Chapitre 3
Lorsqu'elle voulut se rendre à Saint-Cloud pour y chercher Florimond, Angélique comprit que les avertissements de Desgrez n'étaient pas des plaisanteries. Elle dédaigna, en montant dans son carrosse, la présence de « l'admirateur » dont le visage rougeoyait sous ses fenêtres depuis trois jours. Elle ne prit pas garde aux deux cavaliers qui, surgis d'un cabaret voisin, s'élancèrent sur ses traces à travers les rues. Mais à peine avait-elle franchi la porte Saint-Honoré qu'un groupe d'hommes du guet armés entoura sa voiture, tandis qu'un jeune officier la priait fort poliment de rentrer dans Paris.
– Ordre du Roi, madame !
Elle protesta. Il dut lui présenter la lettre contresignée par le Préfet de Police, M. de La Reynie, qui recommandait de ne pas laisser Mme du Plessis-Bellière sortir de la ville.
« Et quand on pense que c'est Desgrez qui a été chargé d'appliquer cette sanction ! » songea-t-elle. « Il aurait pu m'aider mais maintenant il ne le fera pas ! Il me donnera tous les renseignements possibles sur l'ancienne affaire de mon mari, tous les conseils, mais il mettra aussi tout en œuvre pour obéir aux ordres du Roi. »
Elle serrait les dents et les poings, après avoir donné l'ordre au cocher de faire tourner les chevaux. La contrainte exaspérait son instinct combatif. Joffrey de Peyrac, perclus et traqué, avait réussi jadis à entrer dans Paris. Elle réussirait bien, elle, à en sortir aujourd'hui !... Elle envoya un messager à Saint-Cloud. Peu après Florimond arriva, flanqué de son précepteur. Celui-ci dit que, selon les instructions de Mme du Plessis, il avait commencé des pourparlers pour vendre la charge de Florimond. M. de Loane était preneur pour son neveu. Il offrait bon prix. « Nous verrons cela », dit Angélique. Elle ne voulait pas s'éloigner et s'attirer la colère du roi sans avoir pris toutes les précautions pour ses enfants.
– Pourquoi dois-je revendre ma charge ? demandait Florimond. M'avez-vous trouvé meilleur emploi ? Vais-je retourner à Versailles ? J'étais bien en place à Saint-Cloud, Monsieur1 avait remarqué mon zèle.
Poussant des cris de joie, Charles-Henri accourait. Il adorait son frère aîné et celui-ci le lui rendait bien. Chaque fois qu'il venait à Paris, il prenait en charge le petit, le faisait galoper sur ses épaules, lui mettait en main son épée. Derechef, Florimond s'extasia sur la beauté de Charles-Henri.
– Maman, n'est-ce pas le plus bel enfant du monde ? Il mériterait d'être dauphin à la place du vrai, qui est si balourd.
– Ne parlez pas ainsi, Florimond, recommanda l'abbé de Lesdiguières.
Angélique détourna les yeux du tableau que formaient ses deux fils. Charles-Henri, blond, rose et rond, levant ses yeux d'azur vers les douze années du brun Florimond. Elle éprouvait un sentiment mitigé de regrets et d'impuissance lorsque son regard tombait sur la tête bouclée du fils de Philippe. Pourquoi avait-elle fait ce mariage ? Joffrey de Peyrac avait envoyé un émissaire pour la rechercher et il avait appris qu'elle s'était remariée. C'était une situation épouvantable et sans issue. Dieu ne devrait pas laisser faire des choses pareilles !
*****
Elle cacha soigneusement ses préparatifs de départ. Elle enverrait Charles-Henri avec Barbe et ses domestiques au Plessis, dans le Poitou. Le Roi n'oserait, même dans sa colère, s'attaquer à l'enfant et aux biens du Maréchal. Pour Florimond, elle avait d'autres projets, plus secrets.
« Le Roi m'en voudra-t-il tant ? se disait-elle pour se rassurer. Oui, parce que je lui aurai désobéi. Mais pourra-t-il bien longtemps me reprocher un simple voyage à Marseille ? Je reviendrai... »
Afin d'égarer les soupçons et de donner des gages apparents de sa docilité, elle demanda son frère Gontran. Enfin, elle trouvait le temps de faire faire le portrait de ses enfants. Tandis qu'elle se penchait sur des comptes fastidieux afin de laisser toutes ses affaires en ordre, elle entendait Florimond inventer mille folies pour obtenir la tranquillité du benjamin.
– Petit ange au sourire de chérubin, vous êtes mignon. Petit gourmand gras comme un chanoine, vous êtes mignon, récitait-il, parodiant des litanies des Saints.
Et la voix de l'abbé de Lesdiguières :
– Florimond, vous ne devriez pas plaisanter de ces choses. Il y a en vous un tour d'esprit libertin qui m'inquiète.
Florimond, indifférent, chantonnait :
– Petit mouton frisé qui broute des bonbons, vous êtes mignon... Charles-Henri riait à pleine gorge. Gontran grognait, à son habitude et, sur la toile, naissaient ces têtes brune et blonde des fils d'Angélique. Florimond de Peyrac, Charles-Henri du Plessis-Bellière, en qui elle reconnaissait le reflet des deux hommes qu'elle avait aimés.
Florimond, léger comme un papillon, n'en pensait pas moins. Il vint trouver Angélique, un soir, devant le feu.
– Ma mère, demanda-t-il à brûle-pourpoint, que se passe-t-il ? Vous n'êtes donc point la maîtresse du Roi, que celui-ci semble vous tenir en pénitence à Paris ?
– Florimond, s'écria Angélique offusquée, de quoi te mêles-tu ? Florimond connaissait la fougue de sa mère et veillait à ne pas la heurter de front. Il s'assit à ses pieds sur un petit tabouret et leva sur elle son regard sombre et brillant dont il connaissait la séduction.
– N'êtes-vous pas la maîtresse du Roi ? répéta-t-il avec un sourire suave.
Angélique se demanda si elle allait clore le débat d'une gifle bien appliquée mais elle se retint à temps. Florimond ne pensait pas à mal. Il s'interrogeait au même titre que toute la Cour depuis le premier gentilhomme au dernier des pages, sur l'issue du duel qui opposait Mme de Montespan et Mme du Plessis-Bellière. Et cette dernière étant sa mère, il s'y intéressait particulièrement, car les bruits de la faveur royale l'avaient mis en posture avantageuse près de ses camarades. Les courtisans en herbe, déjà stylés et intrigants, recherchaient ses bonnes grâces.
– Mon père dit que ta mère peut tout sur l'esprit du Roi, lui avait fait remarquer le jeune d'Aumale. Tu as de la chance ! Ta carrière est faite. Mais n'oublie pas les amis. J'ai toujours été obligeant pour toi, n'est-ce pas vrai ?
Florimond se rengorgeait, jouait les Éminence Grise. Il avait déjà promis la charge de grand amiral à Bernard de Châteauroux et celle de ministre de la Guerre à Philippe d'Aumale. Et voici que sa mère le retirait brusquement de la Maison de Monsieur, parlait de vendre sa charge de page et vivait elle-même en recluse à Paris, loin de Versailles.
– Avez-vous mécontenté le Roi ? Pourquoi ?
Angélique posa la main sur le front lisse du garçonnet, écartant les boucles noires en copeaux qui y retombaient sans cesse. Elle éprouvait la même émotion teintée de mélancolie qu'elle avait éprouvée le jour où Cantor avait demandé à partir pour la guerre, l'étonnement de s'apercevoir, comme toutes les mères, que ses enfants étaient devenus dés êtres pensants et qu'ils pensaient à leur façon.
Elle répondit doucement à la question de Florimond :
– Oui, j'ai mécontenté le Roi et il m'en veut.
Il fronça les sourcils, imitant les expressions désolées et soucieuses qu'il avait observées sur des visages de courtisans en disgrâce.
– Quelle catastrophe ! Qu'allons-nous devenir ? Je parie que c'est encore cette p... de Montespan qui a fait des siennes. La garce !
– Florimond, qu'est-ce que ce langage ?
Florimond haussa les épaules. Ce langage était celui des antichambres royales. Il parut brusquement se résigner, faisant face à la situation avec la philosophie de quelqu'un qui a vu déjà s'édifier et s'écrouler bien de fragiles châteaux de cartes.
– On dit que vous allez partir en voyage ?
– Qui dit cela ?
– On le dit.
– C'est ennuyeux. Je ne voudrais pas que mes projets soient connus.
– Je vous promets que je n'en parlerai à personne, mais je voudrais tout de même savoir ce que vous allez faire de moi, maintenant que tout est à l'envers. Est-ce que vous m'emmenez ?
Elle avait songé à l'emmener et y avait renoncé. L'aventure était pleine d'aléas. Elle ne savait même pas comment elle pourrait quitter Paris. Et à Marseille, quels renseignements obtiendrait-elle du père Antoine et vers quelle autre piste la mèneraient-ils ? Un enfant, même aussi déluré que Florimond, risquait de lui être une gêne.
– Mon garçon, vous allez être raisonnable. Ce que j'ai à vous proposer n'est pas très réjouissant. Mais étant donné que vous êtes ignorant comme un âne le moment est venu d'étudier sérieusement. Je vais vous confier à votre oncle le Jésuite, qui accepte de vous faire entrer dans un des collèges que la Compagnie a dans le Poitou. L'abbé de Lesdiguières vous y accompagnera et restera votre guide et votre soutien pendant mon absence.
Elle avait été trouver le père Raymond de Sancé et l'avait prié de s'occuper de Florimond, de le protéger à l'occasion.
Comme elle s'y attendait, Florimond fit la moue. Il resta longtemps songeur, les sourcils froncés. Angélique lui mit un bras autour des épaules pour l'aider à digérer cette pénible nouvelle. Elle s'apprêtait à lui vanter les joies de l'étude et de la camaraderie, lorsqu'il redressa la tête pour déclarer sèchement :
– Eh bien ! si c'est tout ce qui m'attend je vois bien que je n'ai plus qu'à aller rejoindre Cantor.
– Mon Dieu, Florimond, s'écria Angélique bouleversée, ne parle pas ainsi, je t'en prie. Tu n'as pas envie de mourir, voyons ?
– Oh ! non, dit l'enfant, très serein.
– Alors pourquoi dis-tu des choses si terribles : que tu veux aller rejoindre Cantor ?
– Parce que j'ai envie de le revoir. Je commence à m'ennuyer de lui et je préfère encore aller me promener sur la mer que d'entonner du latin chez les Jésuites.
– Mais... Cantor est MORT, Florimond.
Florimond secoua la tête avec assurance.
– Non, il est allé rejoindre mon père.
Angélique se sentit blêmir et crut qu'elle perdait l'esprit.
– Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu dis ?
Florimond la regarda bien en face.
– Oui ! mon père !... l'autre... Vous savez ?... Celui qu'on a voulu brûler en Place de Grève.
Angélique resta sans paroles. Elle ne leur avait jamais parlé de cela. Ils ne fréquentaient pas les enfants d'Hortense et celle-ci se serait fait couper la langue plutôt que d'évoquer l'horrible scandale. Elle avait veillé avec un soin jaloux à les préserver de toutes indiscrétions, se demandait avec anxiété ce qu'elle leur répondrait le jour où ils s'informeraient du nom et de la condition de leur vrai père. Mais ils ne lui avaient jamais posé aucune question, et elle s'avisait seulement aujourd'hui de ce que leur conduite avait d'insolite. Ils n'avaient pas posé de questions parce qu'ils savaient.
– Qui vous a parlé de cela ?
Avec une moue dubitative Florimond, voulant ménager ses effets, se tourna vers le feu et prit les pincettes de cuivre pour remuer les bûches écroulées. Qu'elle était naïve, cette mère ! Et adorable ! Pendant des années, Florimond l'avait trouvée bien sévère. Il avait peur d'elle et Cantor pleurait parce qu'elle disparaissait toujours au moment où l'on espérait enfin qu'elle allait se mettre à rire avec eux. Mais depuis quelque temps, il découvrait ses fragilités. Il l'avait vue trembler le jour où Duchesne avait essayé de le tuer. Il avait perçu l'angoisse qu'elle dissimulait derrière son sourire et parce qu'il avait souffert des propos venimeux qu'on échangeait parfois sur le compte de la « future favorite » il avait senti naître en lui un sentiment nouveau qui le mûrissait : Un jour il serait grand et il la protégerait. Florimond eut brusquement un geste charmant. Il leva vers elle ses deux mains tendues et son sourire lumineux.
– Ma mère !... murmura-t-il.
Elle serra sur son cœur la tête bouclée. Il n'y avait pas de plus beau garçon sur la terre et de plus charmant. Toute la séduction native du comte de Peyrac était déjà en lui.
– Sais-tu que tu ressembles beaucoup à ton père ?
– Oui, je sais. Le vieux Pascalou me l'avait déjà dit.
– Le vieux Pascalou ? Ah ! c'est ainsi que vous avez appris ?...
– Oui et non, dit Florimond, très important. Le vieux Pascalou était notre ami. Il jouait du fifre et d'un petit tambourin à grelots et nous racontait des histoires ; il disait toujours que je ressemblais au gentilhomme maudit qui avait construit l'hôtel du Beautreillis. Il l'avait connu enfant et il disait que je lui ressemblais exactement sauf que sa joue à lui avait été coupée par un sabre. Alors nous lui demandions de raconter cette vie merveilleuse. C'était un homme qui savait tout, même fabriquer de l'or avec de la poussière. Il chantait d'une telle façon que ceux qui l'écoutaient ne pouvaient plus bouger de leur place. Il a battu tous ses ennemis en duel. À la fin, de méchants jaloux ont réussi à l'emprisonner et on l'a brûlé en Place de Grève. Mais Pascalou disait qu'il était tellement fort qu'il avait réussi à leur échapper car lui, Pascalou, l'avait vu quand il était revenu ici dans son hôtel, alors que tout le monde le croyait brûlé. Et Pascalou disait qu'il mourrait heureux à la pensée que ce grand homme qui avait été son maître était encore vivant.
– Et cela est vrai, mon chéri. Il est vivant, bien vivant.
– Mais nous ne savions pas encore, pendant longtemps que cet homme était notre père. Nous demandions son nom à Pascalou. Il ne voulait pas le dire. À la fin il nous l'a dit en grand secret : le comte de Peyrac. Je me souviens, nous étions à l'office, seuls avec lui, ce jour-là. Et il a fallu que Barbe passât par là. Elle a entendu ce que nous disions et elle est devenue blanche, rouge, verte et elle a dit à Pascalou qu'il ne devait jamais parler de ces choses épouvantables. Voulait-il que la malédiction du père retombât sur ses malheureux enfants, que leur mère avait déjà eu bien du mal à arracher à leur triste sort... Elle en disait, elle en disait et nous n'y comprenions rien et le vieux Pascalou non plus. À la fin, il a fait « Voulez-vous dire, bonne femme, que ces deux enfants sont ses fils ? » Barbe est restée la bouche ouverte comme un poisson. Puis elle a bafouillé, bafouillé. C'était drôle !... Mais elle était bien sotte de s'imaginer qu'elle en serait quitte ainsi. Nous n'avons plus cessé de l'interroger : « Oui était notre père, Barbe ? Était-ce lui, le comte de Peyrac ? » Un jour nous avons eu une idée, Cantor et moi. Nous l'avons attachée sur sa chaise devant le feu et nous lui avons signifié que si elle ne nous disait pas la vérité et ce qu'elle savait sur notre vrai père nous lui brûlerions la plante des pieds, comme font les bandits de grands chemins...
Angélique poussa un cri d'horreur. Était-ce possible ! Ces garçons, ces petits auxquels on aurait donné le Bon Dieu sans confession !... Florimond se mit à rire, jubilant à ce souvenir.
– Quand elle a commencé à être un peu brûlée, elle a tout dit, mais elle a fait jurer que nous ne vous en parlerions jamais. Et nous avons gardé le secret. Mais nous étions heureux et fiers qu'il fût notre père et qu'il eût échappé aux méchants... Alors Cantor s'est mis dans la tête de partir sur la mer pour le rechercher.
– Pourquoi sur la mer ?
– Parce que c'est très loin, dit-il avec un geste vague.
On devinait que pour lui, la mer c'était une entité dont il n'avait pas une idée très précise, mais qui s'ouvrait sur de verts paradis où se réalisaient tous les rêves, et Angélique le comprenait.
– Cantor avait composé une chanson, reprit Florimond. Je ne me rappelle plus très bien les paroles mais c'était très joli. C'était l'histoire de notre père. Il disait : « Je chanterai partout cette chanson et il y aura bien des gens qui le reconnaîtront et qui me diront où il est... »
La gorge d'Angélique se serra et ses yeux se mouillèrent. Elle les imaginait complotant tous deux l'impossible odyssée du petit troubadour à la poursuite de l'homme de légende.
– Moi je n'étais pas d'accord, dit Florimond. Je n'avais pas envie de partir parce que mon emploi à Versailles me plaisait. Ce n'est pas à courir la mer qu'on peut faire avancer sa carrière, n'est-ce pas ? Cantor est parti. Il arrive toujours à ce qu'il veut, Barbe le disait : « Celui-là, quand il a quelque chose dans la tête, il est pis que sa mère... ». Maman, croyez-vous qu'il ait rejoint mon père ?...
Angélique caressa ses cheveux sans répondre. Elle n'avait pas le courage de lui rappeler une fois de plus que Cantor était mort payant de sa vie, comme les chevaliers du Saint-Graal, la poursuite d'une chimère. Pauvre petit chevalier ! Pauvre petit troubadour ! Son visage fermé aux lèvres closes lui apparaissait flottant derrière les transparences d'émeraude de la mer insondable. L'eau était aussi profonde que son regard chargé de rêve.
– ...À force de chanter, murmura Florimond qui poursuivait son idée...
Elle avait ignoré ce que cachaient ces yeux candides. Le monde enfantin, où se mêlent étrangement folie et sagesse, ne lui était plus accessible.
« Tous les enfants ont en tête dès folies, songea-t-elle. Le malheur, c'est que les miens les font !... »
Et pourtant elle n'était pas au bout du compte. La soirée lui réservait d'autres surprises.