire, je l'avoue.

– Inutile de vous mettre martel en tête. D'ici que nous arrivions à Messine, le plus proche marché d'esclaves, j'espère que Pannassave sera guéri et nous pourrons tirer nos plans.

*****

Grâce à la visite de son vieil ami, Angélique affronta le jour suivant avec un courage renouvelé. Elle eut la surprise en s'éveillant de trouver sur le coffre son costume gris lavé, séché et même repassé et dans un coin, ses bottes bien cirées. Elle s'habilla en s'efforçant de penser à Savary et à ses promesses et d'oublier l'affreuse scène de la veille. Elle voulut se persuader que c'était sans gravité et que de paraître trop abattue la ferait tomber définitivement sous la coupe du corsaire qui aimait tourmenter, que le mieux était de prendre les choses avec une apparente indifférence. Comme le soleil commençait à chauffer sa cabine, elle se glissa sur le pont, heureuse de trouver l'endroit désert... Elle s'était promis de rester bien tranquille et d'éviter de se faire remarquer. Mais, cette fois, ce furent des cris déchirants d'enfants qui l'arrachèrent à sa rêverie.

Il y a des choses qu'une femme qui est mère ne peut supporter sans que se réveille en elle un instinct primitif et aveugle de défense. Ce sont les cris d'appel ou d'effroi d'un enfant en danger. À cette petite voix, délirante de peur, qui vrillait l'air surchauffé au-dessus d'elle, Angélique sentit son échine se hérisser.

Elle fit quelques pas, hésitants encore. Il lui parut qu'à ces sanglots terrifiés se mêlaient des rires d'homme féroce et, brusquement, elle s'élança, escalada l'escalier de la dunette d'où venait le tumulte.

Elle fut un instant avant de comprendre le sens du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Un matelot, près de la rambarde, tenait suspendu au-dessus du vide un enfant de trois à quatre ans, qui hurlait. Il aurait suffi que l'homme lâchât le col de la petite chemise pour que le bambin allât s'engloutir huit toises plus bas, dans la mer. Le marquis d'Escrainville, un sourire aux lèvres, regardait entouré de quelques hommes d'équipage qui, comme lui, paraissaient s'amuser prodigieusement. À quelques pas, une femme aux yeux hagards maintenue par deux autres mariniers se débattait en silence. Escrainville s'adressa à elle dans une langue qu'Angélique ignorait, du grec sans doute.

La femme se mit à se traîner vers lui à genoux. Arrivée aux pieds du corsaire elle pencha la tête, puis marqua une subite hésitation.

Le marquis jeta un ordre. L'homme lâcha le petit garçon puis le rattrapa de l'autre main, tandis que l'enfant hurlait :

– Mamma !

La femme fut secouée de frissons atroces. Elle se pencha encore et posa sa langue sur les bottes du pirate.

Les hommes braillèrent de joie. Le marinier jeta l'enfant au sol comme un vulgaire chaton et, tandis que la mère s'en emparait farouchement, d'Escrainville riait incoerciblement.

– Voilà mon plus grand plaisir ! Une femelle qui me lèche les bottes. Ha ! Ha !...

Tout ce qu'il y avait en Angélique de fierté, de conscience de sa dignité de femme, se révolta. Elle traversa la passerelle, vint au marquis d'Escrainville et le gifla de toutes ses forces.

– Hein ! fit-il en portant la main à sa joue.

Il regardait sans y croire la silhouette subitement surgie d'un jeune page aux yeux étincelants.

– Vous êtes l'être le plus abject, le plus vil, le plus répugnant que j'aie jamais rencontré, fit-elle, les dents serrées.

Un flot de sang monta au visage du corsaire. Il leva son fouet à manche court qui ne le quittait guère et cingla l'insolente. Angélique s'était protégée à deux bras. Elle redressa la tête, cracha sur d'Escrainville. Il reçut le crachat en pleine figure. Les hommes se turent. Ils n'osaient bouger, à la fois terrifiés et gênés par l'humiliation de leur chef.

Se faire traiter ainsi par une esclave, devant son équipage !... Lentement le marquis d'Escrainville tira son mouchoir et s'essuya la joue. Il était maintenant livide et la trace des doigts d'Angélique et de son coup de dents de la veille ressortait en marbrures rouges.

– Ah ! madame la marquise redresse la tête, fit-il d'une voix sourde et comme étouffée par la rage. Le petit traitement d'hier soir n'a pas suffi à apaiser ses humeurs guerrières ? Heureusement, j'ai d'autres moyens en réserve.

Tourné vers ses hommes, il rugit :

– Qu'est-ce que vous attendez vous autres pour l'attraper ? Descendez-la à la cale.

Angélique, solidement maintenue, fut poussée à travers les échelles de bois qui plongeaient dans les profondeurs du navire.

Le marquis d'Escrainville suivait. Après avoir longé un couloir obscur ils s'arrêtèrent devant une porte.

– Ouvre ! dit le chef au matelot qui veillait dans les ténèbres, près d'un maigre lumignon.

L'homme prit son trousseau de clés et tourna plusieurs verrous. La cale basse où régnait un jour trouble, venu d'un seul sabord, était traversée par les assises du grand mât. Ce pilier central servait de support à de nombreux anneaux d'où partaient des chaînes. Tout autour, sur des bat-flanc, des hommes étendus se soulevèrent vaguement.

– Déferre-les, dit le marquis au geôlier.

– Tous ?

– Oui.

– Ils sont dangereux, vous savez ?

– Ça n'est pas pour me déplaire !... Fais ce que je te dis. Et, ensuite, qu'ils se rangent en face de moi.

Le geôlier alla tourner ses clés dans la serrure qui retenait un cercle de fer autour de la cheville de chaque prisonnier. Ceux-ci se levèrent, l'œil sournois. Leurs faces hirsutes, leurs fronts bas sous le bonnet de laine ou le foulard noué des flibustiers, n'étaient pas pour rassurer. Il y avait parmi eux des Français, des Italiens, des Arabes et aussi un nègre énorme, à la poitrine tatouée de signes barbares.

Le marquis d'Escrainville les considéra longuement, puis ses lèvres s'étirèrent sur un sourire cruel. Il se tourna vers Angélique.

– À ce qu'il paraît un seul homme n'arrive pas à te mater ? Mais plusieurs, qui sait ? Regarde-les bien. Est-ce qu'ils ne sont pas mignons ?... Ce sont les plus fortes têtes de mon navire. Je suis bien obligé de les mettre aux fers de temps en temps pour leur rappeler la discipline. La plupart de ceux qui sont ici n'ont pas eu droit aux délices d'une escale depuis plusieurs mois. Je ne doute pas que ta visite ne les enchante.

Il la poussa brusquement vers eux et sa blondeur, dans la pénombre putride du cachot, fit l'effet d'une apparition.

– Madona ! grommela un des prisonniers.

– C'est pour vous !

– Une femme ?

– Oui. Faites-en ce que bon vous semble.

Il tira la porte derrière lui et Angélique entendit tourner les clefs dans les serrures.

*****

Les hommes la contemplaient, immobiles et comme en arrêt.

– Ce n'est pas une femme ?

– Si.

Brusquement deux mains énormes emprisonnèrent la jeune femme. Le nègre était venu à pas de loup derrière elle et l'avait saisie aux seins. Elle cria en se débattant, horrifiée par ces deux serres noires sur elle. Le rire caverneux du Noir éclata comme une fanfare. Les autres se rapprochèrent d'un bond souple.

– C'est bien une femme. Y a pas de doute.

Sous l'attouchement obscène, Angélique se tordit, lança son pied en avant. Sa botte atteignit une face hilare. Un homme brailla en se tenant le nez. Maintenant elle sentait partout l'emprise des mains qui la paralysaient. On lui tirait les bras en croix, on lui nouait des cordelettes autour des poignets. Un chiffon sale s'enfonça en bâillon dans sa bouche.

Puis le tourbillon brutal cessa comme par enchantement tandis que de vigoureux coups de fouet claquaient comme des charges de mousquet à travers la cale. Angélique se retrouva un peu dépeignée et fripée mais indemne, en face du second, Coriano-le-borgne qui faisait tournoyer son fouet et contraignait les brutes à reculer.

– Remets-leur les fers et grouille-toi ! hurla-t-il en expédiant d'un coup de pied le geôlier vers sa besogne.

Et comme les prisonniers ne semblaient pas décidés à entendre raison et grondaient, le second prit son long pistolet et tira dans le tas. Un homme s'effondra en poussant des beuglements.

Le marquis d'Escrainville parut sur le seuil.

– De quoi te mêles-tu, Coriano ? C'est moi qui les ai fait déferrer.

Le second pivota sur lui-même avec une vivacité qu'on n'aurait pas attendue de ce gros pot-à-tabac.

– Vous êtes fou, non ? rugit-il. Vous leur avez donné cette femme ?

– Je suis seul juge des punitions que j'inflige aux esclaves indociles.

Coriano ressembla à un noir sanglier prêt à charger.

– Vous êtes fou, non ? répéta-t-il. Une femme qui vaut de l'or à ces fumiers, à ces verrats, à ces rebuts de l'humanité ! Ça ne vous suffit pas qu'on se soit fait capturer notre second brigantin par les chevaliers de Malte au large de Tunis... Ça ne vous suffit pas qu'on ait perdu toute la cargaison, pour 6 000 piastres de munitions et de pacotilles ?... Ça ne vous suffit pas de savoir que l'équipage n'a pas touché sa part de butin depuis six mois ?... Qu'on travaille à la petite semaine comme des miteux, avec le menu fretin des îles et des côtes d'Afrique ? Non ?... Il faut encore que vous laissiez passer la chance qui nous a amené cette femme dans nos filets... Une femme comme ça ! Blonde, blanche, des yeux comme de l'eau marine, bien faite, ni trop grande, ni trop petite... Ni trop verte, ni trop mûre... juste ce qu'il faut... Qui a eu assez de coquins pour lui apprendre à faire l'amour, sans la défraîchir... Est-ce que vous ne savez pas que les « vierges » ont baissé sur le marché ?... Que c'est justement cela qu'ils demandent à Constantinople... Cela, que vous avez jeté en pâture à ces sauvages !... Vous n'avez pas regardé leurs gueules ? Non ?... Y a des Maures, là-dedans... Une fois déchaînés il aurait fallu y aller à la grenade pour les faire lâcher prise !... Est-ce que vous vous souvenez de l'état de la petite Italienne que vous avez offerte « à la cale » l'an passé ?... N'y a plus eu qu'à la jeter par-dessus bord !...

Coriano s'arrêta pour souffler un peu.

– Croyez-moi, patron, reprit-il plus calme, au batistan de Candie ils se l'arracheront. Des femelles comme ça, on peut faire trois fois le tour du monde sans jamais tomber dessus.

Il se mit à compter sur ses doigts :

– Primo : elle est française. L'article est recherché mais il est rare. Secundo : elle a de l'éducation, cela se voit à ses façons. Tertio : elle a du caractère, cela change un peu des méduses orientales. Quarto : elle est blonde...

– Tu l'as déjà dit, interrompit d'Escrainville avec humeur.

– Et c'est nous !... NOUS qui avons mis la main dessus. Quand on a une veine pareille on ne va pas faire des c... Moi je vous dis qu'on peut en tirer 10 000 piastres, peut-être 12 000. De quoi racheter une coque !...

Le pirate fit la moue. Il réfléchissait. Enfin il tourna les talons et s'éloigna. Coriano fit sortir Angélique de l'antre repoussant. Avec elle il remonta et l'installa dans sa cabine en la surveillant jalousement.

Elle tremblait encore.

– Je veux vous remercier, monsieur, dit-elle.

– De rien, grogna le borgne farouche, c'est pas pour vous, c'est pour mes écus. J'aime pas qu'on gaspille la marchandise.

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