Chapitre 4

À l'entrée de la crique, un bâtiment aux voiles déployées venait d'apparaître. À une allure rapide, il franchissait la passe des rochers.

– Virez de bord, face à l'ennemi ! tonna Vivonne. Tir des trois bouches à mon commandement. Feu !

Le gros canon central recula dans la coursive, sous le choc. L'odeur de la poudre piqua les narines d'Angélique, étourdie par la déflagration. À travers la fumée elle entendait les ordres se succéder, nets, précis.

– Les pierriers de tribord en position.

– Le chébec nous dépasse.

– Tir de toute la mousqueterie et parer à virer ensuite pour se remettre dans l'angle de tir. Feu !...

La salve crépita, roulant sur les échos non encore éteints du canon. Mais le chébec, ayant évité les boulets, était encore à trop grande distance pour souffrir des mousquets.

Savary regardait dans sa lorgnette avec la satisfaction d'un naturaliste ayant une mouche sous sa loupe.

– Très beau bâtiment, bois de teck du Siam. La valeur de ce bois est sans prix. Il faut cinq ans après avoir circoncis l'écorce, pour le dessèver sur pied, et puis sept ans pour le sécher sous abri, avant de le scier. Drapeau blanc sur le grand mât et pavillon du roi de Marocco en poupe et une marque spéciale, rouge avec un écu d'argent en son milieu.

– La marque de monseigneur le Rescator, dit Vivonne, amer. On l'aurait parié.

Le cœur d'Angélique fit un bond. Elle avait donc en face d'elle ce terrible Rescator, qui avait causé la perte de son fils, et que les valeureux officiers de Sa Majesté semblaient redouter à juste titre. Vivonne et Brossardière échangeant leurs impressions, suivaient attentivement les évolutions de l'ennemi.

– Il a un nouveau bateau, ce satané Rescator. Une ligne splendide. Très bas sur l'eau, à peine à la visée plongeante de nos canons. C'est pourquoi nous l'avons raté tout à l'heure, quand nous l'avions de face. Vingt-deux canons en tout. Bigre !

Par les sabords ouverts sur les flancs du chébec on voyait miroiter les gueules rondes des canons et des fumées suspectes s'échappaient, prouvant que les artificiers étaient à leurs postes, prêts à enflammer les mèches au premier ordre.

Des pavillons de signaux couvrirent ses haubans : « Rendez-vous, ou nous vous coulons. »

– L'insolent ! croit-il que la flotte du roi de France se laisse intimider ainsi ? Il est trop loin pour nous couler. La Concorde se rapproche et va bientôt l'avoir dans sa ligne de tir. Hissez le drapeau de guerre blanc à l'avant et les fleurs de lys à l'arrière !

Aussitôt on vit l'adversaire modifier sa route. Il se mit à décrire un arc de cercle, afin d'éviter les proues armées de canons pointés vers la terre et l'Est. Il fila très vite, toutes voilures dehors. Plusieurs coups de canon roulèrent. La Fleur de Lys et La Concorde, qui avaient poursuivi les felouques-appâts, revenaient et essayaient de placer un coup direct sur l'assaillant.

– Manqué ! constata Vivonne, dépité.

Il puisa dans son drageoir quelques pistaches au sucre.

– Maintenant, méfions-nous. Il va revenir sur nous et essayer de nous couler. Parez à virer pour nous présenter de face.

La galère évolua.

Pendant quelques instants un lourd silence parut peser et l'on n'entendit plus que le battement rythmé des gongs des comités, comme les coups sourds d'un cœur angoissé. Puis, là-bas, la frégate-corsaire s'ébranla, revenant vers eux ainsi que l'avait prévu l'amiral français.

Elle passa comme un aigle de mer et se trouva emportée par son élan bien en arrière de toute la flotte. Elle s'arrêta subitement et changea de voilure.

– Un fin manœuvrier, ce damné pirate ! grommela La Brossardière. Dommage que ce soit un ennemi.

– Le moment me paraît mal choisi pour admirer son habileté, monsieur de La Brossardière, fit remarquer sèchement Vivonne. Canonnière, avez-vous rechargé vos pièces ?

– Oui, monseigneur.

– Alors toute la salve à mon commandement ! Nous sommes de face et lui nous présente son flanc. C'est le bon moment.

Mais ce fut la salve des 12 canons de tribord du navire corsaire qui roula. Un geyser parut jaillir de la mer, dissimulant l'adversaire derrière un rideau d'écume. Des débris de toutes sortes s'élevèrent dans les airs et une explosion assourdissante se répercuta de proche en proche. Puis une vague énorme déferla dans la chiourme de La Royale, tandis que plusieurs rames, sur bâbord, se brisaient comme des allumettes. Angélique se retrouva, trempée, cramponnée à la rambarde de la galère qui se redressait lentement.

Le duc de Vivonne, projeté au sol, était déjà debout.

– Pas de mal, dit-il. Il nous a manqué. Ma longue-vue, Brossardière ! Je crois maintenant, que...

Il s'arrêta et demeura la bouche ouverte, le visage empreint d'une expression d'effarement et d'incrédulité.

À l'emplacement où se trouvait tout à l'heure la barge-traversière, on ne voyait plus qu'une sorte de maelström emportant dans son tourbillon des débris de planches et de rames brisées. La barge avec ses cent forçats et son équipage, et surtout ses 400 tonneaux de boulets, de cartouches et de mitraille, avait coulé à pic.

– Toute notre réserve de munitions ! dit Vivonne d'une voix blanche. Le bandit ! Nous nous sommes laissés prendre à sa feinte. Ce n'est pas nous qu'il visait, mais la traversière. Les autres galères, en courant après les felouques, l'avaient laissée à découvert. Mais nous le coulerons... Nous le coulerons, nous aussi. La partie n'est pas encore jouée.

Le jeune amiral arracha son chapeau trempé, sa perruque gorgée d'eau, pour les jeter au sol avec violence.

– Qu'on fasse avancer La Dauphine en première ligne. Elle n'a pas encore tiré et sa réserve de munitions est intacte.

*****

Au loin l'ennemi guettait, manœuvrant sur place, se présentant tour à tour de face pour offrir une moindre cible, ou par bâbord, ses pièces chargées devant se trouver prêtes à tirer. La Dauphine assez rapidement fut en place. Angélique nota que c'était sur ce bâtiment que se trouvaient les prisonniers complices du Rescator, ceux-là qui avaient psalmodié en arabe et dont le meneur avait été exécuté la nuit dernière et elle pensa qu'il n'était guère prudent d'utiliser des prisonniers au combat dans des manœuvres difficiles. Elle n'avait pas achevé sa réflexion qu'elle vit les longues rames des galériens de la mézanie s'élever à contre-temps, puis s'embarrasser entre elles. La Dauphine qui achevait de virer tressaillit, hésita, trembla comme un oiseau blessé, et soudain s'inclina et chavira à demi sur le flanc gauche. Des clameurs et des craquements sinistres s'élevèrent, dominés par les cris suraigus des Maures.

– Que chaque galère descende sa felouque et son caïque pour porter secours !

La manœuvre fut fort lente. Angélique se détourna, les mains sur les yeux. Elle ne pouvait plus supporter le spectacle de la galère se retournant lentement. La plupart des mariniers et la totalité de la chiourme étaient condamnés à mourir sous la coque, écrasés ou noyés. Des soldats projetés à la mer se débattaient, paralysés par leur lourd équipement, leurs sabres et leurs pistolets, et appelaient au secours.

Lorsque la jeune femme se décida à regarder de nouveau elle vit se déployer, très haut dans le ciel, dix voiles blanches qui battaient au vent. Le chébec était maintenant à peine à une encablure de la galère amirale. On pouvait voir briller le bois, comme verni, de sa coque pansue qui roulait souplement, et l'on distinguait les figures brunes des Barbaresques enveloppés dans de grands manteaux blancs à ceintures vives. Armés de mousquets, ils garnissaient la rambarde de la proue à la poupe.

À l'avant, entourés d'une garde de janissaires à turbans verts et sabres courbes, se tenaient deux hommes. Immobiles, ils observaient avec attention dans leur longue-vue, la galère Royale.

Angélique crut tout d'abord, malgré leurs vêtements européens, que c'étaient aussi des Maures car leurs visages lui paraissaient sombres, mais elle distingua les mains blanches des deux hommes et comprit qu'ils étaient masqués.

– Vous voyez, fit près d'elle Vivonne, d'une voix sourde, le plus grand, vêtu de noir avec un manteau blanc, c'est LUI, c'est le Rescator. L'autre, c'est son second, un nommé, ou plutôt surnommé, le capitaine Jason. Un sale aventurier mais un bon marin. Je le soupçonne d'être français.

Angélique tendit une main tremblante vers les lorgnettes de Savary. Dans le cercle trouble de l'instrument, les deux hommes lui apparurent plus nettement différents comme pourraient l'être Sancho Pança et Don Quichotte, mais leur assemblage ne prêtait pas à sourire.

Le capitaine Jason était un homme trapu, vêtu comme un militaire, d'une casaque à revers bouclée d'un gros ceinturon. Son sabre énorme battait ses bottes. Tout en lui contrastait avec la silhouette longue et maigre du pirate nommé le Rescator, vêtu d'un costume noir de coupe espagnole un peu ancienne. Il portait des bottes très collantes à petits revers soulignés de glands d'or. Un mouchoir rouge noué à la corsaire le coiffait, ainsi qu'un grand chapeau noir à plumes rouges.

Cependant il sacrifiait à l'Islam par son ample manteau de laine blanche à broderies d'or qui flottait au vent.

Angélique pensa avec un frisson qu'il ressemblait à Méphisto. De sa présence émanait une sorte de fascination.

Avait-il ainsi, immobile, impassible, regardé s'enfoncer dans les flots la galère où un enfant levait les bras en appelant son père ?

– Mais qu'attend-on pour le couler ! s'écria-t-elle, à bout de nerfs.

Elle en oubliait le spectacle d'horreur autour d'elle, La Dauphine toujours à demi-renversée. À force d'héroïsme les mariniers parvenaient encore à la maintenir sur le flanc, mais il était évident qu'aucune manœuvre ne pourrait la redresser et, prenant l'eau par l'arrière elle commençait, malgré les pompes en action, à couler lentement. Un caïque descendait au flanc du chébec. Il toucha les flots et le second du Rescator y prit place.

– Ils ont demandé à parlementer, dit Vivonne, surpris.

Peu après l'homme monta à bord et, se présentant devant les officiers, s'inclina profondément, à l'orientale.

– Je vous salue, monsieur l'amiral, dit-il dans un français très correct.

– Je ne salue pas les renégats, répondit Vivonne.

Un étrange sourire s'étira sous le masque noir et l'homme se signa.

– Je suis chrétien comme vous, monsieur, et mon maître, monseigneur le Rescator, l'est aussi.

– Des Chrétiens n'ont pas à diriger des équipages d'infidèles !

– Nos équipages sont composés d'Arabes, de Turcs et de Blancs. Tout comme les vôtres, Monsieur, dit l'autre en jetant un regard vers la chiourme, la seule différence c'est que les nôtres ne sont pas enchaînés.

– Trêve de discours, que proposez-vous ?

– Laissez-nous délivrer et reprendre nos Maures que vous avez faits prisonniers sur cette galère La Dauphine et nous nous retirerons sans poursuivre le combat.

Vivonne jeta un regard vers la galère en péril.

– Vos Maures sont destinés à périr avec cette galère condamnée.

– Que non pas. Nous vous proposons de la redresser.

– C'est impossible !

– Nous le pouvons. Notre chébec est plus rapide que... que vos pataches de galères, acheva-t-il avec une nuance de mépris dans la voix. Mais décidez-vous vite car le temps presse et dans quelques instants il sera trop tard pour agir.

Un combat se livrait dans l'âme de Vivonne. Il savait qu'il ne pourrait rien faire à temps pour La Dauphine. Accepter, c'était sauver le magnifique bateau et plusieurs centaines d'hommes, mais capituler devant un ennemi inférieur en nombre. En tant que responsable de l'escadre royale, il n'avait pas le choix.

– J'accepte, fit-il, les dents serrées.

– Je vous remercie, monsieur l'amiral. Je vous salue.

– Traître !

– Mon nom est Jason, dit l'homme avec ironie.

Il s'éloigna vers l'échelle. Le duc de Vivonne cracha sur ses pas.

– Un Français, car vous êtes français, nul ne peut en douter à votre langage !... Misérable ! Comment avez-vous pu arriver ainsi à renier les vôtres !

Le corsaire se retourna. Un éclair brilla derrière son masque.

– Les miens m'ont renié les premiers, dit-il.

Son bras se tendit durement vers la chiourme :

– J'ai vogué aux bancs du roi jadis, monsieur, des années et des années. Toutes les belles années de ma jeunesse. Et je n'avais rien fait de mal !

– Naturellement !...

Le canot s'éloigna. Le duc de Vivonne, poings serrés, ne se contenait plus. Se faire dicter des ordres par un forçat évadé, se faire insulter par un ancien galérien ! « Et le Rescator là-bas qui nous surveille en ricanant. Il s'amuse... Ah ! il s'amuse ! »

– Monseigneur, vous vous fiez à la parole d'un impie ? demanda un des lieutenants, tremblant d'indignation.

– Ce qui est certain, c'est que je ne vous demande pas votre avis, jeune imbécile. Un pirate a quelquefois plus de parole qu'un prince. Qu'est-ce que vous en pensez, Brossardière ?

– C'est un marché inespéré, Monseigneur, et bien dans le style de ce sinistre farceur. Je n'en dirais pas autant si nous avions affaire à l'amiral d'Alger Mezzo Morte ou à des capitaines barbaresques, en général assez fourbes.

– Hissez le pavois de parade et annoncez l'armistice.

Le chébec s'ébranla. Il défila à quelques encablures, sans souci d'exposer tout son flanc tribord, mais aussi ses 12 canons braqués.

– Il va trop vite, il va rater son but, c'est un piège, dit le lieutenant de Saint-Ronan, agité.

La frégate ennemie renversa soudain sa voilure, ce qui la freina, et la déporta sur sa lancée à angle droit juste derrière La Dauphine en difficulté ; felouques et caïques des galères, enfin mis à l'eau, commençaient à recueillir les naufragés. Une grande animation régnait à bord de la frégate du Rescator. Répondant aux ordres, les Maures fixèrent un cordage au pied du mât central, puis un treuil fut amené. À bord de La Royale les officiers retenaient leur souffle, les soldats et les marins demeuraient immobiles, comme pétrifiés.

Le Rescator était sorti de son immobilité dédaigneuse. On le vit parlementer longuement avec son second, mimant les gestes de la manœuvre à venir. Puis, sur un signe, un janissaire s'avança et le débarrassa de son manteau et de son chapeau. Un autre lui tendit l'extrémité du cordage enroulé plusieurs fois Il prit le rouleau sur son épaule. D'un bond souple, il s'élança, grimpa sur le plat-bord avant du chébec, avec une aisance naturelle s'engagea de quelques pas le long du mât de beaupré.

Cependant le second s'adressait dans son porte-voix au capitaine de La Dauphine.

– Il recommande à Tourneuve de laisser filer l'ancre à la proue afin d'éviter que le bateau ne pivote lorsque le chébec va se mettre à tirer. Il lui conseille de porter tout le poids possible sur tribord, puis de revenir rapidement à bâbord dès que la galère commencera à se redresser, afin de ne pas basculer de l'autre côté...

– Croyez-vous que ce démon noir ait l'intention de lancer son filin comme un lasso, à la manière indienne, pour crocher le flanc tribord de La Dauphine ?

– Ça m'en a tout l'air.

– C'est impossible ! Ce cordage doit peser un poids énorme. Il faudrait une force d'Hercule pour...

– Regardez !

La longue silhouette s'était brusquement détendue sur l'azur du ciel. Le filin siffla et son nœud coulant, en retombant accrocha une protubérance à tribord de La Dauphine en son milieu. Emporté par son élan l'homme masqué avait trébuché. Il glissa du beaupré mais se rattrapa à deux bras et, avec une souplesse de singe, se remit en selle sur le mât, se redressa. Il prit le temps de vérifier la prise du filin. Puis debout, du même pas nonchalant, regagna le chébec.

Des « youyous » éclatèrent à son bord. Les Maures lançaient en l'air leurs mousquets, en signe d'allégresse.

La Brossardière poussa un profond soupir.

– Un baladin du Pont-Neuf n'aurait pas fait mieux.

– Admirez ! Admirez, mon cher, ricana Vivonne, amer. Voici du nanan pour votre petite chronique de la Méditerranée. La légende de monseigneur le Rescator n'est pas près de manquer d'aliments.

Cependant le chébec orientait ses voiles de façon à reculer doucement. Des mariniers noirs et turcs coururent sur le pont et mirent en place six grandes rames pour soutenir l'effort de la poussée du vent.

Le filin se tendit. Tous les hommes qui se trouvaient encore sur la galère sinistrée se portèrent à tribord, pesant sur la rambarde du côté où était accroché le filin. Le flanc immergé surgit brusquement des flots avec un grand bruit de succion. Sur un cri de Tourneuve, tout l'équipage se précipita à droite, pour rétablir l'équilibre. Redressée La Dauphine roula violemment bord à bord, puis se calma, se stabilisa. Un dernier ordre jaillit, comme un cri de délivrance :

– Aux pompes, tout le monde à écoper !

Alors des acclamations s'élevèrent des autres galères.

Peu après, le caïque du navire corsaire quitta à nouveau son bord pour se diriger vers La Dauphine.

– Ils emportent avec eux une forge portative et tout un matériel de forgeron. Ils vont déferrer leurs prisonniers.

L'opération dura assez longtemps. On vit enfin paraître les galériens arabes libérés, qui furent suivis d'une dizaine de Turcs choisis parmi les plus vigoureux de la chiourme. Le duc de Vivonne vira au ponceau :

– Traîtres, pirates, chiens d'infidèles ! hurla-t-il dans son porte-voix. Vous ne tenez pas vos engagements... Vous n'aviez parlé que de libérer vos Maures... Vous n'avez pas le droit de prendre ces Turcs.

Le capitaine Jason répondit :

– Nous les prenons comme prix du sang pour le Maure que vous avez fait exécuter.

– Monsieur, remettez-vous, il faut vous faire saigner, proposa La Brossardière à son chef, je vais mander le chirurgien.

– Le chirurgien a autre chose à faire que de me saigner, répondit le jeune amiral d'une voix morne. Qu'on dénombre les morts et les blessés.

Au loin, toutes ses voiles tendues, le chébec du pirate s'estompait.

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