Chapitre 7

– Alors, c'est vous la dame de Marseille qui vouliez visiter le harem du Grand Turc ? Eh bien, vous pouvez dire que vous avez de la suite dans les idées. Vous m'avez bien eu, té !

À la lumière du matin, Angélique reconnaissait non sans surprise dans le patron de la barque La Joliette, ce Marseillais qui naguère l'avait si fortement mise en garde contre les dangers des voyages. Il s'appelait Melchior Pannassave. C'était un homme dans la quarantaine, joyeux et recuit par le soleil sous son bonnet rouge et blanc à la napolitaine. Il portait un pantalon noir retenu à la taille par une ample ceinture à plusieurs tours. Il mâchonna longuement sa pipe avec un sourire narquois avant de conclure, tourné vers son matelot :

– Tu peux le dire, va, que ce que femme veut... le Bon Dieu lui-même ne peut pas aller contre.

Le matelot, un petit vieux sans dents, sec comme un sarment et qui semblait aussi taciturne que son patron était bavard, approuva d'un jet de salive. L'équipage se complétait d'un gamin grec nommé Mutcho.

– Eh bien ! vous voilà à mon bord, madame, conclut le patron ; ça n'est pas très vaste, surtout avec ma cargaison. Je n'avais pas prévu une dame parmi mes passagers, hein ?

– Pourrez-vous essayer de me traiter comme un garçon, s'il vous plaît ? Est-ce que vraiment on ne peut pas me prendre pour un gentilhomme ?

– Peut-être bien, après tout. Mais ici, nous sommes entre nous. Pas besoin de jouer la comédie.

– C'est pour vous habituer à plus de naturel avec moi, si nous étions abordés par des Infidèles.

– Ma pauvre pitchoune, sauf votre respect, vous vous faites des illusions. Avec ces gens-là, que vous soyez garçon ou fille, du moment que vous avez un joli minois, vous passerez à la casserole. Demandez à Mezzo Morte, l'amiral de la flotte algéroise. Ha ! Ha ! Ha !

Il rit grassement en jetant des coups d'œil entendus à son matelot imperturbable. Angélique haussa les épaules.

– Au fond c'est ridicule cette hantise qu'on a l'air d'entretenir à plaisir de la rencontre fatale des Barbaresques ou du Grand Turc.

– Ce ne sont pas des hantises, madame. Pardon... Messire, moi qui vous parle j'ai été pris dix fois. Cinq fois j'ai été échangé presque aussitôt, mais les autres fois ça m'a fait quand même un bail de treize ans de captivité en tout. On m'a fait planter de la vigne du côté du Bosphore et puis fabriquer du pain blanc pour le harem de je ne sais plus quel pacha qui avait une maison de campagne près de Constantinople. Vous me voyez, moi, boulanger ! Quelle misère, peuchère !... Et surtout pour leur fabriquer leurs espèces de saloperies de galettes plates comme des mouchoirs qu'il faut lancer comme des crêpes dans le four. J'avais attrapé le tour de main, il fallait voir ! Mais, ce qui ne me plaisait pas surtout, alors, c'était d'être toujours entouré d'eunuques, sabre au poing, qui surveillaient si je n'allais pas reluquer les petites derrière les grilles du harem...

– Mon ami, dit Savary, vous ne pouvez prétendre avoir souffert en captivité si vous n'avez pas été, comme moi, chez des Marocains. Ce sont les plus féroces parmi les Musulmans. Ils ne plaisantent pas avec leur religion et ils haïssent les Chrétiens en proportion. Les villes de l'intérieur sont interdites aux Blancs et même aux Turcs, qu'ils trouvent trop mous en religion. Ils m'ont envoyé dans une ville du désert appelée Tombouctou, pour les mines de sel. Quand ils ont vu que je ne me décidais pas à mourir ils m'ont ramené dans une autre ville, à Marrocco9 pour y travailler à la mosquée El Mouassine, et à celle de la sultane Vahidé.

– Hé ! Je me disais bien aussi que pour être si radin que toi et ne voyager qu'avec une bouteille de piquette pour tout bagage, ça ne mérite pas plus que de gâcher de la terre avec de la bouse d'ânes pour faire leurs fichus pâtés de mosquées impies.

– Mon ami, vous m'insultez. Vous n'avez jamais vu les mosquées de Es Sabat à Meknès et de Karaouine et de Bab Guissa de Fez et surtout le Palais Royal du Roi, plus grand que Versailles.

– Des pâtés, vous dis-je, à peine couverts d'un peu de plâtre. Parlez-moi au contraire de Sainte-Sophie ou du Château des Sept Tours à Constantinople. Ça, c'étaient de vraies constructions ! Seulement c'étaient des constructions chrétiennes du temps où Constantinople s'appelait Byzance.

Maître Savary, tremblant d'indignation, essuya et remit plusieurs fois ses lunettes.

– En tout cas ces pâtés marocains valaient bien ceux, turcs, que vous faisiez cuire pour votre pacha d'Istamboul. Quant à ma bonbonne de piquette comme vous dites, si vous saviez ce qu'elle contient, vous en parleriez avec plus de respect.

– Dame, si vous m'en offrez un verre, peut-être que je me dédirai et vous présenterai des excuses, grand-père.

Savary se leva, solennel. Il défit avec des précautions de nourrice le bouchon de liège scellé de cire rouge et porta la fiasque sous le nez de Melchior Pannassave.

– Appréciez cette odeur divine, capitaine. Pour le seul voyage de cette liqueur de Roi, des Rois de Perse vous paieraient dix sacs d'or !

– Pouah ! fit le Marseillais, ça n'est même pas du vin alors ? C'est une drogue ?

– De la pure moumie minérale, extraite du rocher sacré du roi de Perse.

– J'ai entendu parler de cette saloperie précieuse par des marchands arabes, mais ça ne me plaît pas beaucoup d'avoir cette mixture à mon bord.

Le Marseillais guignait la bonbonne d'un air méfiant, cependant mêlé d'une certaine considération. Le savant, satisfait de l'effet obtenu, sortit un bâton de cire rouge de ses poches ainsi qu'une tige d'amadou.

– Je vais la sceller de nouveau mais je me placerai sous le vent, car l'essence même de la moumie peut s'enflammer. Je m'en suis rendu compte au cours de différentes expériences.

– Vous voulez nous faire flamber vifs ! cria Pannassave. Bonne Mère de Notre-Dame de la Garde, voilà comment je suis récompensé d'avoir eu pitié d'un pauvre vieillard qui me paraissait inoffensif. Tenez, je ne sais pas ce qui me retient de jeter à la flotte votre bouteille de malheur !

Il fit un geste menaçant en direction de la précieuse bonbonne. Savary la couvrit de son corps et le capitaine se retira en ricanant.

Angélique riait.

– Vraiment, vous avez réussi à sauver votre moumie, monsieur Savary ? Vous êtes merveilleux.

– Croyez-vous que j'avais affaire à mon premier naufrage ? dit le vieil homme en s'efforçant de prendre un air désinvolte bien qu'il fût très flatté.

*****

Le temps était redevenu magnifique. Dans le ciel quelques gros nuages, pétris de lumière, couraient encore poussés par un vent sec et sonore qui frisait de blanc la crête des vagues.

– Une chance que la tempête se soit calmée dès que nous avons été éloignés des côtes, reprit le Marseillais en bourrant sa pipe. Maintenant, jusqu'en Sicile nous n'avons plus devant nous que la grande Bleue.

– Et les Barbaresques, glissa maître Savary, à la cantonade.

– Ce que je ne comprends pas, dit Angélique, c'est qu'avec toutes les aventures que vous avez eues les uns et les autres, vous ayez encore le courage de reprendre la mer. Pourquoi naviguer ? Qu'est-ce donc qui vous entraîne, je me le demande ?

– Hé ! mais... on dirait que vous commencez à prendre « lassent ». C'est bon signe !

Pourquoi je navigue ? J'ai mon commerce, moi, madame. Je cabote d'un port à l'autre avec un peu de marchandises. Pour l'instant, ce que vous voyez là ce sont des petits paquets de feuilles d'étain contenant de la sauge et de la bourrache. Je m'en vais les échanger dans le Levant contre du thé de Siam. Tisane contre tisane, pas vrai ?

– Le thé n'est ni de la famille des myrtes, ni de celle des fenouils, enseigna Savary. C'est la feuille d'un arbuste qui ressemble au laurier-rose et dont la décoction purifie le cerveau, éclaircit les yeux et est efficace contre les vents qu'on a dans le corps.

– Moi, je veux bien, fit le Marseillais, goguenard, mais je préfère le café turc. Mon thé, je le revends aux chevaliers de Malte, qui en font commerce avec les peuplades de Barbarie, les Algériens, les Tunisiens et les Marocains. Tous des buveurs de thé, à ce qu'il paraît. Je rapporterai aussi une petite cargaison de corail et, bien cachées dans ma ceinture, quelques belles perles de l'Océan Indien. Et voilà !...

Le patron provençal s'étira puis s'étendit sur un des bancs, au soleil. Angélique, à l'avant, se battait avec sa chevelure. Elle prit le parti de faire face au vent, laissant flotter derrière elle la souple toison d'or bruni qui se tordait, lui tirant légèrement la tête en arrière et qui l'obligeait à lever son visage et à le livrer à la brûlante caresse du soleil. Melchior Pannassave l'observait entre ses yeux mi-clos.

– Hé ! Pourquoi je navigue ? reprit-il en souriant. Parce qu'il n'y a rien de mieux au monde pour un enfant de Marseille que de voguer sur une coque de noix entre la mer bleue et le ciel bleu. Et quand on a, en plus, une jolie fille sous les yeux qui laisse flotter ses cheveux dans le vent alors... on se dit que...

– Voile latine à tribord, annonça le vieux matelot en desserrant les dents.

– Tais-toi, bavard, tu troubles ma rêverie.

– C'est une fuste arabe.

– Envoie le pavillon de l'ordre de Malte.

Le mousse se déplaça pour aller déployer à l'arrière un étendard rouge traversé d'une croix blanche.

Non sans anxiété les occupants du petit voilier observèrent les réactions de la fuste.

– Ils s'éloignent, dit Pannassave en reprenant son repos avec satisfaction. Pour tout ce qui est brun et porte croissant en Méditerranée, il n'y a pas meilleur contre-poison que le pavillon de ces bons moines de l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Évidemment, ils n'y sont plus à Jérusalem, ni à Chypre, ni même à Rhodes. Mais ils sont encore à Malte. Ça fait des siècles que les Musulmans n'ont pas de pire ennemi.

« Les Espagnols, les Français, les Génois, même les Vénitiens, ce sont des ennemis de passage. Mais l'Ordre de Saint-Jean, ça, c'est l'Ennemi, le moine-guerrier. Toujours prêt, avec sa croix blanche sur la poitrine, à vous fendre un Sarrasin en deux. C'est pourquoi moi, Melchior Pannassave, qui sais regarder les choses, je n'ai pas hésité à dépenser cent livres pour obtenir la franchise de leur pavillon. J'ai dû aller jusqu'à mille mais vous voyez, c'est une dépense bien placée. J'ai encore un pavillon français, une marque du duc de Toscane, un autre vague torchon qui, avec de la chance, pourrait m'éviter les Espagnols, et aussi un laissez-passer auprès des Marocains. Ce dernier papier, c'est un trésor. Il n'y en a pas beaucoup qui le possèdent. Je le garde pour la bonne bouche. Vous voyez, madame, Barbaresques ou non, nous sommes parés.

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