Chapitre 2
– Vous !
– Hé oui, répondit la voix de Desgrez.
Angélique fit signe à l'écuyer.
– Vous pouvez nous laisser.
Desgrez rabattit son chapeau, ôta son masque et son manteau !
– Ouf ! dit-il.
Il vint à elle, prit la main qu'elle ne tendait pas et lui baisa légèrement le bout des doigts.
– Ceci pour m'excuser de ma brutalité de tantôt. J'espère que je ne vous ai pas fait trop mal ?
– Vous m'avez presque brisé les phalanges avec votre canne ! Mauvais !... J'avoue que je ne comprends rien à votre conduite, monsieur Desgrez.
– La vôtre n'est pas beaucoup plus compréhensible, ni agréable, dit le magistrat avec souci.
Il attira une chaise et s'assit à califourchon. Il n'avait pas sa perruque austère, ni ses impeccables habits. Vêtu de la casaque élimée qu'il revêtait encore parfois pour de secrètes expéditions, avec ses cheveux rêches, on retrouvait sa silhouette de policier des bas-fonds. Elle se vit elle-même dans les vêtements de Janine et ses pieds nus croisés devant elle.
– Faut-il vraiment que vous veniez me voir à cette heure de la nuit ? demanda-t-elle.
– Oui, il le faut.
– Vous avez réfléchi à votre méchanceté inqualifiable et vous n'avez pu attendre le jour pour réparer vos erreurs ?
– Non, ce n'est pas tout à fait cela. Mais puisque vous me répétiez sur tous les tons que vous vouliez me voir d'urgence, autant ne pas attendre le jour.
Il eut un geste fataliste.
– Puisque vous ne voulez pas comprendre que j'en ai assez de vous, que je ne veux plus entendre parler de votre sacrée petite personne... il me faut bien venir !
– C'est très important, Desgrez.
– Naturellement, c'est important. On vous connaît. Pas de danger que vous dérangiez la police pour une plaisanterie. Avec vous, c'est toujours du sérieux : vous êtes sur le point d'être assassinée ou bien de vous suicider ou bien vous avez décidé de couvrir la famille royale d'ordures, d'ébranler le royaume, de tenir tête au pape, que sais-je ?...
– Mais, Desgrez, je n'ai jamais exagéré.
– C'est bien ce que je vous reproche. Vous ne pourriez pas faire un peu la comédie comme toute gentille petite femme qui se respecte ? Du drame, oui ! Mais enfin pas du VRAI drame ! Tandis qu'avec vous on n'a plus qu'à courir en suppliant le Ciel de ne pas arriver trop tard. Enfin me voici... et à temps semble-t-il.
– Desgrez, est-ce possible ? vous voulez bien m'aider encore une fois ?
– On verra, fit-il sombre. Parlez d'abord.
– Pourquoi êtes-vous passé par la fenêtre ?
– Vraiment, fit-il, vous n'avez pas compris ? Vous n'avez pas encore remarqué que vous êtes filée par la police depuis une semaine ?
– Filée par la police ? Moi !
– Oui. Sachez que le rapport le plus précis doit être rédigé sur les allées et venues de Mme du Plessis-Bellière. Pas un coin de Paris où vous ne vous rendiez sans être suivie de deux ou trois anges gardiens. Pas une lettre de votre main qui ne soit subtilisée et lue avec le plus grand soin avant d'être remise à son destinataire. On a disposé un réseau serré de gardes à votre seule intention à chaque porte de la ville. Quelle que soit la direction par laquelle vous chercheriez à en sortir, vous ne feriez pas cent mètres sans être rejointe. Sachez qu'un fonctionnaire très haut placé répond personnellement de votre présence dans la capitale.
– Qui donc ?
– Le propre lieutenant-adjoint de M. de La Reynie, un certain Desgrez. Vous en avez entendu parler, n'est-ce pas ?
Angélique était atterrée.
– Voulez-vous dire que vous avez été chargé de me surveiller et de m'empêcher de quitter la ville ?
– Exactement. Vous voyez que, dans ces conditions, il m'était difficile de vous recevoir ouvertement. Je n'allais pas vous enlever dans mon propre carrosse, sous les yeux mêmes de ceux que j'avais postés à vos trousses.
– Et qui vous a chargé de cette ignoble mission ?
– Le Roi.
– Le Roi ?... Et pourquoi ?
– Sa Majesté ne m'en a pas fait la confidence mais vous avez bien une petite idée à ce sujet, hein ? Je ne sais qu'une chose : le Roi ne veut pas que vous quittiez Paris et j'ai pris mes dispositions en conséquence. À part cela, que puis-je pour vous ? Qu'attendez-vous de votre serviteur ?
Angélique serrait nerveusement ses deux mains sur ses genoux. Ainsi, le Roi s'était méfié d'elle ! Il n'admettait pas qu'elle lui désobéît. Il la retiendrait de force près de lui. Jusqu'à... Jusqu'à ce qu'elle fût devenue raisonnable. Mais cela ne serait jamais !
Desgrez la regardait et il songeait qu'avec ses vêtements simples et ses pieds nus, qu'elle croisait d'un geste frileux, le regard inquiet de ses yeux cernés cherchant une issue, elle ressemblait à un oiseau prisonnier qu'habite la passion sauvage de l'envol. Déjà la cage dorée autour d'elle des meubles précieux et des somptueuses tentures ne semblait plus faite pour cette femme dépouillée. Elle avait abandonné ses artifices mondains et dans ce décor qu'elle avait elle-même composé pourtant avec goût et passion, elle paraissait insolite, étrangère. Tout à coup elle était redevenue la bergère aux pieds nus, environnée de solitude et si lointaine que le cœur de Desgrez se serra. Une idée lui vint qu'il chassa d'un mouvement de tête.
« Elle n'a jamais été créée pour nous. C'est une erreur ! »
– Qu'y a-t-il ? Que voulez-vous de votre serviteur ? répéta-t-il à voix haute.
Le regard d'Angélique se noya d'une lumière attendrie.
– Vous voulez bien m'aider ? répéta-t-elle.
– Oui, à condition que vous n'abusiez pas des yeux doux et que vous gardiez les distances. Restez où vous êtes, intima-t-il comme elle ébauchait un mouvement vers lui. Tenez-vous sage. Ce n'est pas déjà une partie de plaisir. Ne la transformez pas en torture, insupportable diablesse.
Desgrez tira sa pipe de la poche de son gilet, et prenant sa tabatière commença à la bourrer d'un geste méthodique.
– Allez, mon petit, videz votre sac !
Elle aimait son air distant de confesseur. Tout lui parut facile.
– Mon mari est vivant, dit-elle.
Il ne sourcilla pas.
– Lequel ? Vous en eûtes deux, je crois, et tous deux bien morts, semblerait-il. L'un fut grillé, l'autre perdit sa tête à la guerre. Y en aurait-il un troisième en lice ?
Angélique secoua la tête.
– Ne faites pas mine de ne pas comprendre de quoi il s'agit, Desgrez. Mon mari est vivant, il n'a pas été brûlé en Place de Grève comme les juges l'y avaient condamné. Le Roi l'a gracié au dernier moment et a préparé son évasion. C'est le Roi lui-même qui m'en a fait l'aveu. Mon mari, le comte de Peyrac, sauvé du bûcher mais toujours considéré comme dangereux pour la sûreté du royaume, devait être conduit au secret dans une prison hors de Paris. Mais il s'évada... Tenez, voici des papiers qui attestent cette incroyable révélation.
Le policier posa doucement sa tige d'amadou sur le fourneau de sa pipe. Il tira quelques bouffées et prit le temps de rouler soigneusement son amadou, avant de repousser d'une main indifférente le dossier qu'elle lui tendait.
– Inutile ! Je les connais.
– Vous les connaissez ? répéta Angélique avec stupeur. Vous avez déjà eu ces papiers entre les mains ?
– Oui.
– Quand cela ?
– Il y a quelques années déjà. Oui... Une petite curiosité qui m'a pris. Je venais d'acheter ma charge d'exempt de police. J'avais su me faire oublier auparavant. On ne se rappelait plus cet avocat miteux qui s'était mêlé stupidement de défendre un sorcier condamné d'avance. L'affaire était enterrée, mais parfois on l'évoquait devant moi... On disait des choses. J'ai cherché. J'ai fouiné. Quand on est policier, on a ses entrées un peu partout. J'ai fini par découvrir ceci. Je l'ai lu.
– Et vous ne m'en avez jamais parlé, murmura-t-elle dans un souffle.
– Non !
Il la regardait, les yeux mi-clos derrière un filet de fumée bleue et elle recommençait à le haïr, à détester son air de chat matois ruminant ses secrets. Ce n'était pas vrai du tout qu'il l'aimait. Il n'avait aucune faiblesse. Il serait toujours plus fort qu'elle.
– Vous souvenez-vous, ma chère, dit-il enfin, de ce soir où vous m'avez fait vos adieux dans votre chocolaterie ? Vous veniez de m'apprendre que vous alliez épouser le marquis du Plessis-Bellière. Et par un de ces rapprochements étranges dont les femmes ont le secret, vous m'avez dit : « N'est-ce pas bizarre, Desgrez, que je ne puisse détruire en moi cette espérance de le revoir un jour ? Certains ont dit que... ce n'était pas lui qu'on a brûlé en Place de Grève... »
– C'est alors que vous auriez dû me parler ! cria-t-elle.
– À quoi bon ? fit-il durement. Souvenez-vous ! Vous étiez sur le point de cueillir le fruit d'efforts surhumains. Vous n'aviez rien épargné pour cela, ni le travail, ni le courage, ni les plus basses manœuvres de chantage, ni même votre vertu. Vous aviez tout jeté dans la balance de vos ambitions. Vous étiez sur le point de triompher. Et si j'avais parlé vous auriez tout détruit... pour une chimère ?...
Elle l'écoutait à peine.
– Vous auriez dû parler, répéta-t-elle. Songez à l'affreux péché que vous me laissiez commettre alors en épousant un autre homme, mon mari étant encore vivant !
Desgrez haussa les épaules.
– Vivant ?... Il y avait plutôt des chances que ce soit lui le noyé de Gassicourt. Mort brûlé ou mort noyé, qu'est-ce que cela changeait pour vous ?
– Non, non, c'est impossible ! s'écria-t-elle en se levant avec agitation.
– Qu'auriez-vous fait si j'avais parlé ? insista Desgrez durement. Vous auriez tout détruit, comme vous êtes en train de tout détruire en ce moment. Vous auriez jeté au vent toutes vos cartes, toutes vos chances, votre destin et celui de vos enfants. Vous seriez partie comme une folle à la recherche d'une ombre, d'un fantôme, comme vous êtes sur le point de le faire. Avouez donc, fit-il menaçant, que c'est cela que vous avez en tête : partir... partir chercher un mari disparu depuis dix ou onze ans !
Il le leva pour venir se planter devant elle.
– Où ? Comment ? dit-il, ET POURQUOI ?
Elle sursauta à ce dernier mot.
– Pourquoi ?
Le policier la fixait de son regard particulier qui la transperçait jusqu'à l'âme.
– C'était le maître de Toulouse, dit-il... Le maître de Toulouse n'existe plus. Il régnait sur un palais... Il n'y a plus de palais. Il était le seigneur le plus riche du Royaume. Ses richesses lui ont été enlevées... Il était un savant connu du monde entier... Désormais il est inconnu et où pourrait-il exercer sa science ?... Que reste-t-il de ce que vous aimiez en lui ?...
– Desgrez, vous ne pouvez rien comprendre à l'amour qu'un homme comme lui peut inspirer.
– Si fait, je crois comprendre qu'il savait s'entourer de séductions assez irrésistibles pour un cœur féminin. Mais une fois ces séductions disparues ?...
– Desgrez, ne me faites pas croire que vous manquez à ce point d'expérience. Vous ne connaissez rien à la façon d'aimer les femmes.
– Je connais un peu la vôtre.
Il lui posa les mains sur les épaules et la fit pivoter pour qu'elle se vît dans la haute psyché ovale, encadrée de bois doré.
– Il y a dix ans de vie sur vous, sur votre peau, dans vos yeux, sur votre âme, sur votre corps. Et de quelle vie ! Tous ces amants auxquels vous vous êtes donnée...
Elle s'arracha à lui, une flamme aux joues. Mais elle ne l'en regardait pas moins avec insolence.
– Oui, je sais. Mais cela n'a rien à voir avec l'amour que je lui porte... que je lui porterai toujours. Entre nous, cher monsieur Desgrez, que penseriez-vous d'une femme qui a reçu quelques dons de la nature et qui demeurée seule, abandonnée de tous, au dernier degré de la misère, n'en userait pas un peu pour se tirer d'affaire ? Vous diriez que c'est une imbécile et vous auriez raison. Je vais vous paraître cynique, mais aujourd'hui encore s'il le fallait, je n'hésiterais pas à user du pouvoir que j'ai sur les hommes pour parvenir à mes fins. Les hommes, tous les hommes qui sont venus après lui, qu'ont-ils représenté pour moi ? Rien.
Elle le fixait méchamment.
– Rien, vous entendez. Et même aujourd'hui j'éprouve pour eux tous quelque chose qui ressemble à de la haine. Pour eux TOUS.
Desgrez regardait ses ongles d'un air pensif.
– Je ne suis pas tellement persuadé de votre cynisme, dit-il. (Il poussa un profond soupir...) Je me souviens d'un certain petit poète crotté... Et en ce qui concerne le beau marquis Philippe du Plessis n'y a-t-il pas eu de votre part... quelque chose d'assez doux, d'assez vif ?
Elle secoua sa lourde chevelure d'un geste véhément.
– Ah ! Desgrez, vous ne pouvez pas comprendre. Il me fallait bien m'illusionner, essayer de vivre... Une femme a tant besoin d'aimer et d'être aimée... Mais son souvenir à lui est toujours resté en moi comme un regret lancinant.
Elle regarda sa main devant elle.
– Il a glissé un anneau d'or à mon doigt, dans la cathédrale de Toulouse. C'est peut-être la seule chose qui reste entre nous, maintenant, mais n'est-ce pas un lien qui a sa force ?... Je suis sa femme et il est mon époux. Je serai toujours à lui et il sera toujours à moi. Et c'est pourquoi je le chercherai... La terre est grande, mais s'il vit en un lieu de cette terre, je le retrouverai, devrais-je marcher toute ma vie... Jusqu'à cent ans !
Sa voix s'étrangla, parce qu'elle se voyait toute vieillie et ruinée d'espoir, sur une route brûlante.
Desgrez s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.
– Là ! Là ! fit-il, j'ai encore été très féroce avec vous, ma mignonne, mais on peut dire que vous m'avez rendu la pareille.
Il la serra à la faire crier, puis s'écarta et se remit à fumer, l'air absorbé.
– Bon ! déclara-t-il au bout d'un moment, puisque vous êtes déterminée à commettre des folies, à détruire votre existence, à perdre votre fortune et peut-être votre vie et que personne ne pourra vous arrêter, que comptez-vous faire ?
– JE NE SAIS PAS, dit Angélique.
Elle réfléchit.
– J'ai pensé, dit-elle, qu'il faudrait peut-être essayer de retrouver ce Calistère, ex-lieutenant des mousquetaires. Lui seul, s'il a quelque mémoire, pourrait nous aider à éliminer le doute qui plane sur le noyé de Gassicourt.
– C'est fait, dit Desgrez laconique, j'ai retrouvé cet officier, je l'ai bien cuisiné et ai su trouver les arguments nécessaires pour rafraîchir sa mémoire. Il a fini par reconnaître que l'affaire du noyé de Gassicourt était venue à point pour l'aider à clore une enquête qui le mettait dans un mauvais cas. Mais que ce noyé n'avait que de très vagues points de ressemblance avec le prisonnier évadé.
– Oh ! oui, fit Angélique, haletante d'espoir. Alors ce serait la piste du vagabond lépreux qui serait la bonne ?...
– Qui sait !
– Il faudrait se rendre à Pontoise et interroger les moines de cette petite abbaye où on l'a vu.
– C'est fait.
– Comment cela ?
– C'est-à-dire, euh !... J'ai profité d'une enquête qui m'obligeait à traîner mes bottes dans ce pays, pour aller tirer la cloche du petit couvent.
– Oh ! Desgrez, vous êtes un homme merveilleux.
– Restez à votre place, fit-il, maussade. Je n'ai pas retiré de cette visite des lumières fulgurantes, non. L'abbé n'a pu me dire beaucoup plus qu'il n'en avait dit aux mousquetaires lorsque ceux-ci l'avaient interrogé. Mais un petit frère convers, l'infirmier de la communauté, que j'ai été trouver parmi ses plantes médicinales, s'est souvenu d'un détail. Pris de pitié pour le pauvre hère, il avait voulu poser un baume sur ses plaies et s'était rendu dans la grange où le vagabond, épuisé, semblait dormir d'un sommeil proche de la mort. « Ce n'était pas un lépreux, m'a dit le petit frère convers. J'ai soulevé le linge qu'il portait sur son visage. Il n'était pas rongé, mais seulement marqué de profondes cicatrices ».
– C'était donc lui, n'est-ce pas, c'était lui ! Mais pourquoi se trouvait-il à Pontoise ? Voulait-il revenir à Paris ? Quelle folie !
– Le genre de folie qu'un homme comme lui était capable de commettre pour une femme comme vous.
– Mais on perd sa trace aux portes de la ville.
Angélique feuilleta les papiers avec fébrilité.
– On dit pourtant qu'il fut signalé dans Paris.
– Cela me paraît impossible ! Il n'a pas pu y pénétrer. Apprenez que dans les trois semaines qui ont suivi l'évasion, les ordres les plus stricts étaient donnés pour surveiller toutes les issues. Puis la découverte du noyé de Gassicourt et les déclarations d'Arnaud de Calistère vinrent mettre un ternie aux inquiétudes. Le dossier fut clos. Par acquit de conscience, j'ai un peu fouillé encore dans les archives. Rien qui ressemble à cette affaire n'a plus été signalé.
Un lourd silence s'appesantit entre eux.
– C'est tout ce que vous savez, Desgrez ?
Le policier fit quelques pas à travers la pièce avant de répondre :
– Non !
Il mordillait le tuyau de sa pipe, le regard fixe. « Savoir ! » grommela-t-il entre les dents.
– Qu'y a-t-il ? Parlez ?
– Eh bien ! Voici : il y a... trois ans... ou un peu plus, j'ai reçu une visite. C'était un curé, un garçon aux yeux comme du plomb fondu dans un visage de bougie, de ceux-là qui n'ont que le souffle mais qui se mettent en tête de sauver le monde. Il s'est informé : « Était-ce bien le même personnage que ce Desgrez qui, en 1661, avait été nommé avocat dans le procès du comte de Peyrac ? » Il m'avait recherché en vain parmi mes collègues du Palais de Justice et il avait eu beaucoup de peine à me retrouver sous la défroque d'un sombre argousin. Après qu'il se fut bien assuré que j'étais l'ex-avocat Desgrez, il se nomma. C'était le père Antoine de l'ordre créé par Monsieur Vincent. Il avait été aumônier des prisons et à ce titre avait assisté le comte de Peyrac au bûcher.
Angélique revit brusquement la silhouette du petit prêtre assis devant l'âtre du bourreau, comme un grillon transi.
– Après beaucoup de circonlocutions, il me demanda si je savais ce qu'était devenue la femme du comte de Peyrac. Je lui dis que oui mais que j'aimerais savoir à mon tour qui s'intéressait à elle, une femme dont le nom même était oublié de tous. Il se troubla beaucoup. C'était lui-même, dit-il. Il avait souvent songé à cette malheureuse abandonnée, beaucoup prié pour elle et souhaitait que la vie lui eût été enfin clémente. Je ne sais pourquoi il y avait quelque chose dans ses protestations qui sonnait faux. Dans mon métier, on discerne à une nuance près les réticences. Cependant, je lui dis ce que je savais.
– Que lui avez-vous dit, Desgrez ?
– La vérité : Que vous vous étiez fort bien tirée de vos ennuis, que vous aviez épousé le marquis du Plessis-Bellière et que vous étiez, pour lors, une des femmes les plus enviées de la Cour de France. Chose curieuse, loin de le réjouir, ces nouvelles parurent l'atterrer. Peut-être craignait-il que votre âme ne se trouvât désormais en perdition car je lui laissai entendre que vous étiez sur le chemin de supplanter Mme de Montespan.
Angélique cria avec désespoir :
– Oh ! pourquoi lui avez-vous dit cela ?... Vous êtes un monstre !
– N'était-ce pas la stricte vérité ? Votre second mari était bien en vie alors et votre faveur si éclatante qu'elle détournait la chronique mondaine. Qu'étaient devenus vos fils ? demanda-t-il encore. Je lui dis qu'ils étaient en bonne santé et également fort bien en Cour dans la maison de Monseigneur le Dauphin. Puis, comme il se retirait je lui dis à brûle-pourpoint : « Vous devez avoir gardé en effet un souvenir remarquable de cette exécution. Cela n'est guère fréquent, des petits tours de passe-passe de ce genre ? » Il a sursauté : « Que voulez-vous dire ? ». « Que le condamné tire sa révérence au dernier moment tandis que vous bénissez un cadavre anonyme. Vous deviez être assez troublé en vous apercevant de cette substitution ? » « J'avoue que je ne m'en suis pas aperçu sur le moment... ». Alors je me suis approché de lui jusqu'à lui toucher le bout du nez. « ET QUAND vous en êtes-vous aperçu, l'abbé ? » ai-je demandé.
« Il était aussi blanc que son rabat. « Je ne comprends rien à vos allusions, a-t-il dit pour se rattraper ». « Si, vous comprenez. Vous savez, comme moi, que le comte de Peyrac n'est pas mort sur le bûcher. Et pourtant il n'y en a guère qui soient au courant de ce fait. On ne vous a pas payé pour vous taire. Vous n'étiez pas dans le complot. Mais vous SAVEZ. Qui vous a renseigné ?...
« Il a continué à faire l'ignorant. Il est parti.
– Et vous l'avez laissé partir ?... Mais il ne fallait pas, Desgrez ! Il fallait le contraindre à parler, le menacer, l'asseoir sur le chevalet, l'obliger à dire qui l'avait renseigné, qui l'envoyait. Qui ?... Qui ?...
– Qu'est-ce que ça aurait changé ? dit Desgrez. Vous étiez bien Mme du Plessis-Bellière, non ? Angélique prit sa tête entre ses. mains. Desgrez ne lui aurait pas raconté cet incident s'il l'avait jugé sans importance. Desgrez pensait comme elle. Derrière la démarche insolite de l'aumônier des prisons, c'était la présence du premier mari d'Angélique qu'il soupçonnait. D'où celui-ci avait-il envoyé son messager ? Comment s'était-il mis en contact avec lui ?
– Il faut retrouver la trace de ce prêtre, dit-elle. C'est assez facile. Je me souviens qu'il appartenait à l'ordre des...
Desgrez sourit.
– Vous feriez un excellent policier, dit-il. Je vais encore vous épargner de la peine. Ce prêtre se nomme le père Antoine. Il n'est plus à Paris. Depuis plusieurs années, il est aumônier des galériens à Marseille.
La physionomie d'Angélique s'éclaira. Enfin, elle savait où partir. Elle commencerait par aller à Marseille voir ce père Antoine.
Elle le retrouverait sans difficultés. L'ecclésiastique finirait bien par lui confier le nom du personnage mystérieux qui l'avait envoyé vers Desgrez pour s'informer du sort de Mme de Peyrac. Peut-être saurait-il le lieu où se trouvait cet inconnu ?... Elle réfléchissait, les yeux brillants et mordillait sa lèvre supérieure.
Desgrez la couvait d'un regard ironique.
– À condition que vous puissiez sortir de Paris, dit-il, répondant à ses pensées qui se lisaient si ouvertement sur son visage animé.
– Desgrez, vous n'allez pas m'en empêcher.
– Ma chère enfant, je suis chargé de vous en empêcher. Ignorez-vous que, quand j'accepte une tâche, je suis comme un chien qui croche la casaque d'un malintentionné ? Je suis prêt à vous fournir tous les renseignements qui peuvent vous intéresser mais pour ce qui est de vous laisser prendre la clé des champs ne comptez pas sur moi.
Angélique se tourna vivement vers le policier. Son regard se noya d'une supplication ardente.
– Desgrez ! Mon ami Desgrez !
L'expression du jeune magistrat demeura implacable.
– Je me suis porté garant de vous, près du Roi. Ce ne sont pas des engagements que je prends à la légère, croyez-moi.
– Et vous vous dites mon ami !
– Dans la mesure où je n'ai pas à contrevenir aux ordres de Sa Majesté.
La déception ravageait Angélique comme une lave brûlante. Elle haïssait Desgrez, comme elle l'avait toujours haï. Elle savait qu'il était tenace et minutieux dans ses travaux et qu'il saurait dresser devant elle un mur infranchissable. Limier, il finissait toujours par attraper sa proie. Geôlier, il saurait la garder. On ne lui échappait pas.
– Comment avez-vous pu accepter cette révoltante mission, sachant que j'en faisais l'objet ? Je ne vous pardonnerai jamais.
– J'avoue que j'étais assez content de vous empêcher de faire une sottise.
– Ne vous mêlez donc pas de ma vie ! cria-t-elle hors d'elle-même. J'ai pour vous et les gens de votre espèce la plus profonde détestation. Je vous vomis, vous tous tant que vous êtes : malveillants, rouauts, grimauds, grimaçants, laquais rampants du maître qui vous jette un os à ronger.
Desgrez se détendit et se mit à rire. Il ne l'aimait jamais tant que sous les traits de la marquise des Anges, cette partie secrète de sa vie enfouie sous le luxe et la considération mais qui reparaissait dans ses colères.
– Écoutez, mon petit...
Il la prit par le menton et la contraignit à le regarder en face.
– J'aurais pu refuser cette mission, encore que le Roi me la confiait à cause de ma réputation. Il n'ignorait pas que pour vous retenir si vous vous étiez mis en tête de vous enfuir, ce n'était pas trop que mobiliser les meilleurs policiers de Paris. J'aurais pu refuser, mais il m'a parlé de vous avec anxiété, inquiétude, d'homme à homme... Et moi-même, j'étais comme je vous l'ai déjà dit décidé à mettre tout en œuvre pour vous empêcher de détruire une fois de plus votre existence.
Ses traits s'adoucirent et une tendresse profonde bouleversa son regard tandis qu'il contemplait le petit visage fermé retenu de force entre ses mains.
– Folle ! chère folle, murmura-t-il. N'en veuillez pas à votre ami Desgrez. Je veux vous épargner de vous lancer dans une aventure désastreuse, dangereuse. Vous risquez de tout perdre, de ne rien gagner. Et la colère du Roi sera terrible. On ne peut le braver au-delà d'une certaine mesure. Écoutez, petite Angélique,... pauvre petite Angélique...
Jamais il ne lui avait parlé avec une telle gentillesse, comme à une enfant qu'il faut à tout prix défendre contre elle-même, et elle avait envie d'appuyer son front sur son épaule et de pleurer tout bas.
– Promettez-moi, dit-il, promettez-moi de vous tenir tranquille et de mon côté je vous promets de tout mettre en œuvre pour vous aider dans vos recherches... Mais promettez-moi !
Elle secoua la tête. Elle avait envie de céder, mais elle se méfiait du Roi, elle se méfiait de Desgrez. Ils chercheraient toujours à l'emprisonner, à la retenir. Ils auraient voulu qu'elle oublie et qu'elle consente. Et elle se méfiait d'elle-même aussi, d'une certaine lâcheté, d'une certaine lassitude qui un jour lui ferait dire : À quoi bon ? Le Roi reviendrait la supplier. Elle était seule, entièrement seule et désarmée en face des forces liguées pour l'empêcher de rejoindre son amour.
– Promettez-moi, insistait Desgrez.
Elle eut à nouveau un signe négatif.
– Tête de mule ! fit-il en la lâchant avec un soupir. C'est donc désormais à qui de nous deux sera le plus fort. Eh bien ! entendu. Bonne chance, Marquise des Anges.
Angélique chercha un peu de sommeil, malgré l'aube qui blanchissait les vitres. Elle ne put s'endormir complètement et demeura dans une sorte d'état second, le corps engourdi mais l'esprit travaillant activement. Elle essayait de suivre l'odyssée mystérieuse du vagabond lépreux, imaginant la personnalité de son mari derrière cet être solitaire et rebutant qu'on avait vu clopiner sur les routes d'Ile-de-France, remontant vers Paris. Ce dernier détail aurait dû, à lui seul, condamner toutes les illusions. Comment un prisonnier évadé, au signalement précis et se sachant poursuivi, aurait-il eu l'audace de retourner vers Paris, ce guêpier ? Joffrey de Peyrac n'aurait pas été assez dément pour commettre cette folie. Ou plutôt, si ! Angélique se disait, à la réflexion, que cela lui ressemblait. Elle essayait de deviner sa pensée. Serait-il revenu à Paris pour la chercher ?... Mais quelle audace ! À Paris, la grande ville qui l'avait condamné, il ne trouverait plus ni ami, ni demeure... Sa demeure du quartier Saint-Paul était scellée, ce bel hôtel du Beautreillis qu'il avait fait construire en l'honneur d'Angélique. Elle se souvenait des fréquents voyages qu'il avait faits alors du Languedoc vers la capitale pour surveiller lui-même les travaux. Joffrey de Peyrac, proscrit, aurait-il songé à se réfugier en cette demeure ? Démuni de tout, peut-être avait-il conçu le projet de venir chercher l'or et les bijoux qu'il avait dissimulés dans des cachettes connues de lui seul ? Plus elle réfléchissait, plus cela lui paraissait évident. Joffrey de Peyrac était bien capable de risquer le pire pour rentrer en possession de quelques richesses. Avec de l'or et de l'argent, il pourrait se sauver, tandis que nu et misérable il était condamné à errer sans recours. Les paysans lui jetteraient des pierres, un jour ou l'autre on le livrerait. Tandis qu'avec une seule poignée d'or il gagnerait sa liberté ! Et il savait où trouver cet or. Dans son hôtel du Beautreillis, dont il connaissait les moindres recoins.
Angélique croyait l'entendre, suivait son raisonnement, reconnaissait son argumentation familière un peu méprisante. « L'or peut tout », disait-il. Ce principe avait été mis en échec par l'ambition d'un jeune roi, plus forte que la cupidité. Mais la règle restait commune. Avec un peu d'or, le malheureux cessait d'être désarmé. Il était revenu vers Paris. Il était venu ici : elle en était sûre maintenant. C'était plausible. À l'époque, le Roi n'avait pas encore fait main basse sur tout. Il n'avait pas encore offert l'hôtel au prince de Condé. L'hôtel était désert, demeure maudite, avec des sceaux de cire en travers de sa porte et gardé par un seul portier terrorisé et un vieux valet basque qui n'avait su où aller. Le cœur d'Angélique se mit à battre à coups irréguliers. Tout à coup,... elle tenait le fil de la certitude. « Moi je l'ai vu... Oui je l'ai revu, le comte maudit, dans la galerie du bas... Je l'ai vu. C'était une nuit peu après le bûcher. J'ai entendu du bruit dans la galerie et j'ai reconnu son pas... »
Le vieux valet basque parlait ainsi, appuyé à la margelle du puits moyenâgeux, au fond du jardin, un soir où elle l'avait rencontré alors qu'elle venait de prendre possession de l'hôtel du Beautreillis.
– « Qui ne reconnaîtrait son pas ?... Le pas du Grand Boiteux du Languedoc !... J'ai allumé ma lanterne et quand je suis arrivé au tournant de la galerie, je l'ai vu. Il s'appuyait à la porte de la chapelle et se tournait vers moi... Je l'ai reconnu, comme un chien reconnaît son maître mais je n'ai pas vu son visage. Il portait un masque... Tout à coup, il s'est enfoncé dans le mur et je ne l'ai plus vu... »
Angélique s'était enfuie, terrorisée, refusant d'écouter les divagations de ce pauvre vieux presque innocent, qui croyait avoir vu un fantôme...
*****
Elle se dressa sur son lit et agita violemment sa sonnette. Janine se présenta. C'était une fille rousse et maniérée, qui avait remplacé Thérèse. Elle renifla d'un air pincé et surpris les relents de tabagie qu'avait laissés Desgrez dans l'appartement et s'informa de ce que désirait Mme la marquise.
– Va me chercher tout de suite le vieux valet... Comment s'appelle-t-il ? Ah oui. Pascalou. « Grand-père Pascalou ».
La servante haussa ses sourcils pâles d'un air étonné.
– Tu sais bien, voyons, insista Angélique, un très vieux, qui tire les seaux d'eau au puits et porte les bûches pour les feux...
Janine eut l'expression résignée de quelqu'un qui ne comprend pas mais qui va s'informer. Elle revint quelques instants plus tard en annonçant que le grand-père Pascalou était mort depuis deux ans.
– Mort ? répéta Angélique, atterrée. Mort ! Oh ! mon Dieu ! C'est terrible !
Janine trouvait que sa maîtresse se montrait bien bouleversée subitement pour un événement qui, deux ans auparavant, lui était passé inaperçu. Angélique la retint pour s'habiller. Elle se laissa revêtir machinalement. Ainsi le pauvre homme était mort, emportant son secret. Elle était à la Cour à cette époque et ne s'était même pas trouvée présente pour tenir la main du fidèle serviteur, à sa dernière heure. Elle payait chèrement d'avoir manqué à ce devoir. Les paroles entendues jadis restaient gravées dans sa mémoire en lettres de feu.
« Il s'appuyait à la porte de la chapelle... »
Elle descendit, suivit la galerie aux arceaux gracieux que pastellisait le reflet des vitraux et ouvrit la porte de la chapelle. C'était plutôt un oratoire, avec deux prie-Dieu en cuir de Cordoue, un petit autel de marbre vert que surmontait un magnifique tableau d'un peintre espagnol. Une odeur de cierge et d'encens y régnait. Angélique savait que lorsqu'il était présent à Paris, l'abbé de Lesdiguières y célébrait sa messe. Elle s'agenouilla.
– Oh ! mon Dieu, dit-elle à voix haute, j'ai commis bien des fautes, mon Dieu, mais je vous en supplie, je vous en supplie...
Elle ne savait plus dire autre chose.
Il était venu là une nuit. Comment avait-il pénétré dans cet hôtel ? Comment avait-il pénétré dans Paris ? Que venait-il chercher dans cet oratoire ? Les yeux d'Angélique firent le tour du petit sanctuaire. Tous les objets qui s'y trouvaient dataient du comte de Peyrac. Le prince de Condé n'y avait pas touché. À part l'abbé de Lesdiguières et un petit laquais qui lui servait d'enfant de chœur et faisait le ménage, peu de gens y pénétraient.
S'il y avait une cachette dans cet oratoire, le secret pouvait s'en être conservé assez facilement... Angélique se leva et se mit à chercher minutieusement. Elle explora le marbre du maître-autel, introduisant l'ongle dans chaque fissure, dans l'espoir d'y déclencher un mécanisme secret. Elle étudia chaque motif des bas-reliefs. Elle frappa avec patience les carreaux d'émail du dallage puis les boiseries qui recouvraient les murs. Sa patience fut récompensée. Vers la fin de la matinée, il lui parut qu'un emplacement du mur derrière l'autel rendait un son creux. Alors elle alluma un cierge, approcha la flamme. Habilement dissimulée dans le dessin d'une moulure, elle distingua les traces d'une serrure. C'était là !
Fébrilement, elle s'évertua à trouver le secret pour l'ouvrir mais dut y renoncer. En s'aidant d'un couteau et d'une clef pris parmi les bibelots de sa ceinture, elle parvint à faire craquer le bois précieux. Elle passa la main à l'intérieur et trouva un loquet, qu'elle fit sauter. La petite porte de la cachette s'ouvrit en grinçant. À l'intérieur, dans une excavation, elle aperçut une cassette. Point ne fut besoin d'ouvrir celle-ci. On avait déjà forcé sa serrure. La cassette était vide...
Angélique serra sur son cœur le coffret poussiéreux.
– Il est venu ! Il a pris ici l'or et les bijoux qu'il savait y trouver. Dieu l'a conduit ! Dieu l'a préservé.
Mais ensuite ?...
Riche de la petite fortune qu'il avait retrouvée au péril de sa vie dans son propre hôtel condamné, qu'était devenu le comte de Peyrac ?...