Chapitre 3

Avant de quitter le Spézia, où l'escadre française avait été fort fêtée par un parent du duc de Savoie, Angélique crut noter une recrudescence de précautions. Le fantasque amiral de Vivonne savait, à l'occasion, se montrer un chef de mer prévoyant et minutieux. Et tandis que la seconde galère de sa flotte appareillait déjà, il resta à l'observer du « tabernacle » de La Royale.

– Brossardière, faites-la revenir immédiatement !

– Mais, monseigneur, cela fera le plus déplorable effet sur ces Italiens, qui observent notre belle manœuvre.

– Je me moque de ce que pensent ces mangeurs de pâtes. Ce que je vois et que vous ne paraissez pas remarquer, c'est que La Dauphine est trop chargée à bâbord et que, de plus, son chargement est trop haut placé. Je parie que sa cale est vide et au moindre grain la galère va se retourner...

Le second exposa que c'était à cause des vivres chargés sur le pont. Si on les mettait à la cale, ils moisiraient aussitôt, surtout la farine.

– Je préfère que la farine moisisse, mais que la galère ne se retourne pas, comme cela nous est arrivé dernièrement dans le port de Marseille même. La Brossardière fit exécuter les ordres de son chef. Une autre galère, Fleur de Lys, prenait la mer.

– Brossardière, signalez de renforcer la vogue3 de la mézanie4.

– Impossible, amiral : vous savez bien que ce sont les Maures que nous avons faits prisonniers sur ce petit bateau qui transportait de l'argent camouflé.

– Encore ces complices du Rescator qui nous causent de l'embarras. Et des mauvaises têtes de surcroît. Transmettez que leur comité leur fasse administrer double ration de fouet et qu'on les mette au pain moisi et à l'eau croupie.

– Ils y sont déjà, monseigneur, et le chirurgien dit même que vous auriez dû en débarquer quelques-uns, trop affaiblis.

– Que le chirurgien s'occupe de ses affaires. Jamais je ne débarquerai les hommes du Rescator et vous savez fort bien pourquoi.

Brossardière approuva. Sitôt à terre, qu'ils fussent débarqués mourants ou non, les hommes du Rescator disparaissaient comme par magie. Apparemment, ils jouissaient de complicités, sans doute parce que leur grand maître payait une surprime spéciale à ceux qui parvenaient à libérer ses hommes, qui étaient tous marins de choix, mais qui en captivité montraient une résistance passive dépassant celle des autres captifs.

– ...Et maintenant nous allons faire canal, confirma Vivonne lorsque les six galères se furent éloignées du port.

Angélique demanda ce que cette expression signifiait. C'était prendre la haute mer.

– Ah ! enfin ! Depuis près de dix jours que nous naviguons, je finissais par croire que les galères ne pouvaient que longer les côtes.

– Faites hisser la voile de l'arbre de mestre5, ordonna l'amiral.

L'ordre fut transmis de galère en galère.

Les mariniers manipulaient les cordages et les poulies, les antennes supportant les voiles roulées furent hissées et celles-ci se déployèrent en bombant sous la brise. C'était la première fois qu'Angélique se trouvait en pleine mer. Déjà, à l'arrière, la côte toscane s'était effacée, on ne voyait que la mer et encore la mer de toutes parts. Ce ne fut que vers midi que le quartier-maître cria :

– Terre en vue !

– C'est l'île de Gorgonzola, expliqua le duc de Vivonne à Angélique. Nous allons voir si elle n'abrite pas de pirates.

La flotte française se rangea en demi-cercle, qui se rapprocha pour entourer la petite île rocheuse et aride, hérissée de promontoires qui se découpaient sur un ciel de sombre azur. Mais à part trois barques de pêche génoises et deux toscanes qui déployaient des filets, de concert, pour la chasse au thon, on ne trouva pas trace de pirates. L'île était quasi nue. Quelques chèvres y broutaient de maigres buissons. Vivonne voulut les acheter, le chef des pêcheurs refusa car c'était, disait-il, leur seule réserve de lait et de fromage.

– Dis-leur, ordonna Vivonne à un de ses sous-officiers qui parlait l'italien, qu'ils nous amènent au moins de l'eau douce.

– Ils disent qu'il n'y en a pas !

– Attrapez alors les chèvres.

Les soldats se ruèrent en gambadant sur les rochers et abattirent les bêtes à coups de pistolet. Vivonne convoqua le chef des pêcheurs, qui refusa l'argent. Pris d'un soupçon, l'Amiral fit retourner ses poches et des pièces d'or et d'argent roulèrent sur le pont. Hors de lui, Vivonne fit jeter l'homme à la mer. Celui-ci regagna sa barque à la nage.

– Qu'ils nous disent QUI leur a donné tout cet argent, et nous leur débarquerons quelques fromages et des fiasques de vin en échange de leurs chèvres. Nous ne sommes pas des voleurs. Traduis cela.

Les visages des pêcheurs ne manifestèrent ni surprise ni contrariété. Ils semblèrent à Angélique comme de vieux bois sculpté et enfumé et aussi mystérieux que la Vierge Noire qu'elle avait vue dans le petit sanctuaire de Notre-Dame de la Garde à Marseille.

– Je parie que ces prétendus pêcheurs ne vont à la pêche au thon que pour la façade et qu'ils ne sont là que pour signaler notre passage à l'ennemi qui en tirera des conclusions sur la marche de notre escadre.

– Ils ont pourtant l'air bien inoffensif.

– Je les connais, je les connais, scandait Vivonne en adressant des signes de menace aux pêcheurs impassibles, ce sont des indicateurs au service de tous les bandits des parages. Ces pièces d'argent et d'or sont signées du Rescator.

– Vous voyez des ennemis partout, dit Angélique.

– C'est mon métier de chasse-corsaire.

La Brossardière s'approcha en montrant le coucher de soleil. Ce n'était pas pour le faire admirer mais parce que ce ciel pourpre où se glissaient de longs nuages violets frangés d'or ne lui paraissait pas très « catholique ».

– Dans deux jours nous risquons un fort vent du Sud. Rallions la côte, c'est plus prudent.

– Jamais ! dit Vivonne.

La côte appartenait au duc de Toscane qui, tout en jurant de sa bonne amitié pour la France, abritait à Livourne aussi bien des Anglais que des Hollandais commerçants ou en guerre, mais surtout des Barbaresques. C'est à Livourne que se tenait le plus important marché d'esclaves, après celui de Candie. Si on allait par là, il faudrait faire une grande démonstration navale ou « fermer les yeux ». Et Sa Majesté préférait entretenir de bonnes relations avec les Toscans. Il fallait donc se contenter de la simple police des îles.

– Nous descendrons plein Sud et Mme du Plessis pourra constater qu'une galère peut naviguer non seulement en haute mer, mais encore de nuit et même à la voile.

En fait, la nuit, le vent tomba complètement et la navigation se poursuivit à la rame. Les quarts de veille furent toutefois renforcés par précaution. Mais un seul poste de galériens demeura au travail, sous la lueur des quinquets qui projetaient l'ombre démesurée des argousins allant et venant sur la coursive. Les autres forçats se couchèrent par quatre sur une planche au pied de leur banc. Ils dormaient là, vautrés dans les ordures et la vermine, du sommeil pesant des bêtes harassées.

À l'autre bout de la galère, Angélique essayait d'oublier qui souffrait là, à quelques pas d'elle. Elle n'était jamais revenue sur la coursive. Elle ne ferait pas savoir à Nicolas qu'elle l'avait reconnu. Le galérien appartenait à une page trop amère de sa vie, dont l'horreur avait effacé jusqu'aux souvenirs d'enfance qui les avaient liés jadis. Elle avait déchiré cette page et ne laisserait pas le hasard la faire revivre. Mais les heures trop lentes de la traversée la torturaient et elle avait hâte de parvenir à Candie.

La nuit était bleue et comme rendue phosphorescente par le mouvement des vagues et le reflet des lanternes à bord des autres galères, qui suivaient doucement. Chaque battement des rames entraînait un ruissellement lumineux. À l'arrière des navires on avait allumé le fanal, énorme monument de bois doré et de verrerie de Venise, de la taille d'un homme et dans lequel brûlaient par nuit douze livres de chandelles.

Elle entendit le lieutenant de Millerand faire son rapport à l'Amiral. Les soldats se plaignaient de passer la nuit à bord. Assis tout le jour, serrés les uns près des autres, il leur faudrait encore souffrir la nuit dans cette incommode position.

– De quoi se plaignent-ils ? Ils ne sont pas enchaînés, eux, et ils ont eu droit ce soir à du ragoût de chèvre. La guerre est la guerre. Quand j'étais colonel de cavalerie du Roi, j'ai dormi parfois sur mon cheval et sans manger. Ils n'ont qu'à s'habituer à dormir assis. Tout est une affaire d'habitude.

*****

Angélique commença à disposer des coussins sur un des divans pour s'y étendre. Le négrillon vint l'aider. C'était inutile de réclamer les services de Flipot, tordu par le mal de mer. Le duc de Vivonne allait et venait suivi de la petite ombre du négrillon au drageoir. La gourmandise des Mortemart était proverbiale et le jeune homme devait à un abus de sucreries orientales son aimable embonpoint.

Tout en croquant noix confites et pâtes de loukoum, il méditait sur les aléas de sa croisière. Il avait recommandé à ses officiers de prendre un peu de repos et ceux-ci dormaient sur des matelas, mais lui-même ne se décidait pas à les imiter. Il paraissait préoccupé et, malgré la nuit tombée, fit convoquer le maître canonnier. Un homme aux cheveux grisonnants parut à la lumière du fanal.

– Maître canonnier, vos pièces sont-elles apprêtées pour l'action ?

– J'ai exécuté vos ordres, monseigneur, les pièces ont été révisées et huilées, et j'ai fait monter de la barge des gargousses6, des boulets et de la mitraille.

– C'est bon. Retournez à votre poste. Brossardière, mon ami...

Le second, tiré de son sommeil, remit sa perruque, lissa ses manchettes et fut presque aussitôt devant son supérieur.

– Monsieur ?

– Chargez-vous de faire bien comprendre au chevalier de Cléans, commandant la traversière, de se tenir au centre de notre petite flotte et non à une extrémité. Car il y a dessus toute notre réserve de poudre et de boulets, et il faut qu'il puisse fournir à la demande si nous devons soutenir un tir de longue durée. Convoquez-moi aussi le chef de la mousqueterie.

Et quand celui-ci fut présent :

– Faites distribuer les mousquets, balles et poudre. Veillez surtout aux dix pierriers du bord. N'oubliez pas que, n'ayant que trois canons à l'avant, ce sont pierriers et mousquets qui représentent la seule véritable défense du bord, en cas de surprise.

– Tout est prêt, monseigneur. La dernière parade a servi à bien indiquer la place de chaque combattant.

Sur ces entrefaites, maître Savary sortit de l'ombre et annonça que le salpêtre, dans son coffre à médicaments était humide, ce qui annonçait un changement de temps dans les vingtquatre heures suivantes.

– Je n'ai pas besoin de votre salpêtre pour être au courant, grogna Vivonne. Si le mauvais temps doit venir, ce n'est pas pour tout de suite et d'ici là il y aura peut-être quelque chose de changé à la surface de la mer.

– Dois-je comprendre que vous craignez une attaque ?

– Maître apothicaire, apprenez qu'un officier des galères de Sa Majesté ne craint rien. Dites, si vous voulez, que je prévois une attaque et retournez à vos fioles.

– C'est que je voudrais vous demander, monseigneur, si je puis mettre ma précieuse bouteille contenant ma moumie minérale, en sûreté dans la chambre du Conseil. Au cas où quelque boulet égaré briserait...

– Oui, oui, faites ce que bon vous semble.

Le duc de Vivonne vint s'asseoir près d'Angélique.

– Je suis dans un état d'agitation, dit-il, je sens qu'il va se passer quelque chose. J'ai toujours été ainsi. Dans mon enfance, les soirs d'orage, mes doigts attiraient les objets. Que pourrais-je faire pour me calmer ?

Il envoya chercher un de ses pages qui revint avec un luth et une guitare.

– Nous allons chanter un peu à la nuit étoilée et à l'amour des dames.

Le frère d'Athénaïs de Montespan possédait une belle voix un peu haute mais bien timbrée. Il avait du souffle et poussait à merveille la chanson italienne. Le temps passa plus agréablement et le grand sablier qui marquait les heures avait été déjà retourné deux fois, lorsque sur une dernière note qui s'éteignait, un son vaste, semblable à un coup de vent venu de l'horizon, s'enfla brusquement, puis mourut, pour reprendre un ton plus bas, se prolonger en nuances profondes qui roulaient, montaient et descendaient. Angélique sentit un frisson lui hérisser l'échine.

– Écoutez, murmura le comte de Saint-Ronan, les forçats chantent !

Ils chantaient à bouche fermée, en un chœur de quatre voix qui portait loin sur la mer. Cela avait des résonances de conque marine. Cela dura longtemps, interminablement, reprenant sans cesse, pareil aux vagues d'un désespoir insondable. Puis une voix encore jeune, bien timbrée, s'éleva en solo, chantant le refrain de la complainte.

Je m'souviens, ma mère disait


Sois pas comme un sauvage.


Fais donc pas toujours c'qui t'plaît


Elle me disait d'être sage.


J'ai pas tué, j'ai pas volé


Mais j'ai pas cru ma mère,


Et je m'souviens qu'elle m'aimait


Pendant que j'rame aux galères...

Le chant mourut.

Dans le silence revenu, le bruit du ressac parut s'amplifier contre la coque. Un marinier annonça :

– Feu incertain à cinq lieues premier quart de cercle à tribord.

– Dispositif d'alerte et de combat ! Éteignez les fanaux et ne laissez que les feux de sécurité. Quatre corps de garde en éveil !

Vivonne saisit sa longue-vue et resta un long moment silencieux, puis il fit regarder Brossardière qui opina.

– Nous approchons du Cap Corse. À mon avis il s'agit d'un bateau péchant au filet, la nuit, le thon, et cherchant à le rabattre au centre d'une petite flottille porte-filets. Est-ce que nous mettons le cap sur eux pour vérifier ?

– Non. La Corse appartient à Gênes et d'ailleurs les côtes de Corse n'abritent jamais, ou presque, les Barbaresques. Les habitants sont si particularistes qu'ils n'admettent aucune incursion de quiconque dans leurs rades ; c'est un mot d'ordre général parmi les navigateurs, pirates ou corsaires, d'éviter cette île. Poursuivons notre plan fixé au départ, par la visite de l'île de Capraïa qui est au duc de Toscane et qui, par contre, a souvent donné refuge à des pirates turcs.

– Quand devons-nous la toucher ?

– À l'aube, si le temps ne se gâte pas avant. Est-ce que vous n'entendez pas quelque chose ?

Ils prêtèrent l'oreille. D'une galère lointaine, un hululement prolongé s'éleva, puis stoppa net.

Vivonne jura.

– Ces chiens de Maures qui hurlent à la lune !

La Brossadière, qui était un vieux navigateur du Levant, et connaissait les mœurs arabes, dit :

– Ils hurlent de joie. C'est leur youyou de victoire.

– De joie ? de victoire ? Décidément les galériens sont bien agités cette nuit.

Du poste de vigie de l'avant descendait un aide.

– Monseigneur, la vigie-chef avant vient de monter dans le panier de mât de mestre. Il vous demande d'observer avec votre longue-vue, au même endroit que tantôt comme qui dirait des signaux...

À nouveau, Vivonne braqua sa longue-vue et La Brossardière prit des jumelles.

– À mon avis, la vigie a raison, dit-il. Ils font des signaux du haut des montagnes Rigliano du Cap Corse, sans doute pour rappeler leur flottille de pêche en bas.

– Oui, sans doute, fit l'Amiral, dubitatif.

Un nouvel hululement scandé retentit, partant de la même galère, qui devait être La Dauphine.

Savary, qui reparaissait, s'approcha d'Angélique et lui confia en secret :

– Ma moumie est en sûreté. Je l'ai arrimée avec des paillons et des filets. J'espère qu'elle résistera. Avez-vous remarqué, les Maures sur La Dauphine manifestent une joie subite ? Les signaux des feux de la côte les ont avertis. Vivonne, qui avait entendu les derniers mots, attrapa le vieillard par le col de son rabat à la mode de Louis XIII.

– Les ont avertis de quoi ?

– Je ne puis le dire, monseigneur, j'ignore le code convenu de ces signaux.

– Qu'est-ce qui vous fait penser qu'ils étaient adressés à des Maures ?

– Parce que ce sont des fusées turques, Monseigneur. Vous avez remarqué ces lueurs bleues et rouges ? Je suis au courant, Monseigneur, car j'ai été artificier du grand maître de l'artillerie, à Constantinople ; il m'employait à fabriquer ces fusées avec de la poudre et des sels métalliques qui brûlent en donnant différentes couleurs. Leur secret vient de Chine mais tout l'Islam les emploie. C'est pourquoi j'ai pensé que ce ne pouvait être que des Turcs ou des Arabes qui envoyaient des signaux à des Turcs ou à des Arabes, et comme je n'en vois guère d'autres à l'horizon que ceux de vos galères...

– Vous poussez votre logique trop loin, maître Savary, dit le duc avec humeur.

Un caïque éclairé par deux fanaux s'approchait et La Brossardière lui hurla d'éteindre ses feux de position. Une voix cria dans l'ombre :

– Monseigneur, nous avons des ennuis à bord de La Dauphine. Les Maures de la mézanie s'agitent en regardant les feux de la montagne.

– Ce sont les Maures que nous avons pris sur cette felouque qui transportait de l'argent clandestin ?

– Oui, monseigneur.

– Je m'en serais douté, fit l'Amiral entre les dents.

– L'un d'eux ne cesse de grimper sur le banc en criant des incantations.

– Que dit-il ?

– Je ne sais pas, monseigneur, j'ignore l'arabe.

– Moi, je sais, dit Savary, et j'ai entendu. Il criait « Notre délivrance est proche ! » C'est à ce cri du muezzin que les autres ont répondu par des hurlements de joie.

– Prenez-moi ce meneur et exécutez-le !

– Par pendaison, monseigneur ?

– Non. Nous n'avons pas le temps et sa vue à l'antenne du grand mât risquerait d'exciter les autres fanatiques. Un coup de pistolet dans la nuque, le corps à la mer. Le caïque s'éloigna. Un peu plus tard on entendit deux sèches détonations.

*****

Angélique serra son manteau autour d'elle. Elle avait froid. La brise se levait subitement. L'amiral surveilla une fois encore la côte mais tout était redevenu obscur.

– Hissez les voiles et mettez en vogue les trois postes de chiourme. Avec de la chance nous serons devant l'île de Capraïa au matin. Nous y ferons ravitaillement de chèvres, dont il y a des quantités, et aussi d'eau douce et d'oranges.

Angélique croyait qu'elle demeurerait éveillée mais elle dut plonger dans un court sommeil car soudain elle eut conscience qu'il faisait clair. Dans l'aube, aux transparences de nacre, une île se dressait. À contre-jour sur un ciel d'or pâle et de pervenche, elle n'était qu'une masse d'un bleu épais et troublé, se reflétant dans le miroir presque immobile de la mer.

Angélique se vit seule sous le tendelet du tabernacle. Elle défroissa sa robe, mit de l'ordre dans sa chevelure et sortit respirer l'air du matin. L'état-major se tenait à l'avant. La jeune femme hésitait à traverser la coursive, lorsque le lieutenant de Millerand l'aperçut et fort aimablement vint la chercher pour l'escorter.

Le duc de Vivonne, d'excellente humeur, lui tendit la lorgnette.

– Voyez, madame, comme cette île est accueillante. Observez qu'il n'y a même pas de frange d'écume du ressac au pied de ces roches volcaniques. Cela signifie qu'en approchant nous serons dans le calme le plus parfait. Aucun mal pour accoster.

Angélique eut quelque peine à s'habituer à la longue-vue puis elle poussa des cris d'admiration en découvrant la crique, aux profondeurs de lilas, où s'ébattaient les mouettes.

– Qu'est-ce que c'est, cette lumière ronde et éclatante, sur la gauche ? Demanda-t-elle.

Elle avait à peine prononcé ces mots que la lumière monta haut dans le ciel puis retomba en s'éteignant.

Les officiers se regardèrent. Maître Savary dit placidement :

– Encore une fusée de signalisation. Vous êtes attendus...

– Branle-bas de combat ! hurla Vivonne dans son porte-voix. Canonniers, à vos places !

Nous forcerons le passage. Nous sommes une flotte entière, que diable !

Malgré le vent on entendit les hululements de la galère Dauphine, assez proche en avant de la galère amirale.

– Faites taire cette racaille !

Mais une voix suraiguë dominait les autres bruits, psalmodiant sur des notes vrillant le tympan :

La illa, ha – illa là


Mohamedou, rassou loulà


Ali vali oula.

Enfin le calme revint.

Le duc de Vivonne continuait à donner des ordres.

– Signalez le rassemblement. Nous nous grouperons selon l'importance et la maniabilité des bâtiments. Il faut essayer que la traversière se maintienne dans le centre car c'est elle qui porte nos réserves d'artillerie. Moi, je serai également au milieu, non loin d'elle, pour suivre les événements. La Dauphine et La Fortune aux avant-gardes. La Luronne à l'aile gauche. Les trois autres à l'arrière, en demi-cercle.

– Étendard sur le rocher, signala la vigie.

Vivonne braqua sa lunette.

– Il y a deux drapeaux. Un blanc mais soulevé à bras d'homme. Donc c'est déclaration de guerre à la manière des chrétiens. Mais l'autre drapeau est rouge avec une bordure blanche et son emblème... C'est curieux, il me semble distinguer les ciseaux d'argent de l'emblème du Maroc. C'est... c'est inouï !...

– Je comprends ce que vous voulez dire, monseigneur. Ce n'est pas la manière des Barbaresques d'annoncer leurs pavillons à l'avance et les Maures n'ont jamais utilisé un drapeau blanc aux côtés de leurs emblèmes, le drapeau blanc n'étant employé comme le seul signe de guerre que par les Chrétiens.

– Je n'y comprends rien, dit Vivonne, pensif. Je me demande à quelle sorte d'ennemi nous avons affaire.

Malgré la mer houleuse, les galères s'approchaient en file, à voilure réduite, et commençaient à se grouper en ordre de bataille, mettant le cap sur le rocher marquant l'entrée de la crique.

À ce moment, apparurent deux felouques turques. C'étaient plutôt des barques à voiles, qui avaient toutefois l'avantage de porter le vent en poupe. L'Amiral passa la longue-vue à son second qui, après avoir regardé, la proposa à Angélique. Mais celle-ci se servait déjà de la vieille et très longue lorgnette piquée de vert-de-gris que maître Savary avait extraite de ses bagages.

– Je ne vois rien dans ces barques que des Noirs et quelques méchants mousquets, fit-elle.

– C'est une provocation et une insolence !

Vivonne se décida :

– Chargez La Luronne, la plus légère, de leur donner la chasse et de les couler. Ces imbéciles n'ont même pas d'artillerie !

La Luronne, prévenue par signaux, se lança à la poursuite des deux felouques. Peu après, le canon roula et son grondement se répercuta sur la côte. Angélique passa précipitamment la lorgnette à Savary afin de pouvoir se boucher les oreilles à deux mains. Les deux felouques n'étaient pas touchées et filaient en pleine mer. La Fleur de Lys et La Concorde, qui les tenaient dans leur ligne de tir, excitées par cette proie facile, prirent l'initiative de se dérouter afin de se rapprocher de la cible. Le canon roula encore à plusieurs reprises.

– Touché !

La voile triangulaire d'une des felouques s'était couchée sur les flots. En quelques secondes, la coque et son équipage furent submergés et disparurent. Quelques têtes noires de rescapés s'apercevaient à la crête des vagues. L'autre felouque voulut manœuvrer pour se rapprocher d'eux, mais un tir précis de La Fleur de Lys et de La Concorde l'encadrèrent. Elle dut fuir à nouveau.

– Bravo ! dit l'amiral. Que les trois galères reprennent le cap face à l'entrée !

Les navires, maintenant assez éloignés, entreprirent la manœuvre, non sans peine à cause de la mer agitée. Il s'ensuivit une certaine confusion dans le dispositif de bataille prévu. C'est alors que la vigie hurla, de son poste :

– Chébec de guerre à tribord. Il fonce sur nous !...

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