Chapitre 6

Après une longue marche au long de là côte déserte ils aperçurent enfin le donjon noir d'un château, bâti en promontoire sur la mer.

– Dieu soit loué ! murmura le lieutenant de Millerand. Nous allons pouvoir demander l'hospitalité au seigneur de ce fief.

Lé jeune officier n'en pouvait plus. Il avait derrière lui une nuit harassante, passée à nager dans l'eau glacée durant de mortelles heures, luttant pour ne pas s'endormir, luttant contre les crampes, le découragement. À l'aube, il avait enfin aperçu la côte où il avait pu s'échouer. Quand il était revenu à lui, il avait cherché quelques coquillages pour se rassasier. Puis il avait entrepris de gagner l'arrière-pays pour y chercher du secours. C'est alors qu'il avait entendu des cris de femme et qu'il était accouru vers l'endroit où Angélique luttait contre Nicolas.

Soulevé de colère à la vue du criminel, meneur de la révolte qui avait coûté la vie à ses camarades, M. de Millerand avait retrouvé assez de vigueur pour s'en venger, mais il avait reçu quelques vilains coups durant la bataille et il se sentait épuisé. Angélique n'était guère plus brillante. La soif les dévorait. La vue du château les rasséréna et ils hâtèrent le pas. Déjà la contrée sauvage et inhabitée paraissait s'animer. Ils distinguèrent sur une plage, au loin, des silhouettes humaines et, au détour du sentier, un troupeau de chèvres apparut, broutant paisiblement l'herbe courte. Le lieutenant de Millerand les regarda. Brusquement ses sourcils se froncèrent et il entraîna Angélique derrière un rocher en lui faisant signe de se coucher à terre.

– Que se passe-t-il ?

– Je n'en sais rien... Mais ces chèvres m'ont paru suspectes.

– Qu'ont-elles donc ?

– Je ne serais pas étonné d'apprendre que certaines nuits de tempête on les promène sur le rivage, une lanterne au cou.

– Que voulez-vous dire ?

Il posa un doigt sur ses lèvres, puis rampa vers le bord de la falaise et après avoir observé un instant, lui fit signe de le rejoindre.

– Je ne m'étais pas trompé, chuchota-t-il. Regardez.

Au-dessous d'eux s'ouvrait une large crique, dominée par la masse sombre du château. Les débris d'un navire fracassé y flottaient parmi les rochers, émergeant à cette heure. Des mâts, des rames, des voiles, des morceaux de balustre doré, des barriques roulant dans le ressac, des planches s'entrechoquaient battus par les vagues et partout entre deux eaux, l'on voyait flotter des corps. D'autres cadavres, rejetés sur les rochers, reflétaient dans l'eau tranquille des mares, leur infamante livrée rouge. Sur la plage, parmi les piaillements aigus et les tourbillons des oiseaux de mer attirés, des hommes et des femmes allaient et venaient, armés de gaffes, pour ramener à eux tout ce qui flottait. D'autres dans les rochers, retournaient les noyés.

D'autres encore, avec de petites barques poussaient vers la mer, pour se rendre jusqu'à la grosse carcasse du bateau éventré, empalé à l'entrée de la crique sur les rocs aigus.

– Ce sont des naufrageurs, des pilleurs d'épaves, murmura l'officier. Ils attachent des lanternes au cou de leurs chèvres, dans la nuit. Les navires en perdition croient voir briller les lumières d'un port et se dirigent dans cette direction, où ils se fracassent sur les rochers de la passe.

– Les galériens, cette nuit, apercevaient des lumières et voulaient manœuvrer pour y trouver refuge.

– Ils ont payé. Mais que dira M. de Vivonne en apprenant la perte de sa galère amirale ? Pauvre Royale !

– Qu'allons-nous faire ?

L'apparition silencieuse, derrière eux, d'une dizaine d'hommes au teint basané, dispensa le lieutenant de répondre.

Les naufrageurs leur lièrent les mains au dos et les conduisirent jusqu'au signor Paolo di Visconti qui, de son donjon en pierre de lave, régnait sur la contrée.

*****

C'était un Génois, bâti en athlète, avec une musculature qui semblait prête à faire craquer son justaucorps de satin et dont le sourire éblouissant et le regard féroce trahissaient une mentalité de brigand. Il n'était d'ailleurs rien d'autre sur son rocher solitaire, parmi ses quelques vassaux corses, sauvages et farouches.

Il se réjouit hautement à la vue des deux prisonniers qu'on lui amenait. Le butin d'une vieille galère et de quelques misérables forçats lui avait paru maigre.

– Oune officire de Sa Majesté lé roi dé la France ! s'exclama-t-il. Zé pense que vous avez oune famille qui vous aime bien, signor, oune famille qui a beaucoup d'arzent ? Dio mio !

Qué bello ragazzo !7 s'exclama-t-il en passant sous le menton d'Angélique une main aussi chargée de bagues que crasseuse.

Le lieutenant de Millerand présenta, très raide :

– Mme du Plessis-Bellière.

– C'était oune femme ! Madona ! Ma garda que carina ! Qué bella ragazza8. Zaimé bien les jeunes gens, ma zé me dis oune femme, c'est plus rare !...

Par lui, le lieutenant de Millerand apprit que la tempête les avait entraînés vers les côtes de la Corse, île sauvage et déshéritée, actuellement sous la férule de Gênes. Par égard pour leurs titres, l'Italien voulut les inviter à dîner. Son hospitalité offrait un curieux mélange de luxe et de rusticité. Les nappes de dentelles qui couvraient les tables étaient de pures merveilles mais il n'y avait pas de fourchettes, à peine quelques cuillères d'étain, ici et là pour servir. Il fallut manger avec ses doigts dans une vaisselle d'argent frappée au chiffre d'un célèbre orfèvre de Venise.

Le duc de Visconti fit servir aux deux naufragés défaillants un cochon de lait grillé, couché sur un lit de châtaignes et de fenouil. Puis les serviteurs apportèrent une grosse marmite d'étain pleine d'une soupe dorée au safran où s'échevelaient des pâtes et du fromage cuit. Malgré ses appréhensions, Angélique dévora. Le Génois la couvait d'un œil incendiaire, lui versant dans un hanap de vermeil aussi ouvragé qu'un calice, des rasades d'un vin noir et liquoreux qui ne tarda pas à lui mettre le feu aux joues. Rassasiée, elle jetait des regards de panique au lieutenant de Millerand. Il comprit leur sens et vint à son secours.

– Mme du Plessis est très fatiguée. Ne pourrait-elle prendre un peu de repos dans un endroit tranquille ?

– Fatiguée ? La signora est-elle votre carissima, signor ?

Le jeune homme rougit jusqu'à la racine des cheveux.

– Non.

– Ah ! Zé souis bien aise ! Zé respire, s'exclama le Génois en posant une main en éventail sur son cœur. Zé n'aurais pas voulu vous faire de la peine. Ma... Tout va bien.

Il se tourna vers Angélique.

– Fatiguée, signora ? Zé comprends. Zé né souis pas oune broute !... Zé vais vous conduire dans votre... ma, en français on dit zé crois : appartement.

*****

Tout au sommet de la tour, une pièce traversée de courants d'air offrait un lit aux draps percés et aux couvertures de brocart. Il y avait alentour des miroirs de Venise, des pendules françaises, des armes turques. Angélique pensa que cela ressemblait à la chambre de recel des voleurs de la Tour de Nesle.

La petite servante corse insistait pour qu'elle prît un bain et revêtît une robe, assez belle, tirée d'un coffre où elle était rangée avec beaucoup d'autres, pillées sans doute aux malles de voyageuses trop hardies.

Angélique voulut bien se plonger dans le baquet d'eau chaude, où elle détendit ses membres courbatus, meurtris par le sel et le soleil. Mais elle s'empressa de revêtir ses vêtements personnels, bien qu'ils fussent fripés, salis et déchirés. Elle s'assura que sa ceinture, toujours garnie d'or, était en place. Ces vêtements d'homme et cet or lui procuraient une certaine défense.

Le lit lui parut tanguer en tous sens dans le balancement d'une tempête qui taraudait ses nerfs fatigués. Les visages de Nicolas, des forçats, du signor Paolo, dansaient la ronde, grimaçant autour d'elle. Elle sombra dans un sommeil pénible. Des coups frappés à l'épais vantail bardé de fer qui servait de porte l'éveillèrent. Une voix sourde appelait :

– Maîtresse ! Maîtresse !... C'est moi. Madame la marquise, ouvrez-moi !...

Elle serra ses tempes à deux mains. Un vent glacial sifflait à travers la pièce.

– C'est moi, Flipot !

– Ah ! tu es là, fit-elle.

Elle se leva, titubante, alla tirer les verrous et découvrit dans l'entrebâillement son petit valet, qui s'éclairait d'une veilleuse à huile.

– Comment allez-vous, Madame la marquise ? demanda-t-il avec un sourire jusqu'aux deux oreilles.

– Mais... fit-elle, mais comment...

La mémoire lui revenait peu à peu.

– Mais Flipot, s'exclama-t-elle émerveillée, d'où sors-tu ?

– De la flotte, comme vous, Madame la marquise.

Angélique le saisit aux épaules et l'embrassa.

– Mon petit, je suis tellement contente ! Je te croyais tué par les galériens ou disparu dans le naufrage.

– Non. Sur la galère, Calembredaine m'avait reconnu. « C'est un des nôtres » qu'il a dit. Je lui ai demandé d'épargner le vieil apothicaire qui ne pouvait pas leur faire de mal. Ils nous ont enfermés dans une cambuse. Après, M. Savary s'est arrangé pour faire sauter la serrure. C'était la nuit, la tempête en plein. Les gars gueulaient dans la chiourme. Ceux qui n'étaient pas enchaînés se cramponnaient où ils pouvaient. Quand on a compris que vous n'étiez plus à bord, M. Savary et moi on s'est arrangés pour mettre le caïque à la mer. Un fameux marin, entre nous, ce vieux ! Ça ne nous a pas empêchés de nous faire pêcher par les sauvages du seigneur Paolo. Mais enfin on était entiers et ils nous ont quand même donné à croûter. Quand nous avons appris que vous vous en étiez tirée aussi, ça nous a fait plaisir.

– En effet, c'est quelque chose d'être vivant, mais la situation n'en est pas moins ennuyeuse, mon pauvre Flipot. Nous sommes tombés entre les mains de fameux brigands.

– C'est pourquoi je suis venu vous chercher. Il y a une barque qui va prendre la mer... Oui, un marchand que le seigneur Paolo avait arraisonné et qui essaie de se tirer en douce. Il veut bien nous attendre encore une heure, mais faut se dépêcher.

Angélique n'eut pas besoin de réfléchir longtemps avant de prendre une décision. Tout ce qu'elle possédait, elle le portait sur elle.

Elle jeta un regard alentour, s'avisa qu'un des poignards qui traînaient pourrait lui être utile et le glissa dans sa manche.

– Pourrons-nous sortir du château ? chuchota-t-elle.

– On va essayer. Les gens ont bu pour fêter le naufrage de la galère. Ils avaient trouvé quelques barriques à bord. Ils sont saouls comme des cochons !

– Et le signor Paolo ?

– Pas vu ! Peut-être que lui aussi roupille dans un coin. La jeune femme pensait au lieutenant de Millerand.

Mais Flipot l'informa que l'officier avait été enfermé dans un solide cachot. Il fallait l'abandonner à son triste sort. Ils descendirent l'un derrière l'autre d'interminables escaliers en colimaçon où le vent soufflait la flamme des lampes et faisait vaciller celle des torches plantées dans des anneaux de fer. Dans la dernière salle le Génois déambulait, légèrement titubant. Il les aperçut et son sourire fut de mauvais augure.

– Oh ! Signora ! Que cosa c'è ? Vous venez me tenir compagnie ? Ma, zé souis heureux.

Angélique avait à descendre encore quelques marches. D'un coup d'œil elle embrassa la situation.

Au-dessus du signor Paolo di Visconti, il y avait un cadre de lattes grossières supportant quatre grosses chandelles de suif. Ce lustre rudimentaire était retenu à la voûte par une corde qui, passant sur une poulie venait s'accrocher à un croc de fer, sur le mur de l'escalier.

Tirer son couteau, trancher la corde à portée de sa main, ne demanda pas trois secondes à Angélique.

Elle ne sut jamais si le Génois avait reçu l'appareil sur la tête, car les lumières s'éteignirent avant d'arriver au sol.

Ils entendirent son rugissement dominant le fracas, et comprirent que s'il n'était pas mort il était quand même en mauvaise posture.

Profitant du désordre et de l'obscurité, Angélique et Flipot réussirent à trouver la porte. Ils traversèrent sans peine la cour. L'édifice était à demi en ruines. Les deux fugitifs se croyaient encore dans l'enceinte, que Flipot reconnaissait le sentier menant au lieu du rendez-vous. Dans le ciel nocturne des nuages rapides voilaient et dévoilaient la lune ronde.

– C'est par ici, dit Flipot.

On entendait la mer pulvériser méchamment le sable d'une petite plage. Ils se glissèrent à travers les buissons et atteignirent la petite anse où des silhouettes attendaient près d'une barque.

– C'est vous qui voulez aller vous faire manger par les poissons au large de Corse ou de Sardaigne ? demanda une voix au timbre marseillais.

– Oui c'est moi, répondit Angélique. Tenez, voici pour vous récompenser.

– On verra ça plus tard. Embarquez.

À quelques pas, maître Savary, pareil à un djinn de l'ombre, déversait dans la nuit et le vent des imprécations.

– Votre avidité vous portera malheur, espèce de moloch insatiable, de pieuvre géante, de sangsue immonde aspirant la fortune des autres. Je vous ai offert tout ce que j'avais et vous refusez de me prendre !

– Je paie pour ce monsieur, dit Angélique.

– Il y aura trop de monde à bord, grommela le patron.

Puis il alla s'installer à la barre et fit mine de ne pas voir le vieillard qui montait à bord avec son sac, son en-cas et sa bonbonne.

La lune, fidèle sur ces rives, depuis l'Antiquité, aux contrebandiers et aux fugitifs, se voila longtemps. La barque eut le temps de franchir les rochers où veillaient les sentinelles du Génois, sans risquer de se faire voir.

Quand la lumière argentée reparut, la flamme qui brûlait au sommet du donjon des naufrageurs était déjà lointaine.

Le Provençal poussa un profond soupir.

– Voilà ! fit-il. Maintenant on va pouvoir chanter. Prends la barre, Mutcho. Il extirpa d'un coffre une guitare, dont il pinça les cordes savamment. Et bientôt sa voix profonde s'éleva à travers la nuit méditerranéenne.

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