Chapitre 1

Angélique regardait pensivement les franges d'or des tentures plonger à travers les vagues et jouer avec l'écume du sillage.

Les six galères filaient bon vent. Leurs longs fuseaux élancés aux courbes gracieuses, aux flancs magnifiquement décorés bondissaient sur les flots bleus. Les figurines de bois doré de leurs éperons fendaient allègrement la houle, tandis qu'à la poupe sculptée, on voyait des tritons soufflant dans leurs conques, des amours couronnés de rosés, des sirènes aux seins de Vénus, surgir en ruisselant, éclaboussant le regard de mille feux avant de replonger sous les ondes. Aux mâts, les bannières, les oriflammes et les rubans claquaient joyeusement. Les rideaux du tendelet étaient relevés sur l'arrière et l'air marin, chargé de senteurs de myrtes et de mimosas, venu de la côte proche, embaumait. Le duc de Vivonne avait aménagé à l'orientale, avec des tapis, des divans bas, des coussins, la tente somptueuse, appelée aussi « tabernacle », qui servait de « carré » aux officiers. Angélique y trouvait un certain confort et préférait s'y tenir plutôt que dans l'étroite cabine, humide et sombre, située sous l'entrepont. Ici, le bruit du ressac contre la coque et les lourdes tentures étouffait les gongs obsédants des comités et les injonctions rauques des gardes-chiourme. On aurait pu se croire dans un salon.

À quelques pas d'elle, l'officier en second, M. de Millerand, inspectait la côte à l'aide d'une longue-vue. C'était un très jeune homme, presque imberbe encore, grand et bien bâti. Il avait été élevé dans le culte de la marine royale par son grand-père l'amiral, et, frais émoulu des écoles, respectueux des principes, il n'approuvait pas la présence d'une dame à bord. Sombre, il ne desserrait pas les lèvres, passait d'un air hautain et évitait de se mêler au cercle des officiers qui à certaines heures se réunissaient autour d'Angélique. Moins sévères, les autres membres de l'état-major de l'Amiral se réjouissaient d'une présence qui donnerait du moins quelque piment à la traversée.

La côte en vue déroulait une draperie de rochers pourpres sur un arrière-plan de montagnes couvertes d'une végétation vert sombre faite de buissons bas, de petites plantes sèches et odorantes. Malgré la beauté des coloris, l'endroit semblait sauvage. Pas un toit de tuiles, pas une barque au fond des calanques bleues, creusées, si charmantes et accueillantes dans leurs écrins de falaises couleur de pastèques. Seulement, de loin en loin, une petite ville solidement ceinturée de remparts.

Le duc de Vivonne apparut, souriant, suivi de son négrillon qui portait le drageoir.

– Que devenez-vous, chère ? demanda-t-il en baisant la main de la jeune femme et en s'asseyant près d'elle. Désirez-vous quelques friandises orientales ? Millerand, rien à signaler ?

– Rien, monseigneur, sinon que la côte est déserte. Les pêcheurs quittent leurs hameaux isolés devant l'audace des Barbaresques qui viennent jusqu'ici razzier leurs esclaves. Les riverains préfèrent se réfugier dans les villes.

– Nous venons de passer Antibes, il me semble. Avec un peu de chance nous pourrons demander ce soir l'hospitalité de mon bon ami le prince de Monaco.

– Oui, monseigneur, à condition qu'un autre de nos bons amis – j'ai nommé le Rescator – ne vienne troubler notre croisière...

– Avez-vous aperçu quelque chose ? demanda Vivonne en se levant précipitamment et en lui prenant la lunette des mains.

– Non, rassurez-vous. Mais le connaissant comme nous le connaissons, c'est bien cela qui m'étonne.

Le second de l'amiral de Vivonne, M. de la Brossardière, et deux autres officiers, les comtes de Saint-Roman et de Lageneste, pénétraient à leur tour sous le tendelet, ayant sur leurs talons maître Savary. Le serviteur turc parut à son tour et, assisté d'un jeune esclave, commença à préparer le café, tandis que ces messieurs s'asseyaient sur les coussins.

– Appréciez-vous le café, madame ? demanda M. de La Brossardière à Angélique.

– Je ne sais pas. Il me faut pourtant m'y habituer.

– Une fois qu'on y est habitué, on ne peut s'en passer.

– Le café est bon pour empêcher que les humeurs ne s'élèvent de l'estomac à la tête, dit Savary, très docte. Les Mahométans aiment cette boisson, non pas tant à cause de ses qualités recommandables, mais à cause d'une tradition qui dit qu'elle a été inventée par l'archange Gabriel pour réparer les forces de Mahomet le brave. Et le Prophète se vantait lui même de n'en avoir jamais pris qu'immédiatement il n'ait senti une vigueur capable de désarçonner quarante hommes et de contenter plus de quarante femmes.

– Buvons donc du café ! s'écria joyeusement Vivonne en jetant un regard ardent à Angélique.

Ces hommes jeunes et pleins de force la contemplaient sans cacher leur admiration. Elle était vraiment magnifique dans une robe d'un violet clair qui faisait ressortir la matité de sa peau avivée par l'air marin et la blondeur de ses cheveux. Elle sourit, accueillant avec grâce ces hommages masculins que leurs yeux ne pouvaient dissimuler.

– Je me rappelle avoir déjà bu du café, avec Bachtiari-bey, l'ambassadeur persan, dit-elle.

Le jeune esclave disposait des petites serviettes damassées à franges d'or. Le Turc versa le café dans de fines tasses de porcelaine, tandis que le négrillon passait deux drageoirs d'argent, l'un contenant des morceaux de sucre blanc, l'autre des noix de cardamone.

– Prenez du sucre, recommanda La Brossardière.

– Râpez dedans un peu de cardamone, conseilla Saint-Ronan.

– Buvez très lentement, mais n'attendez pas que le breuvage refroidisse.

– Il faut boire le café bouillant.

Chacun humait sa tasse à petits coups. Angélique fit tout ce qu'on lui conseillait et conclut que si le café n'était pas bon en soi, son parfum par contre était délicieux.

– Cette croisière s'annonce sous de charmants auspices, constata La Brossardière, satisfait ; nous avons la chance d'avoir à notre bord l'une des reines de Versailles et, d'autre part, j'ai appris que le Rescator était en chemin pour aller visiter son complice Moulay Ismaël, le roi de Marocco. Lui absent, la Méditerranée redeviendra paisible.

– Mais qui est donc ce Rescator qui semble hanter vos pensées ? demanda Angélique.

– Un de ces bandits sans foi ni loi que nous sommes chargés de poursuivre et à l'occasion de capturer, dit Vivonne assombri.

– C'est donc un pirate turc ?

– Pirate, certainement. Turc, je n'en sais rien. Certains le croient l'un des frères du sultan du Maroc, mais d'autres le disent français car il parle fort bien notre langue. Pour ma part, je le croirais plutôt espagnol. Difficile de savoir à quoi s'en tenir sur cet homme, car il est toujours masqué. C'est fréquent chez les renégats, qui se mutilent souvent exprès pour ne pas être reconnus.

« Par contre, on dit qu'il est muet. On lui aurait arraché la langue et tranché les narines. Mais qui ? C'est là que les amateurs de la petite chronique méditerranéenne ne s'entendent plus. Ceux qui le croient maure, et maure andalou, disent que c'est une des victimes de l'Inquisition espagnole. Ceux qui, par contre, le croient espagnol, accusent les Maures. En tout cas il ne doit pas être beau, car personne ne peut se vanter de l'avoir aperçu sans masque.

– Ce qui ne l'empêche pas d'avoir un certain succès auprès des dames, dit La Brossardière en riant. Il paraît que son harem comprend quelques beautés sans prix qu'il a disputées sur le marché au sultan de Constantinople lui-même. Dernièrement, le chef des eunuques blancs du Sultan, vous savez, ce beau Caucasien Chamyl-bey, ne se consolait pas d'avoir dû céder aux enchères du Rescator une Circassienne aux yeux bleus, un bijou !...

– Vous me mettez l'eau à la bouche, dit Vivonne. Mais est-ce là une histoire à raconter devant une dame ?

– Je n'écoute pas, dit Angélique. Continuez je vous prie votre petite chronique de la Méditerranée, monsieur.

La Brossardière dit qu'il tenait les détails d'un chevalier de Malte, le bailli Alfredo di Vacouzo, de la langue d'Italie, rencontré à Marseille. Le chevalier revenait de Candie, où il avait mené lui-même des esclaves, et il gardait un souvenir épique de cette vente aux enchères au cours de laquelle le Rescator jetait un à un les sacs d'écus aux pieds de la Circassienne, si bien qu'à la fin elle en avait jusqu'aux genoux.

– Bien sûr qu'il en a de l'argent ! s'exclama Vivonne avec une de ces brusques colères qui le faisaient devenir rouge jusqu'au bord de sa perruque. Il ne se surnomme pas le Rescator pour rien. Vous ne savez pas ce que cela veut dire, madame ?

Angélique secoua négativement la tête.

– Cela désigne en espagnol les trafiquants d'argent illicite, les fabricants de fausse monnaie. Autrefois, il y en avait un peu partout, des rescators : des petits artisans pas dangereux ni gênants. Maintenant il n'y en a plus qu'un : le Rescator.

Il se mit à ruminer d'un air sombre. Le jeune lieutenant de Millerand qui, de nature, était sentimental et timide, se hasarda, à retardement, dans la conversation.

– Vous disiez que son nez coupé n'empêchait pas le Rescator de plaire aux femmes ; mais aussi ces pirates n'usent que d'esclaves achetées, parfois prises de force par eux, et ce n'est donc, il me semble, pas au nombre de leurs femmes qu'on peut juger de leur séduction. Je prends pour exemple le renégat d'Alger, Mezzo Morte, ce gros cochon, le plus grand marchand d'esclaves de la Méditerranée. Qui l'a vu une fois ne peut supposer qu'une seule femme se soit donnée à lui par amour, ni même par simple goût.

– Lieutenant, ce que vous dites semble logique, admit La Brossardière, et pourtant vous vous trompez, et même sur deux points. Tout d'abord Mezzo Morte, quoique le plus grand trafiquant d'esclaves de la Méditerranée, n'a pas de femmes dans son harem car il préfère... les jeunes garçons. On dit qu'il en cultive plus de cinquante dans son palais d'Alger. Et d'autre part il est bien vrai que le Rescator a la réputation d'être par contre fort aimé des femmes. Il en achète beaucoup mais il ne garde que celles qui veulent demeurer avec lui.

– Que fait-il des autres ?

– Il les libère. C'est sa manie. Il libère tous les esclaves, hommes ou femmes, quand il en a l'occasion. J'ignore si c'est exact, mais en tout cas cela fait partie de sa légende.

– Sa légende, bougonna Vivonne avec un dégoût teinté d'amertume, eh bien ! oui elle est vraie sa légende. Il libère les esclaves, j'en suis moi-même témoin.

– Peut-être fait-il cela pour se racheter d'être un renégat ? émit Angélique.

– On pourrait le croire. Mais c'est surtout pour mettre le grabuge. C'est pour... pour em... tout le monde ! rugit Vivonne. Pour s'amuser, oui, pour s'amuser. Vous souvenez-vous, Gramont, vous qui faisiez partie de mon escadre à la bataille du Cap Passero, de ces deux galères qu'il avait capturées ? Savez-vous ce qu'il a fait des 400 galériens de l'équipage ? Il les a déferrés et débarqués tout bonnement sur les côtes de Vénétie. Vous imaginez si les Vénitiens nous ont remerciés du cadeau ! Cela a créé un incident diplomatique et Sa Majesté m'a fait remarquer, non sans ironie, que lorsque je laissais capturer mes galères je pourrais au moins choisir pour ravisseur un marchand d'esclaves comme les autres.

– Je trouve vos histoires passionnantes, dit Angélique. La Méditerranée est pleine de personnages pittoresques.

– Dieu vous garde de les rencontrer de trop près ! Les aventuriers ou renégats, marchands d'esclaves ou trafiquants, qui font alliance avec les Infidèles pour battre en brèche le pouvoir des chevaliers de Malte ou du roi de France, méritent tous les bûchers. Vous entendrez encore parler du marquis d'Escrainville, un Français celui-là, du Danois Eric Jansen, de Mezzo Morte déjà nommé, l'amiral d'Alger, des frères Salvador, des Espagnols, et d'autres encore de moindre envergure. La Méditerranée en est infestée. Mais assez discouru sur cette racaille. Il fait moins chaud et je crois que l'heure est propice pour vous faire visiter la galère, je vais voir si tout est en place.

Tandis que l'amiral s'éloignait, les officiers à leur tour prirent congé de la passagère et regagnèrent leur poste.

C'est alors qu'Angélique aperçut Flipot. Le petit valet avait dû monter en courant les quelques marches de la coupée. Il était étrangement essoufflé, blême, et fixait sa maîtresse avec des yeux agrandis, comme hagards.

– Qu'as-tu ? lui cria-t-elle.

– Là, bégaya-t-il. J'ai vu.

Elle vint à lui et le secoua.

– Quoi ? Qu'as-tu vu ?... Qui ?...

Si certaine qu'elle fût d'avoir aperçu Desgrez sur les quais, au moment de son départ, elle crut qu'elle allait le voir surgir, comme un diable de sa boîte.

– Mais parle donc !

– J'ai vu... J'ai vu... la chiourme. Ah ! Madame la marquise... Ça m'a fait un effet... j'peux pas, j'peux pas vous le dire... là... là-bas, dans la chiourme...

Il eut un hoquet et s'échappant il courut jusqu'à la rambarde et vomit. Angélique se rasséréna. Le pauvre gars n'avait pas le pied marin. La vue des forçats et les odeurs de la chiourme avaient dû précipiter son malaise. Angélique demanda au Turc de lui verser une tasse de café.

– Reste là, dit-elle au gamin. L'air te fera du bien.

– Ah ! bon Dieu, avoir vu ça, répétait-il... ça m'a retourné les sangs.

Il avait un air désespéré et pitoyable.

– Il s'y fera, dit le duc de Vivonne, qui revenait. Dans trois jours, il affrontera des tempêtes. Madame, venez visiter cette galère sur laquelle vous avez eu l'imprudence de vous embarquer.

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