Chapitre 21
Pendant deux jours la tempête malmena la barque des fugitifs. À l'aube du second jour seulement, la violence des flots se calma. La barque surnageait toujours. Son mât et son gouvernail brisés n'étaient plus qu'une épave. Par miracle, tous les passagers étaient encore là. Aucun enfant n'avait été arraché aux bras de sa mère, aucun matelot n'avait été enlevé du tillac où il luttait pour maintenir l'esquif à flot. Mais ce n'étaient plus que des naufragés, trempés, grelottants, attendant du ciel leur secours et ignorant dans quels parages ils se trouvaient. La mer semblait désertée. Enfin, vers le soir, une galère de Malte les aperçut et les recueillit.
*****
Angélique s'appuya au balcon de marbre. Les lueurs rouges du soleil couchant plongeaient à travers sa chambre et faisaient miroiter le dallage noir et blanc. Près d'elle, sur un guéridon, il y avait une corbeille débordante de beaux raisins que le chevalier de Rochebrune lui avait fait porter. Cet aimable gentilhomme conservait à Malte ces façons courtoises qui déjà, à la Cour, le faisaient apprécier. Il avait été très heureux, en tant que chef de la Langue de France de l'Ordre de Malte, d'offrir à Mme du Plessis-Bellière l'hospitalité de son Auberge. Ce titre modeste désignait chacun des splendides palais que chacune des Langues avait fait construire pour ses ressortissants. Il y en avait huit, symbolisés par les huit branches de la Croix, insigne des chevaliers.
La Langue de Provence, celle d'Auvergne, de France, d'Italie, d'Aragon, de Castille, d'Allemagne et d'Angleterre. Cette dernière avait été supprimée depuis la Réforme. Son palais servait d'entrepôt.
Angélique prit un grain de muscat qu'elle suça rêveusement. Elle avait été contente d'arriver à Malte. Après ce bazar désordonné et sensuel de l'Orient, elle avait trouvé l'atmosphère décente, corsetée d'acier du grand fief de la chrétienté. Somptuosité et austérité semblaient être les deux mots d'ordre paradoxaux des moines chrétiens. Au sein de l'Auberge de France, vaste et somptueux caravansérail, ouvragé de sculptures, percé de loggias et de vestibules aux glaces de Venise, elle avait trouvé tout le confort d'un appartement français. Il y avait des tapisseries aux murs, un lit à colonnes couvert d'un baldaquin de brocart, et dans une pièce attenante une installation d'eau digne de Versailles. Ces appartements des étages étaient réservés aux hôtes de luxe. Mais en bas, des cellules aux simples lits de planches accueillaient chevaliers, chapelains ou frères servants, et parfois en passant Angélique apercevait les Français mangeant par quatre dans la même écuelle de bois un brouet monastique.
*****
En entrant dans l'Ordre de Malte, les cadets des grandes familles ne prononçaient pas à la légère les trois vœux d'obéissance, de pauvreté personnelle et de célibat. Ils trouvaient dans la guerre sans relâche aux Infidèles la satisfaction de leurs appétits belliqueux, un idéal religieux joint à la gloire d'appartenir à un Ordre redouté et redoutable. La richesse de l'Ordre, solidement établie, leur permettait de fournir l'effort guerrier auquel ils s'étaient engagés. Sa flotte était l'une des plus belles des nations européennes. Les galères de Malte, toujours prêtes à offrir et à accepter le combat, sillonnaient la Méditerranée en une croisière perpétuelle et faisaient subir au commerce de l'Islam le sort que celui-ci réservait aux Chrétiens.
Plus particulièrement, après ses dernières aventures, Angélique avait été sensible à la courtoisie des mœurs qui régnaient à Malte.
La discipline était sévère à ce sujet dans les commanderies et si, au cours d'expéditions dangereuses ou de grisantes victoires, il arrivait aux Chevaliers de se laisser gagner momentanément par les charmes d'une belle esclave lascive, à Malte, bastion de la Religion, la plus grande décence régnait.
Il n'y avait point de femmes libres, hors les Maltaises, paysannes de l'île entortillées dans leurs voiles noirs et les esclaves ne représentaient qu'une valeur d'échange. Peu d'invitées de passage accompagnant leurs amants, plus rarement leurs époux, au cours d'une campagne, à bord d'une flotte espagnole, anglaise ou française. Le cas d'Angélique était moins fréquent. Grande dame, méritant les égards dus à son rang, elle n'en avait pas moins été recueillie avec une poignée d'esclaves fugitifs. Elle avait fort bien compris qu'elle devait à l'Ordre de Malte la reconnaissance de ses services en espèces sonnantes et trébuchantes.
Il avait été convenu avec l'économe français du Trésor de l'Ordre, qu'elle écrirait à son intendant, maître Molines, pour le prier de remettre au Prieur du Temple de Paris une certaine somme pour sa rançon de naufragée.
Mais elle s'était indignée lorsque après avoir demandé ce qu'on avait fait de « ses » Grecs elle les avait découverts, relégués parmi les esclaves, dans l'un des entrepôts de l'île. Les pauvres pêcheurs de Santorine avaient été comptés à la pièce comme captures d'Infidèles. Dans une grande salle où, sur des litières de paille, hommes, femmes et enfants de toutes couleurs attendaient d'être revendus avec ces mêmes regards résignés et passifs qu'elle avait vus à Candie sur les quais ou dans les cales du bateau d'Escrainville, elle avait pu joindre Savary, Vassos Mikolès et ses oncles, ses femmes et ses enfants qui s'étaient joints à l'expédition, et les quelques esclaves fugitifs qu'ils avaient pris à leur bord. Ils étaient rassemblés dans un coin et grignotaient des olives, patiemment. Angélique ne cacha pas à l'économe du Trésor, M. de Sarmont, qui l'accompagnait, ce qu'elle pensait de l'inhumanité des prétendus soldats du Christ. Le religieux fut très choqué.
– Que voulez-vous dire, madame ?
– Que vous êtes de vils marchands d'esclaves comme les autres.
– Voilà qui est fort !
– Et ça ? fit-elle en montrant le ramassis de Grecs, de Turcs, de Bulgares, de Maures, de Nègres, de Russes, qui rêvassaient sous les arcades ouvragées du vaste entrepôt, croyezvous qu'il y ait grande différence entre votre bagne à vous et ceux de Candie ou d'Alger ? Vous pouvez toujours vous référer à la grandeur de votre mission, c'est de la piraterie !
L'économe se raidit.
– Vous vous trompez, madame, fit-il sèchement. Nous ne razzions pas, nous capturons.
– Je ne vois point la différence.
– Je veux dire que nous n'allons pas écumer les rivages d'Italie, de Tripolitaine, voire d'Espagne ou de Provence pour y faire notre plein « comme les autres » pirates. Les esclaves qui tombent entre nos mains viennent des galères ennemies contre lesquelles nous nous sommes battus. Nous y enlevons Maures, Turcs et nègres pour nos chiourmes, mais nous délivrons aussi chaque fois des milliers d'esclaves chrétiens qui sans nous seraient destinés à voguer jusqu'à la mort pour l'Infidèle. Savez-vous que Tunis, Alger et le Royaume du Maroc totalisent entre eux plus de 50 000 chrétiens captifs, et que l'on ne peut dénombrer ceux des Turcs ? – J'ai entendu dire que votre Ordre, entre Chypre, Livourne, Candie et Malte en totalisait plus de 35 000 !
– C'est possible mais nous ne les faisons pas travailler pour nous, nous n'en faisons pas usage pour nos plaisirs personnels. Nous ne les utilisons que pour les échanges ou pour en tirer l'argent nécessaire à soutenir notre flotte. Ne savez-vous pas qu'en Méditerranée les esclaves représentent la seule bonne monnaie d'échange et de spéculation ? Pour obtenir la libération d'un Chrétien, il nous faut donner trois ou quatre Musulmans.
– Mais ces pauvres Grecs qui, eux, sont chrétiens schismatiques et recueillis naufragés de surcroît, pourquoi les ranger parmi les esclaves ?
– Qu'en pourrions-nous faire ? Nous les avons nourris, vêtus, hébergés. Faudrait-il de plus fréter une expédition pour les ramener gentiment un à un dans leurs îles grecques sous juridiction turque ?... Si nos galères devaient servir à rapatrier par charité tous les esclaves errants de la Méditerranée, notre flotte n'y suffirait pas. Et avec quoi pourrions-nous payer l'entretien de nos vaisseaux et de nos équipages ?
Angélique dut reconnaître le bien-fondé de ces raisonnements. Elle demanda que Savary, son médecin, fût logé décemment à l'Auberge de France et proposa pour les autres de payer leur rachat et leur traversée, lorsqu'un vaisseau de Malte irait patrouiller dans le MoyenOrient.
*****
Maintenant elle attendait. Il fallait laisser le temps d'aboutir à ces tractations financières. Elle n'était pas sans secrètes inquiétudes. Sa lettre ne risquerait-elle pas d'être interceptée au passage ? Et si le Roi, dans sa colère, avait mis ses biens sous séquestre ? De toute façon, elle ne se sentait pas impatiente de quitter Malte. Elle était à l'abri au sein de ce dernier bastion des Croisés. Au-dessous d'elle, autour d'elle, la Cité Valette, au marbre patiné par la morsure saline des embruns, se dressait comme une châsse d'or, sur l'horizon pourpre du ciel et de la mer. C'était un prodigieux amoncellement de clochers, de dômes, de palais encastrés dans le rocher et d'ouvrages de défense bardés de canons, qui descendait jusqu'au magnifique port de défense naturel dont les bassins se ramifiaient d'îles en îles hérissées de fortins ainsi que les multiples tentacules d'une pieuvre géante.
« Une ville bâtie par des gentilshommes, pour des gentilshommes » selon le mot du seigneur de La Valette, l'un des grands maîtres de l'Ordre, qui en avait entrepris la construction lorsque, au XVIe siècle, les derniers chevaliers de Rhodes chassés par les Turcs, s'étaient réfugiés avec reliques et galères, sur ce rocher perdu entre la Sicile et Tunis. Avec l'aide des Maltais, population frondeuse et d'âpre caractère, ils avaient fait de cette petite île une forteresse imprenable.
C'est en vain que cinq années plus tôt, le sultan de Constantinople était venu l'investir. Il avait dû battre en retraite, avec sa flotte décimée non seulement par les boulets et l'assaut des galères de la Religion, mais aussi par la ruse des plongeurs d'élite, qui formaient à Malte une curieuse phalange d'hommes-poissons, aux poumons exercés à tenir longtemps sous l'eau et qui de nuit nageaient jusqu'au sein de la flotte ottomane pour faire sauter les navires et allumer les incendies.
Oui, Angélique pouvait se sentir en sûreté. Le comte de Rochebrune lui avait appris que les effectifs de défense de Malte comprenaient deux régiments de 700 hommes, mercenaires ou Maltais, 400 vaisseaux de bataille, 300 galères, 1 200 chasseurs d'élite, 100 canonniers, 1 200 matelots servant les canonniers, autant de chasseurs de la milice, et quelque 300 hommes qui composaient les nouvelles milices.
Pour l'Ordre de Malte, la guerre était un état permanent depuis les temps lointains où les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem avaient commencé à patrouiller sur les routes de Palestine au secours des Chrétiens en détresse. Ordre d'infirmiers, fondé pour accueillir les pèlerins de la Terre Sainte, ils n'avaient pas tardé à troquer la bassine d'eau chaude qui leur servait à laver les pieds des voyageurs contre la cotte de mailles et la lourde épée. Un quatrième vœu était venu s'ajouter à leurs engagements : celui de défendre le Saint-Sépulcre et le signe de la Croix jusqu'à la dernière goutte de leur sang et de combattre l'Infidèle partout où ils le rencontreraient.
Aujourd'hui, la confrérie des moines guerriers, chassée de Jérusalem à la forteresse de Margat, de l'île de Chypre à l'île de Rhodes, puis à Malte, était devenue par la force des circonstances cet État souverain et militaire poursuivant sans répit sa lutte contre les fils de Mahomet.
Les galères qui, ce soir, rentraient lentement au port, l'oriflamme rouge à croix blanche déployée avaient peut-être attaqué, quelques heures auparavant, un pirate barbaresque. Elle emmenait des prisonniers maures qui à leur tour viendraient ramer sur les galères chrétiennes, des Chrétiens libérés que l'Ordre de Malte acheminerait vers leurs familles, après avoir discuté du prix de leurs services.
C'était par une de ces galères de guerre qu'Angélique et ses compagnons naufragés avaient été recueillis. La petite barque démâtée ayant été aperçue, les malheureux Grecs avaient été hissés à bord, enveloppés de couvertures, restaurés, réchauffés d'un verre de vin d'Asti. Un peu plus tard, se sentant remise, Angélique s'était présentée au commandant, un chevalier allemand d'une cinquantaine d'années, le baron Wolf de Nesselhood, immense et blond Germain aux tempes blanches, ce qui seyait à son front hâlé que barraient trois rides pâles. Sa réputation de marin et d'homme de guerre était considérable. Les Barbaresques le redoutaient, le considéraient comme leur pire adversaire et l'on disait que Mezzo Morte, l'amiral d'Alger, avait juré, s'il le capturait, de le faire écarteler par quatre galères. Il avait pour second un Français d'une trentaine d'années, le chevalier de Roguier, garçon au franc visage, sur lequel Angélique avait paru faire une profonde impression. Ayant décliné ses titres et qualités, elle avait fait aux deux chevaliers le récit de ses tribulations.
Accueillie à La Valette en hôte de marque par le comte de Rochebrune, compatriote et ancien ami de Versailles, elle avait appris que le duc de Vivonne la cherchait. L'escadre française avait relâché deux semaines à La Valette, où chevaliers et gentilshommes français avaient pu épiloguer à leur aise sur les méfaits des pirates. L'annonce du naufrage de La Royale sur les côtes de Sardaigne avait plongé Vivonne dans un état épouvantable. En tant qu'amiral du roi il était profondément atteint. En tant qu'amoureux – car cette fois, il le craignait, il était amoureux d'Angélique – il ne se consolait pas de penser à la fin horrible de cette si jolie femme. Après le fils, la mère. Il s'accusait de leur avoir porté malchance, tous deux noyés, dans des conditions presque analogues, parlait de signes contraires inscrits dans le ciel, de destins maudits... On ne comprenait rien à son délire jusqu'au jour où un message du lieutenant de Millerand, prisonnier du baron Paolo de Visconti, leur était parvenu. Le lieutenant demandait qu'on envoyât rapidement en Corse la somme coquette de mille piastres réclamée par le brigand génois en échange de sa libération. Il confirmait la fin de La Royale, attirée sur les récifs par les naufrageurs, mais donnait des nouvelles de la marquise du Plessis, saine et sauve. Cependant l'intrépide voyageuse avait réussi à fausser compagnie à leur geôlier. Apparemment, elle devait voguer vers Candie, à bord d'un petit cotre provençal.
Tout heureux le duc de Vivonne avait oublié ses déboires. Une fois ses galères radoubées dans les bassins de La Valette, il avait appareillé à son tour pour Candie, rêvant de retrouver là-bas la belle marquise, laquelle mettait le pied quelques jours plus tard sur les quais de La Valette, serrant sur sa robe salie et brûlée d'eau de mer, le manteau noir du Rescator.
Étrange partie de cligne-musette ! Angélique eut un vague sourire désenchanté : Vivonne, les forçats, l'apparition fantomatique d'un Nicolas galérien, et sa mort, tout cela semblait loin déjà. L'avait-elle vécu ? La vie marchait vite. Des souvenirs plus terribles et plus proches marquaient encore sa chair. Une semaine après son arrivée à Malte, elle avait rencontré, au hasard d'une promenade, Don José de Almada récemment débarqué ainsi que son compère, le bailli de La Marche.
Angélique, deux fois naufragée, trois fois fugitive, n'en était plus à rougir devant un homme qui l'avait vue exposée, dans le plus simple appareil, aux enchères d'un batistan, et le blasé Commissaire des Esclaves avait depuis longtemps dépassé le stade des timidités mal placées. Ils s'abordèrent avec un égal plaisir de se revoir, en vieux amis qui ont mille choses à se demander et à se raconter.
L'austère Espagnol s'était un peu départi de sa raideur, dans la joie très sincère qu'il éprouvait à la retrouver, bien en vie et hors des mains des pirates.
– J'espère, madame, que vous ne nous en voulez pas trop d'avoir été obligés de vous abandonner devant les folles prétentions des enchérisseurs. Jamais, au grand jamais, une vente n'a atteint des chiffres pareils... Une folie. J'ai poussé aussi loin qu'il était possible.
Angélique dit qu'elle avait conscience des efforts qu'ils avaient faits pour la sauver et que, du moment qu'elle avait réussi à échapper à son triste sort, elle leur demeurerait toujours reconnaissante de leur intervention.
– Dieu vous garde de retomber entre les mains du Rescator ! soupira le bailli de La Marche ; il vous doit certainement la plus cuisante mésaventure de sa carrière : laisser s'enfuir la nuit même de la vente – incendie ou pas – une esclave que l'on a payée la somme insensée de 35 000 piastres... Joli tour que vous lui avez joué là, madame. Mais prenez garde !
Ils lui firent le récit de ce qui s'était passé ensuite à Candie, au cours de la nuit dantesque.
L'incendie s'était communiqué aux vieilles maisons de bois du quartier turc qui avait flambé comme des torches. Dans le port, beaucoup de navires avaient été consumés ou fortement endommagés. Le marquis d'Escrainville était tombé comme frappé du haut-mal, tandis que L'Hermès s'engloutissait parmi les sifflements et les jets de vapeur, sous ses yeux. Par contre le Rescator avait sauvé son chébec. Il avait réussi à maîtriser le feu à son bord grâce à un procédé mystérieux.
*****
Désormais le vieux Savary passa son temps à l'Auberge d'Auvergne ou à celle de Castille pour arracher aux Chevaliers les plus infimes détails sur l'affaire : comment, avec quoi, en combien de temps le Rescator avait-il réussi à maîtriser le feu ? Don José l'ignorait. Le Bailli avait entendu parler d'un liquide arabe qui, au contact du feu, se transformait en gaz. Nul n'ignore que les Arabes sont très versés dans une science appelée chimie. Après avoir sauvé son navire, le pirate de l'argent avait d'ailleurs aidé à l'extinction d'autres foyers. Les dégâts n'en étaient pas moins considérables, le feu s'étant déclaré avec une rapidité foudroyante.
– Hé ! Hé ! Je m'en doute, ricanait Savary, tandis qu'un éclair brillait derrière ses lunettes... le feu grégeois !...
Il finit par attirer les soupçons de ses interlocuteurs.
– Seriez-vous un des misérables, des esclaves sans doute, qui ont provoqué cette terrible catastrophe ? Nous y avons laissé une de nos galères. Savary se retira prudemment.
Il vint confier à Angélique ses perplexités. Vers quelle voie devait-il se diriger désormais ? Devait-il retourner à Paris pour y rédiger une thèse sur ses sensationnelles études et expériences de la moumie afin de la communiquer à l'Académie des Sciences ? Ou bien se lancer à la recherche du Rescator pour lui arracher son secret sur la mystérieuse substance ignifuge ? Ou encore reprendre le cours d'un voyage aussi aléatoire que dangereux pour aller recueillir de nouvelles provisions de moumie aux sources persanes ? À vrai dire, Savary était un peu comme une âme en peine depuis qu'il n'avait plus sa précieuse fiasque à transporter et préserver.
Et elle-même, Mme du Plessis-Bellière, quelle direction comptait-elle prendre ? Elle ne savait. Une voix lui murmurait : « Cela suffit. Rentre au bercail. Implore la clémence du Roi. Et puis... »
Elle butait sur cet avenir. Et malgré elle, son regard errant sur la mer cherchait une suprême espérance.
*****
Le soleil disparut à l'horizon. Les galères dessinées en sombre, sur une nappe d'or miroitante, ressemblaient à de grands oiseaux nocturnes avec les ailes baissées de leurs vingt-quatre rames. Les galériens maures ou turcs regagnaient les entrepôts où on les enchaînerait pour la nuit, tandis que les hommes-plongeurs, le corps frotté d'huile, descendaient sous l'eau vérifier les chaînes et les filets tendus qui fermaient l'entrée du port. Les cloches des multiples églises se mirent à sonner l'Angélus du soir. Il y avait plus de cent églises, de toutes dimensions et de tous genres, bâties comme œuvre pie, le dimanche, par les mains d'une population farouchement religieuse. Lorsque toutes les cloches s'ébranlaient, cela finissait par rouler comme un tonnerre grondant et trois fois par jour Malte se transformait en un monstre sonore, mugissant la gloire de la Vierge Marie, parmi les battements d'ailes des oiseaux de mer affolés.
Angélique ferma la fenêtre et se retira précipitamment. On n'aurait pas saisi un mot hurlé à deux pas. Elle s'assit au bord de son lit pour attendre la fin du vacarme. Le manteau du Rescator était là, posé en travers de la couverture de brocart. Elle n'avait pas gardé la robe aux broderies de nacre indienne que la tempête avait massacrée. Mais elle n'avait pas voulu se séparer du manteau de lourd velours qu'au soir de Candie le pirate avait jeté sur ses épaules. N'était-ce pas une sorte de trophée ? Soudain Angélique se laissa glisser, étendue sur son lit et cacha son visage dans les plis du vêtement. Même le vent de la mer et ses embruns furieux n'avaient réussi à en chasser le parfum pénétrant. Elle n'avait qu'à le respirer pour faire surgir en sa mémoire une silhouette impérieuse. Elle entendait sa voix rauque et basse et elle revivait cette heure étrange à Candie, parmi les jeux irréels des fumées d'encens et de tabac, les vapeurs odorantes du café brun et les grincements des petites harpes à trois cordes. Entre les fentes d'un masque de cuir deux yeux brûlants la guettaient...
Elle gémit, serrant contre elle l'étoffe froissée et roula sa tête de droite à gauche, hantée par un regret auquel elle ne voulait pas donner de nom. Les cloches s'apaisaient, leurs voix s'espaçaient. Un bourdon répondait encore au petit chant pressé d'un carillon.
À travers les dernières vagues sonores, Angélique perçut enfin les coups répétés que l'on frappait à sa porte et que le vacarme l'avait empêchée d'entendre.
– Entrez ! cria-t-elle en se redressant.
Un page, en chasuble noire, parut sur le seuil de la porte.
– Madame, pardonnez-moi d'interrompre votre repos, dit-il en élevant la voix pour couvrir les suprêmes tintements des cloches, mais il y a un Arabe en bas qui vous demande. Il dit qu'il se nomme Mohammed Raki et qu'il vient de la part de votre mari.