Chapitre 24
La galère s'éloigna, laissant derrière elle Malte dans ses remparts couleur d'ambre. Le carillon des cloches s'estompa, remplacé par le halètement des flots et le choc sourd venant des bancs des rameurs.
Le chevalier-baron de Nesselhood martelait la passerelle de son pas assuré de général de mer.
Dans le poste au-dessous, deux marchands français, trafiquants de corail, s'entretenaient avec un solennel banquier hollandais et un jeune étudiant espagnol, allant retrouver son père officier de la garnison de Bône et qui avec Angélique et Savary représentaient les rares passagers civils de la galère. Naturellement, la conversation roulait sur les chances qu'ils avaient tous d'échapper ou non aux Barbaresques pendant ce court voyage que l'audace des pirates, chaque jour plus grande, rendait pourtant fort dangereux.
Les deux trafiquants de corail, vieux rouliers de l'Afrique, se plaisaient à se montrer pessimistes, afin d'émouvoir leurs compagnons recevant le baptême d'une traversée méditerranéenne.
– Autant dire que quand on prend la mer on a une chance sur deux de se retrouver à poil sur la place du grand marché d'Alger.
– À poil ? demanda le banquier hollandais dont le français manquait de nuances.
– Dans le costume d'Adam, monsieur. C'est ainsi qu'on nous vendra si nous nous faisons capturer. On vous regardera les dents, on vous tâtera les biceps, on vous fera courir un peu pour se rendre compte de ce que vous valez.
Le banquier ventripotent ne se voyait pas du tout dans ce rôle.
– Oh ! cela ne saurait arriver. Les chevaliers de Malte sont invincibles et l'on dit que celui qui nous mène, le baron de Nesselhood, un Germain, est un homme de guerre dont la seule réputation fait fuir les plus hardis corsaires.
– Hum ! Hum ! On ne sait jamais. C'est que les corsaires deviennent de plus en plus hardis. Pas plus tard que le mois dernier il paraît que deux galères algéroises se sont postées pas loin du château d'If devant Marseille et ont capturé une barque dans laquelle se trouvaient une cinquantaine d'habitants, dont plusieurs dames de haut rang, qui allaient en pèlerinage à la Sainte-Baume.
– On se doute du pèlerinage qu'elles vont faire chez les Barbaresques, dit son compère en jetant un coup d'œil égrillard dans la direction d'Angélique.
Maître Savary, d'habitude si prolixe, ne prenait pas part à la conversation. Il comptait ses os. Non pas les siens propres mais ceux qu'il tirait soigneusement d'un grand sac posé près de lui. Son embarquement avait encore donné lieu à un incident tragi-comique. La cloche du bord résonnait déjà à toute volée, annonçant le départ, lorsqu'il était apparu portant un énorme sac.
Le baron de Nesselhood s'avançait, sévère. Il ne fallait aucun excédent de poids sur la galère déjà encombrée.
– Excédent de poids ? Voyez, messire chevalier !
Maître Savary, tel un baladin, fit quelques tours en tenant son sac à bout de bras entre le pouce et l'index.
– Cela ne pèse pas plus de deux livres.
– Qu'avez-vous là-dedans ? s'étonna le baron.
– Un éléphant.
Après avoir joui de sa plaisanterie il confirma sa déclaration. Il s'agissait, dit-il, d'un « proboscidien fossile » ou éléphant nain, phénomène rarissime datant de la genèse du monde, dont l'existence semblait alors aussi problématique que celle de la licorne.
– C'est un ouvrage de Xénophon. Les Équivoques, qui fut le point de départ de ma théorie hardie. Je compris à sa lecture que si le « proboscidien » avait existé on le trouverait dans le sous-sol des Iles de Malte et de Gozo, jadis rattachées à l'Europe et à la Grèce. Cette découverte m'ouvrira à coup sûr l'entrée de l'Académie des Sciences si Dieu me prête vie !
La galère de la chrétienté était plus spacieuse que la galère royale française. Sous l'estrade du tabernacle, une cabine était aménagée où les passagers pouvaient se reposer sur des banquettes rustiques.
Angélique se sentait malade d'impatience et aussi, pourquoi ne pas se l'avouer, d'appréhension. Car rien ne ressemblait à son rêve. Si elle n'avait vu la topaze, elle eût douté même du messager qui la lui avait apportée. Elle lui trouvait le regard faux. C'est en vain qu'elle avait essayé d'obtenir de lui d'autres détails. L'Arabe ouvrait les mains avec un bizarre sourire étonné. « J'ai tout dit. »
Les prophéties violentes de Desgrez lui revenaient en mémoire. Quel serait l'accueil de Joffrey de Peyrac après tant d'années ? Des années qui avaient passé sur eux et les avaient marqués dans leur chair et dans leur cœur. Chacun avait connu d'autres luttes, d'autres recherches... d'autres amours... Difficile revoir !...
Elle avait une mèche de cheveux blancs parmi ses cheveux blonds. Mais elle était en pleine jeunesse, plus belle encore qu'au temps des épousailles, alors que ses traits n'avaient pas pris toute leur personnalité, que ses formes n'avaient pas atteint leur plein épanouissement et que sa démarche n'avait pas acquis cette allure de reine qui la rendait parfois intimidante. Cette transformation s'était accomplie loin du regard de Joffrey de Peyrac et de son influence. C'était la main du destin brutal qui l'avait modelée dans sa solitude. Et lui ? Chargé d'avanies et de malheurs innombrables, dépouillé de tout, arraché à son monde, à ses travaux, à ses racines, qu'avait-il pu préserver de son « moi » ancien, de celui qu'elle aimait ?
– J'ai peur !... murmura-t-elle.
Elle avait peur que l'instant merveilleux ne fût à jamais gâché, perdu, sordide. Desgrez l'en avait avertie. Mais la pensée de la déchéance d'un Joffrey de Peyrac ne l'avait jamais effleurée.
Le doute qui l'envahit la courba presque à genoux. Comme une enfant puérile, elle se répétait qu'elle voulait le revoir « lui », son amour, « son » amant du Palais du Gai Savoir, et non pas « l'autre », cet homme inconnu sur un sol inconnu. Elle voulait entendre sa voix merveilleuse. Mais Mohammed Raki n'avait pas parlé de cette voix célèbre. Peut-on chanter en Barbarie ? Sous le soleil cruel ? Parmi ces humains à peau sombre qui coupent des têtes comme on fauche une bottée d'herbes. Le seul chant qui puisse s'élever, c'est celui des muezzins au sommet des minarets. Toute autre expression de joie est sacrilège. Oh ! Qu'avait-il pu devenir ?...
Elle chercha désespérément à ressusciter dans son souvenir le passé, s'évertua à retrouver sous les arcades du Gai Savoir la présence du comte languedocien. Mais l'image la fuyait. Alors elle voulut dormir. Le sommeil dissiperait les voiles terrestres qui lui cachaient son amour. Elle se sentait lasse...
Une voix lui chuchotait : « Vous êtes lasse... Chez moi vous dormirez... Il y a des rosés... des lampes... des fenêtres ouvertes sur le large... »
*****
Elle se réveilla avec un cri aigu. Savary se penchait sur elle et la secouait.
– Madame du Plessis, il faut vous éveiller. Vous allez ameuter toute la galère !
Angélique se redressa sur sa couche et s'appuya contre la cloison. La nuit était tombée. On n'entendait plus les « han » d'effort des rameurs, car la galère naviguait sous petite voilure et les longues rames de vingt toises étaient rangées le long de la coursive. Dans ce silence inhabituel, le pas du chevalier-baron de Nesselhood martelait le plancher au-dessus d'eux. L'indigence de la lumière du grand fanal prouvait le souci de ne pas attirer l'attention des pirates sans doute embusqués dans cet étranglement de la Méditerranée entre l'Ile de Malte et les côtes de la Sicile à bâbord et celle des Barbaresques de Tunis à tribord. Angélique poussa un profond soupir.
– Un magicien me poursuit en rêve, murmura-t-elle.
– Si ce n'était qu'en rêve !... dit Savary.
Elle sursauta et chercha à distinguer son expression dans l'obscurité.
– Que voulez-vous dire ? Que pensez-vous, maître Savary ?
– Je pense qu'un pirate aussi audacieux que le Rescator ne vous laissera pas courir sans chercher à reprendre son bien.
– Je ne suis pas son bien, protesta Angélique, révoltée.
– Il vous a achetée le prix d'un navire.
– Mon mari me protégera désormais, fit-elle d'une voix mal assurée.
Savary demeurait silencieux. Le ronflement du banquier hollandais s'éleva et décrut.
– Maître Savary, chuchota Angélique, croyez-vous que... cela pourrait être un piège ?... J'ai vu tout de suite que vous vous méfiiez de ce Mohammed Raki et pourtant n'a-t-il pas donné des gages indubitables de sa mission ?
– Il les a donnés.
– Il a certainement vu son oncle Ali Mektoub, puisqu'il possédait ma lettre. Et sur mon mari il m'a donné des précisions que moi seule pouvais connaître et dont je me souvenais à peine mais qui me sont revenues en mémoire aussitôt... Il l'a donc approché de près. À moins que... Oh ! Savary, croyez-vous que je puisse être victime d'un envoûtement, d'images projetées à distance et qui me feraient voir comme un mirage ce que je désire le plus au monde afin de mieux m'attirer dans un piège ? Oh ! Savary, j'ai peur !...
– Ces phénomènes peuvent arriver, dit le vieil apothicaire, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Il y a autre chose. Un piège, peut-être, marmotta-t-il, mais pas de magie. Ce Mohammed Raki nous cache la vérité. Attendons d'être au but. Nous verrons bien.
Il tourna longuement une petite cuillère dans un gobelet d'étain.
– Avalez cette médecine. Vous reposerez mieux.
– Est-ce encore de la moumie ?
– Vous savez bien que je n'ai plus de moumie, dit tristement Savary. Je n'ai pas voulu en distraire une seule parcelle qui n'allumât l'incendie de Candie.
– Savary, pourquoi avez-vous tenu à m'accompagner dans ce voyage que vous n'approuviez pas ?
– Pouvais-je vous abandonner ? dit le vieillard comme s'il réfléchissait à une question scientifique ardue. Non, je ne le crois point. J'irai donc en Alger.
– À Bône.
– C'est la même chose.
– Les Chrétiens y courent de moins grands dangers pourtant qu'à Alger.
– Oui sait ? dit Savary en branlant la tête comme un devin qui voit au-delà des apparences.
*****
Une nouvelle journée de navigation vers l'ouest se poursuivit plus lentement, car le vent était tombé et l'on n'avançait plus qu'avec les rames de la chiourme. La galère de Malte croisa plusieurs navires, dont un gros convoi de commerçants hollandais, qui avançaient tout de même grâce à leur forte voilure, escortés de deux vaisseaux de guerre de 50 à 60 canons chacun. C'était la méthode adoptée par les nations du Ponant, Anglais, Néerlandais et autres, pour commercer en Méditerranée. Ils y pénétraient en force, par véritable flotte gardée et défendue qui décourageait l'audace des corsaires.
Vers midi, le vent devint plus favorable et les deux voiles furent hissées. Très loin devant se profila une île montagneuse. Le chevalier de Roguier attira l'attention d'Angélique :
– C'est Pantellaria, qui appartient au duc de Toscane.
Ils auraient pu y faire escale, mais un vaisseau de guerre ne devait rien laisser deviner de ses desseins afin d'éviter les embûches de l'ennemi infidèle. Il valait mieux éviter tout contact, même avec des amis, avant d'être parvenu au but assigné : Bône. Le vent gonflait les voiles.
– Si cela continue aussi bien nous pourrions être à Bône après-demain, dit le jeune chevalier.
Désormais, seule l'étendue de la mer bleue légèrement moutonnante se déploya devant le navire de Malte.
Vers le soir éclata un incident. On découvrit qu'une main criminelle avait percé le réservoir d'eau douce à bord. Parmi les aides du cuisinier, un jeune Espagnol interrogé un peu rudement avait tiré un couteau et menacé l'argousin qui le questionnait. Or il était interdit à tout homme d'équipage de garder sur soi un couteau en dehors des besognes qui en nécessitaient l'emploi. Selon la coutume de toutes les marines du monde, le mousse dut subir la barbare punition réservée à celui qui enfreignait ce point du règlement : avoir la main clouée au grand mât par ce même couteau, objet du litige et demeurer là un nombre d'heures qui variait suivant la gravité de sa conduite.
Le chevalier de Roguier vint avertir Angélique de ce contretemps.
– C'est un incident stupide, mais qui va nous retarder car nous devons maintenant chercher à gagner Pantellaria pour y faire l'aiguade, c'est-à-dire renouveler notre provision d'eau douce. Cela prouve aussi qu'on doit toujours se montrer méfiant en Méditerranée et ne pas accorder des générosités facilement. La jeunesse de ce garçon lui avait épargné la chiourme. Nous le laissions aller et venir librement. Et aujourd'hui, pour nous remercier, il enfonce une vrille dans le réservoir d'eau douce.
– Pourquoi a-t-il commis cet acte ? demanda Angélique, angoissée.
Le chevalier eut un geste dubitatif et ne répondit pas. La galère avait brusquement changé de cap. Elle n'allait plus vers le O.-N.-O. mais le S.-O., ce qui était visible par la position du soleil couchant.
Les passagers reçurent une ration de vin fin dont il y avait des réserves, mais l'équipage et les esclaves de la chiourme firent entendre des murmures car on ne pouvait faire de cuisine à bord. La journée, fort chaude, s'acheva.
Angélique ne put dormir. Vers minuit, elle remonta sur le pont pour respirer un peu d'air frais. La nuit était opaque car l'éclairage, déjà faible, de la nuit précédente avait été complètement supprimé. Seule la lueur diffuse d'étoiles lointaines éclairait le bateau marchant à voiles réduites et avec l'aide d'un seul poste de chiourme, les deux autres au repos. On entendait les respirations des galériens dormant au fond de leurs fosses puantes, mais on ne voyait rien. Angélique fit quelques pas en direction de la coursive. Elle pensait que les deux chevaliers étaient à l'avant et elle aurait voulu leur parler. Un bruit l'arrêta. Une voix étouffée et hoquetante de délire marmonnait faiblement en arabe une plainte où le mot d'Allah revenait souvent. Puis la voix se taisait et recommençait. Elle devina plutôt qu'elle ne vit la silhouette du petit renégat, cloué au grand mât par un couteau enfoncé dans sa main. Il devait souffrir terriblement et aussi de la soif. Elle n'avait plus de vin mais elle avait gardé un morceau de pastèque, qu'elle alla chercher. Lorsqu'elle voulut approcher du grand mât un servant d'armes s'interposa.
– Laissez-moi, dit-elle. Vous êtes des marins et des hommes de guerre. Je ne juge pas vos actes. Mais je suis une femme et j'ai un fils presque de son âge. L'homme s'inclina. Presque à tâtons elle réussit à glisser des morceaux de pastèque entre les lèvres brûlantes du jeune Espagnol. Il avait des cheveux frisés comme ceux de Florimond. Sa main martyre se crispait comme une serre, striée de sang séché.
« Je vais demander au baron de Nesselhood de lever la punition, c'en est trop ! » se dit Angélique, le cœur chaviré.
Soudain le champ de vision fut éclairé par une lueur fauve qui changea plusieurs fois de teinte, pour finir dans un éclaboussement multicolore.
– Une fusée !
Le jeune Maure l'avait aperçue aussi.
– Allah mobarech !15.
Un remue-ménage général secoua la torpeur du navire. Les frères servants d'armes et les mariniers allaient et venaient en s'interpellant. Quelques lanternes sourdes balancèrent leur œil rond.
Angélique réveilla Savary. Cette scène lui rappelait trop les prémices de celle qui avait précédé le combat avec le chébec du Rescator.
– Savary, croyez-vous que nous allons encore rencontrer ce pirate ?
– Madame, vous vous adressez à moi comme si j'étais stratège militaire ayant de plus le pouvoir magique de me trouver à la fois sur une galère de Malte et sur celle de son adversaire. Une fusée turque n'est pas l'indicatif du seul Rescator, votre propriétaire. Elle peut aussi bien signifier qu'un guet-apens algérien, tunisien ou marocain se prépare.
– On aurait dit qu'elle avait été lancée du navire lui-même.
– C'est donc qu'il y a un traître à bord.
Sans éveiller les autres passagers, ils remontèrent. La galère paraissait naviguer en zigzag, sans doute pour essayer de dérouter l'ennemi qui pouvait se cacher dans l'obscurité. Angélique entendit la voix du chevalier de Roguier qui revenait de la proue avec le chevalier allemand.
– Frère, le moment est-il venu de mettre nos cottes écarlates ?
– Pas encore, mon Frère.
– Avez-vous fait rechercher le traître qui a lancé la fusée de votre bord ? leur demanda-t-elle.
– Oui, mais sans résultat. De toute façon il faut remettre la justice à plus tard. Regardez donc là-bas !
Loin devant la proue on apercevait une ligne de lumières.
« Une côte ou une île », songea-t-elle.
Mais la côte paraissait vaciller et onduler. Les lumières étaient clignotantes et se rapprochaient en ligne, puis en demi-cercle.
– Flotte d'embuscade devant nous. Alerte ! cria d'une voix tonnante le chevalier de Nesselhood.
Chacun fut à son poste et l'on commença à dresser « l'arambade », palissade haute de six pieds, destinée à attaquer les navires plus élevés. Angélique avait compté une trentaine de lumières sur l'eau.
– Les Barbaresques ! fit-elle à mi-voix.
Le chevalier de Roguier qui passait l'entendit.
– Oui, mais rassurez-vous, ce n'est qu'une flottille de petites barques, qui n'oseront certainement pas nous attaquer si elles ne possèdent pas un renfort d'unités marines. Cependant il s'agit sans aucun doute d'un guet-apens. Était-il préparé à notre intention ? Le lancement de la fusée semblerait l'indiquer... De toute façon nous n'allons pas gaspiller nos munitions en escarmouches, alors qu'il est facile de leur échapper sans peine. Vous avez entendu que notre chef ne juge pas l'instant venu de revêtir notre livrée de combat : la cotte de mailles rouge des chevaliers de Malte. Nous ne devons l'enfiler qu'au moment du combat afin que nos hommes ne nous perdent pas de vue dans la bataille. Le baron de Nesselhood est un lion de la guerre mais il lui faut au moins trois galères devant lui pour qu'il estime le gibier assez important pour risquer ses hommes et son navire.
Malgré les assurances du jeune homme que ces barques musulmanes n'étaient pas de force contre eux, Angélique se rendait compte qu'elles gagnaient sur la lourde galère très chargée. Celle-ci appareilla toute sa voilure, fit manœuvrer les trois postes de chiourme, vira de bord, et fonça vers l'ouverture encore largement ouverte de l'encerclement ennemi. Bientôt les lumières de la flottille s'éloignèrent et disparurent. Peu après la masse sombre d'une île montagneuse assez proche se dessina vers l'avant. À la lueur d'une lanterne, les deux chevaliers consultèrent leur carte de bord.
– C'est l'île de Cam, dit le baron allemand. Le passage dans la crique est très étroit, mais nous le tenterons avec l'aide de Dieu. Cela nous permettra de faire notre ravitaillement d'eau douce en nous tenant à l'abri des galères de Bizerte ou de Tunis, qui ne vont pas tarder sans doute à rejoindre la flottille que nous avons rencontrée. Ce n'est pas la population de quelques pêcheurs misérables qui nous empêchera de nous installer : il n'y a ici aucun fort, ni même un seul fusil.
Apercevant Angélique immobile et silencieuse à quelques pas, le chevalier de Nesselhood ajouta d'un ton bourru :
– Ne croyez pas, madame, que les chevaliers de Malte ont ainsi coutume de fuir le combat. Mais j'ai à cœur de vous amener à Bône, puisque aussi bien notre Grand-Maître m'a prié de vous y conduire. Nous retrouverons nos adversaires au retour.
Elle le remercia, la gorge serrée.
La voile fut sacquée et le chevalier allemand s'installa à l'arrière pour prendre la barre du timonier et servir de pilote.
L'ombre, noir d'encre, des falaises surplombant la mer cacha la clarté diffuse de la nuit. Angélique se sentait oppressée et malgré la réussite de la fuite, puis la trouvaille du point d'eau presque miraculeusement situé sur leur route grâce à la science de navigation du moine-amiral, elle se sentait accablée de pressentiments. Elle savait bien qu'en Méditerranée on n'arrivait jamais droit au but, mais en l'occurrence le moindre retard lui infligeait une torture et il lui semblait que ses nerfs ne pourraient y résister. Préoccupée par les remarques de Savary, elle imaginait le pire. Ses yeux fouillaient les rochers noirs, s'attendant à voir jaillir une nouvelle fusée éclairante de la trahison. Mais rien de tel ne se passa : la clarté du ciel de nuit reparut et la galère se trouva en eau calme où se reflétaient les étoiles. Une petite plage se dessinait dans le fond de la crique avec quelques masures de torchis et une frise de palmiers et d'oliviers révélant la source.
Le ciel commença à blanchir. Angélique demeurait sur le pont. « Je n'aurai plus le courage de dormir avant d'être à Bône », se dit-elle.
Par excès de prudence, la galère demeurait à l'entrée du goulet, attendant le jour pour s'enfoncer plus avant. Le baron de Nesselhood inspectait les alentours et, à mesure que la brume matinale découvrait un autre coin de paysage, son œil bleu se fixait, fouillant les buissons, les falaises. Il avait l'air, avec son visage levé et circonspect, d'un massif chien de garde, soupçonneux jusqu'à la moelle et qui ne veut rien laisser au hasard. Son immobilité fascinait Angélique. Allait-il bouger enfin, parler, laisser tomber le mot rassurant de ses lèvres minces et serrées ? Ses narines bougeaient. Positivement, il flairait. Angélique resta persuadée par la suite qu'il avait reconnu l'odeur avant de voir. La bouche du chevalier s'avança en une moue tandis que ses yeux se rétrécissaient jusqu'à n'être plus qu'une fente aiguë. Il se tourna vers Henri de Roguier et tous deux rentrèrent brusquement à l'intérieur du tabernacle. Ils en ressortirent vêtus de leur cotte de mailles rouge.
– Que se passe-t-il ? cria Angélique.
Les yeux clairs du Germain étaient de l'acier en fusion. Il tira son épée, et le vieux cri séculaire de son Ordre lui jaillit des lèvres :
– Les Sarrasins ! Mes frères ! Aux armes !
Au même instant une pluie de mitraille tombant des hauteurs balaya la proue, fauchant l'éperon qui resta suspendu, à demi brisé.
Le jour était levé. Maintenant l'on distinguait entre les buissons l'étincellement de six batteries disposées en surplomb et toutes pointées vers les galères. Au milieu du fracas des coups de canon, le chevalier donna l'ordre de virer de bord et d'essayer de sortir du goulet pour trouver le grand large.
Au fond de cette crique, la galère était destinée à être transformée en charnier, en passoire et à couler sous le tir plongeant des batteries mauresques, sans qu'on pût seulement se défendre.
Tandis que la manœuvre s'effectuait péniblement les servants d'armes transportaient sur le pont des petites bombardes mobiles et les mettaient en place. Les autres militaires, armés de mousquets, ripostaient de leur mieux, mais rien ne pouvait les abriter et la mitraille les fauchait. Le tillac était déjà couvert de blessés et de morts. Des cris montaient de la chiourme, où un banc entier avait été décimé par deux volées de boulets.
Pourtant une bombarde maltaise pointa longuement l'une des batteries. Le coup partit. Un nègre bascula du haut de la falaise et tomba dans l'eau. Un canonnier des bombardes réussit à toucher à grenaille de plein fouet les deux servants d'une autre batterie située au fond de la crique.
– Plus que quatre ! hurla le chevalier de Roguier. Désarmons-les. Quand ils n'auront plus de quoi tirer nous reprendrons l'avantage.
Mais les crêtes environnantes se garnissaient d'une nuée de têtes sombres emmaillotées de turbans blancs ou coiffées de toques rouges. Les échos se renvoyaient leurs hurlements épouvantables.
– Brébré, mena perros16 !
Et l'entrée du goulet était obstruée par l'arrivée des barques, des petites felouques dont le barrage dans la nuit avait chassé la galère de Malte vers le guet-apens préparé.
*****
Dès les premiers coups de la canonnade Savary avait tiré Angélique à l'abri de la cabine, mais elle voulait demeurer près de la porte et suivait, hallucinée, ce combat désordonné et inégal. Les Musulmans étaient cinq ou six fois plus nombreux et la supériorité de l'artillerie de Malte, à part quelques coups heureux, ne servait pas car les 24 pièces d'artillerie scellées dans l'armature de la galère n'étaient faites que pour tirer de mer à niveau, et non en hauteur. La mousqueterie du bord réalisait en vain des prodiges de précision, décimant de préférence les reis ou chefs musulmans, reconnaissables à leurs casques pointus, et espérant ainsi désorganiser l'offensive. Les pirates se multipliaient et dans l'hystérie de la conquête se jetaient à l'eau, en masses noires, pour atteindre la galère à la nage sans attendre l'aide des pontons. Plusieurs barques étaient déjà parvenues à se glisser dans la baie et lâchaient aussi un essaim de nageurs transportant sur leurs turbans des torches de résine allumée.
Les tireurs d'élite de Malte les prirent sous leur feu et en firent un carnage ; les eaux devinrent rouges. Mais plus il en disparaissait, plus il en surgissait. Et bientôt, malgré mousquets et bombardes, les abords de la galère furent couverts par un fouillis de barques à flot ou renversées, mais desquelles inexorable la marée humaine montait, hurlante, brandissant torches, poignards, sabres et mousquets.
La galère de Malte ressemblait à une grande mouette blessée assaillie par une multitude de fourmis. Les Maures montaient à l'abordage en hurlant :
– Va Allah ! Allah !
– Vive la vraie Foi ! répondit le chevalier de Nesselhood en transperçant de son épée le premier Arabe à demi nu qui prit pied sur le pont.
Mais il en arrivait d'autres et toujours d'autres. Les deux chevaliers entourés de quelques frères servants se reculèrent, en ferraillant, jusqu'au pied du grand mât où pendait toujours comme une masse informe le jeune Maure supplicié. Le corps à corps était partout. Personne parmi les assaillants ne semblait même songer au pillage mais rien qu'à la rage d'égorger le plus possible de ceux qu'il trouvait en face de lui. Angélique, horrifiée, vit un des marchands de corail aux prises avec deux jeunes Maures. Entrelacés, ils ne cherchaient qu'à mordre et étrangler. On eût cru à une bataille de chiens enragés.
Seul le retranchement au pied du grand mât présentait un exemple d'ordre : les deux chevaliers se battaient comme des lions. Il y avait deux trouées devant eux, deux demi-lunes vides que bordait un rempart bigarré de cadavres amoncelés. Il fallait déblayer des corps pour les approcher et les plus hardis commençaient à reculer devant cette résistance acharnée lorsque le coup d'un franc-tireur, qui de la poupe avait pris le temps d'ajuster sa cible, atteignit le chevalier de Nesselhood qui s'effondra. Roguier eut un geste vers lui. Un coup de cimeterre lui trancha les doigts.
Le marchand de corail ayant échappé aux jeunes forcenés dévala l'échelle de la cabine, repoussa Angélique à l'intérieur, où se trouvait son compagnon ainsi que Savary, le banquier hollandais et le fils de l'officier espagnol.
– Cette fois c'est fini, dit-il, les Chevaliers sont tombés. Nous allons être capturés. C'est le moment de jeter nos papiers à la mer et de revêtir d'autres vêtements afin de tromper nos nouveaux maîtres sur notre position sociale. Vous surtout, le jeune, dit-il en s'adressant à l'Espagnol. Priez la Vierge qu'ils ne se doutent pas que vous êtes le fils d'un officier de la garnison de Bône, sinon ils vous garderont en otage et au premier Maure abattu sous les remparts espagnols ils enverront à votre père votre tête en cadeau et ce que je pense avec.
Cependant tous ces messieurs, sans se préoccuper de la présence d'une dame, retiraient hâtivement leurs effets, les roulaient en ballot avec leurs papiers et les expédiaient à la mer par le hublot, tout en revêtant d'informes guenilles tirées d'un coffre.
– Aucune robe de femme là-dedans, dit l'un des marchands, atterré. Madame, ces pillards vont voir tout de suite à vos atours que vous êtes de haut rang. Dieu sait la fortune qu'ils vont demander pour votre rançon !
– Moi je n'ai besoin de rien, dit Savary, qui attendait, très calme, avec son parapluie après avoir noué avec soin les cordons de son sac d'os paléonthologiques. « Ils » commencent toujours par vouloir me jeter à la mer tant la prise leur paraît misérable.
– Que dois-je faire de ma montre, de mon or et de mes écus ? demanda le banquier hollandais, très mal à l'aise dans ses haillons loqueteux destinés à tromper les ravisseurs sur sa valeur marchande.
– Faites comme nous. Avalez tout ce que vous pourrez, dit l'un des marchands.
Son compagnon déjà ingurgitait, non sans grimaces et hoquets, le contenu de sa bourse, pistole après pistole. Piqué d'émulation l'étudiant espagnol avala ses bagues. Le raisonnable banquier néerlandais contemplait cette épidémie de « chrysophagie » d'un air offusqué.
– Je préfère encore les jeter à la mer !
– Vous avez tort. Si vous les jetez à la mer vous ne les retrouverez jamais. Tandis que si vous les avalez vous pourrez les récupérer.
– Comment cela ?
L'apparition au sommet de l'échelle d'un énorme Noir, sa face de charbon animée de deux boules d'ivoire qui se mouvaient aussi hideusement que son cimeterre large et courbe, laissa en suspens la réponse. Le banquier fut pris l'or à la main, ce qui lui fit perdre aussitôt le bénéfice de son déguisement.