Chapitre 6
– Entrez, mon père, dit Angélique.
L'ecclésiastique hésitait sur le seuil de la chambre où se tenait cette grande dame, dans ses vêtements d'une coûteuse simplicité. Il était visiblement embarrassé de ses gros souliers et de sa soutane verdâtre, dont les manches étriquées découvraient ses poignets rougis et gercés par le sel marin.
– Pardonnez-moi de vous recevoir ainsi dans ma chambre, expliqua la jeune femme. Je suis ici en secret et ne voudrais pas être reconnue.
Le prêtre fit signe qu'il comprenait et que ces détails lui étaient indifférents. Il accepta de s'asseoir sur un escabeau. Maintenant, elle le reconnaissait, tel qu'elle l'avait vu assis, un soir, devant l'âtre du bourreau de Paris, avec ses épaules un peu voûtées, cet air de grillon transi et ce brusque éclat de ses yeux charbonneux lorsqu'il relevait les paupières. Elle prit place sur un siège en face de lui.
– Vous souvenez-vous de moi ? demanda-t-elle. Un fugitif sourire étira les lèvres sévères du père Antoine.
– Je me souviens.
Il l'examinait avec attention, comparant la femme qu'il avait devant lui avec la silhouette hagarde, déformée, presque folle qu'il avait vue errer, un crépuscule d'hiver, près des restes d'un bûcher dont le vent avivait les dernières braises.
– Vous attendiez un enfant alors, dit-il avec douceur. Qu'en est-il advenu ?
– Ce fut un garçon, dit-elle. Il est né la nuit même. Il est né... et déjà, il est mort. À l'âge de neuf ans.
Frappée par ce rappel du petit Cantor, elle se tourna vers la fenêtre. « La Méditerranée l'a pris », songea-t-elle.
Le soir tombait. Des cris, des chants, des appels montaient des ruelles où Turcs, Espagnols, Grecs, Arabes, Napolitains, Nègres et Anglais se mettaient à vivre tandis que s'ouvraient les lupanars et les tavernes.
Une guitare préluda non loin et une voix d'homme s'éleva, chaude et vibrante. Mais malgré ces rumeurs la mer demeurait présente et au pied de la ville on l'entendait bourdonner comme un essaim.
Le père Antoine regardait, méditait.
Cette femme, dans sa beauté éclatante, n'avait guère de parenté avec la jeune créature désespérée dont il avait gardé le souvenir. On la sentait sûre d'elle, avertie et dans une certaine mesure redoutable. Une fois de plus, il s'effarait de l'empreinte de la vie sur les êtres. Il ne l'aurait pas reconnue et aurait eu de la peine à admettre son identité, sans l'expression douloureuse qu'elle avait eue quand il avait parlé de l'enfant. Elle ramena son regard vers lui et le petit aumônier croisa les mains sur ses genoux, comme pour se préparer à la lutte. Il craignait soudain de parler. Elle le forcerait à tout dire et cela le chargerait d'une grande responsabilité.
– Mon père, dit Angélique, je n'ai jamais su – et aujourd'hui je désire le savoir – quels avaient été les derniers mots de mon mari sur le bûcher... Sur le bûcher, insista-t-elle. Au dernier moment. Lorsqu'il était déjà lié au poteau. Qu'a-t-il dit ?
Le prêtre haussa les sourcils.
– Voici un vœu bien tardif, madame, protesta-t-il. Pardonnez à ma mémoire de ne point se souvenir. Les années ont passé et depuis, hélas, j'ai assisté combien d'autres condamnés. Croyez-moi. Je suis incapable de vous renseigner avec précision.
– Eh bien ! moi, je le puis. Il n'a rien dit. Il n'a rien dit parce qu'il était déjà mort. C'était un mort qu'on a lié au poteau. Un autre mort. Et mon mari, vivant, était entraîné par un souterrain, tandis qu'aux yeux de la foule, le feu accomplissait la sentence dont il avait été injustement frappé. Le Roi m'a tout avoué.
Elle guettait de la part du prêtre un geste de surprise, une protestation. Mais il demeura impassible.
– Vous le saviez, n'est-ce pas ? dit-elle dans un souffle. Vous l'avez toujours su ?
– Non, pas toujours. La substitution s'est effectuée si habilement que sur le moment je n'ai pas eu le moindre soupçon... On l'avait coiffé d'une cagoule. C'est plus tard...
– Plus tard... Où ? Quand ? Par QUI avez-vous su ?
Elle se penchait haletante, les yeux ardents.
– Vous l'avez vu, n'est-ce pas, fit-elle dans un souffle, vous l'avez vu... après le bûcher ?
Il la fixa gravement. Maintenant il la reconnaissait. Elle n'avait pas changé.
– Oui, fit-il. OUI, JE L'AI VU. Écoutez-moi.
Alors il fit son récit bouleversant.
*****
C'était à Paris, en ce mois de février 1661 qui s'achevait. Était-ce la même nuit glacée où le moine Bécher était mort « sous les vexations des démons » en criant : « Pardon, Peyrac !... »
Le père Antoine était à la chapelle, en prières. Un frère convers était venu lui dire qu'un pauvre insistait pour le voir. Un pauvre qui avait glissé une pièce d'or dans la main du frère convers. Et celui-ci n'avait pas osé le mettre à la porte. Le père Antoine s'était rendu au parloir. Le pauvre était là, appuyé sur une grossière béquille, et son ombre dégingandée, presque difforme, se projetait sur les murs de chaux à La lueur de la lampe à huile. Ses habits étaient convenables. Il portait un masque d'acier noir. Il avait ôté son masque et le père Antoine était tombé à genoux, suppliant le Ciel de le délivrer de visions horribles, car il avait devant lui un fantôme, le fantôme du sorcier qu'il avait vu brûler lui-même en Place de Grève. Le fantôme souriait, moqueur. Il avait essayé de parler, mais de sa bouche ne sortaient que des sons rauques et inintelligibles. Soudain le fantôme avait disparu. Le père Antoine avait mis un peu de temps avant de s'apercevoir que le malheureux venait simplement de perdre connaissance et gisait à ses pieds sur les dalles. Alors, poussé par la charité, il avait calmé sa peur et s'était penché sur le revenant. Il était bien vivant, quoique à demi moribond. Il n'avait plus de force. Son corps était d'une maigreur squelettique. Mais sa musette pesante contenait une surprenante fortune de louis d'or et de bijoux.
De longs jours, le revenant était demeuré entre la vie et la mort. Le père Antoine, partageant son secret avec le supérieur de la Communauté, le soignait.
– Il était arrivé au dernier degré de l'épuisement. On ne pouvait imaginer que ce corps torturé par le bourreau eût pu fournir un tel effort. Écartelée par le chevalet, l'une de ses jambes, celle qui était infirme, portait d'horribles plaies sous le genou et à la hanche. Il les gardait ouvertes depuis près d'un mois, marchant sans relâche. Une telle volonté fait honneur à l'espèce humaine, Madame !
À l'humble aumônier des prisons, le comte de Peyrac, jadis si puissant, disait « Vous êtes désormais mon seul ami ! »
C'était au petit prêtre qu'il avait songé lorsque, ayant rassemblé ses dernières forces pour retourner dans son hôtel du Beautreillis, il s'était senti mourir de faiblesse. Être revenu de si loin pour mourir au bord de la réussite ! Il avait quitté l'hôtel par une porte dérobée du jardin dont il avait la clé. Il s'était traîné dans Paris jusqu'à la maison des Lazaristes, où il savait trouver le père Antoine.
Maintenant, il fallait préparer sa fuite. Le comte ne pouvait demeurer en France. À l'époque, le révérend père Antoine était sur le point de partir pour Marseille, accompagnant une chaîne de galériens. Là-bas se trouvait son nouveau poste de charité. Joffrey de Peyrac avait eu une idée géniale. Se mêler à la chaîne des forçats pour descendre vers Marseille. Il y avait retrouvé son Maure nommé Kouassi-Ba. Le révérend père Antoine dans ses hardes cachait l'or et les bijoux. Il les lui avait restitués en arrivant. Peu après, le comte de Peyrac et son Maure disparaissaient au cours d'une évasion spectaculaire dans une barque de pêche.
– Et vous ne les avez jamais revus ?
– Jamais.
– Vous ignorez absolument ce que le comte de Peyrac a pu devenir après son évasion ?
– Je l'ignore.
Elle l'interrogeait encore des yeux. Presque timidement elle hasarda :
– N'êtes-vous venu à Paris il y a quelques années vous informer de mon sort ?... Qui vous envoyait ?...
– Je vois que vous êtes au courant de ma visite à l'avocat Desgrez.
– Lui-même m'en a informée.
Elle attendait, suspendue à ses lèvres, et comme il se taisait, elle insista :
– Qui vous envoyait ?
L'aumônier poussa un soupir.
– Je ne l'ai jamais su, en vérité. C'était il y a quelques années, j'étais à Marseille où je m'occupais plus particulièrement du lazaret des galériens. Je reçus la visite d'un marchand arabe comme il en va et vient fréquemment dans ce grand port. Il me fit part, en grand secret, qu'« on » désirait savoir ce qu'était devenue la comtesse de Peyrac. On me priait de me rendre dans la capitale du roi de France. Un avocat nommé Desgrez pourrait peut-être me renseigner, ainsi que quelques autres personnes, dont on me remettait les noms. En échange de mes services je reçus une bourse contenant une somme considérable. J'acceptai, en songeant à mes pauvres forçats, mais j'insistai en vain auprès du messager pour avoir de plus amples renseignements sur celui qui l'envoyait. Il me montra seulement une bague d'or sertissant une topaze, que je reconnus pour être l'un des bijoux du comte de Peyrac. J'allai à Paris accomplir ma mission.
« J'y appris que Mme de Peyrac était devenue la femme d'un maréchal, le marquis du Plessis-Bellière. Elle était fort riche et bien en Cour, ainsi que ses fils.
– Sans doute avez-vous été horrifié d'apprendre cette nouvelle. J'étais mariée à un autre alors que mon premier mari était encore vivant ! Peut-être votre conscience ecclésiastique sera-t-elle rassurée d'apprendre que le Maréchal a été tué au siège de Dole et que je me suis considérée désormais comme deux fois veuve.
Le père Antoine ne se formalisa pas de son amertume. Il eut même un léger sourire pour dire qu'il avait connu bien des situations étranges, mais qu'il fallait constater que la Providence menait Angélique par des sentiers fort tortueux. Il la plaignait profondément.
– Je suis donc revenu à Marseille, et lorsque le marchand s'est présenté à nouveau, je lui ai fait part des renseignements obtenus. Depuis, je n'en ai plus entendu parler. C'est tout ce que je sais, madame, vraiment tout.
Dans le cœur d'Angélique, les sentiments se combattaient : regrets, remords, désolation.
« IL a voulu savoir ce que j'étais devenue ».
– Cet Arabe, dit-elle, que saviez-vous de lui ? D'où venait-il ? Vous rappelez-vous son nom ?...
Les sourcils de l'aumônier se fronçaient sous l'effort.
– J'essaie en vain, depuis quelques instants, de rechercher tous les détails à son sujet. Il s'appelait Mohamed Raki, mais ce n'était pas un marchand d'Arabie. Je l'ai remarqué à ses vêtements. Les marchands arabes de la Mer Rouge ont tendance à s'habiller comme les Turcs. Ceux de Barbarie portent d'amples manteaux de laine appelés burnous. Celui-ci était du Royaume d'Alger ou du Royaume de Maroko. Mais je n'en sais pas plus et c'est trop peu. Il me souvient cependant d'avoir causé avec lui d'un de ses oncles, dont le nom me revient, maintenant très précis : Ali Mektoub. C'était à propos d'un esclave barbaresque que j'avais connu aux galères et que cet oncle, qui est fort riche, avait racheté. Ali Mektoub avait un commerce fort prospère de perles, d'éponges et de toutes sortes de pacotilles. Il résidait à Candie et il doit toujours y résider. Peut-être lui, pourrait-il donner des renseignements sur son neveu Mohamed Raki.
– À Candie ? murmura Angélique, rêveuse.
*****
Angélique et Flipot allèrent du côté du port dans l'espoir de trouver un bateau qui pourrait les emmener pour un assez long voyage vers les îles de la Méditerranée. Ce fut au cours de cette promenade qu'Angélique s'immobilisa soudain et se frotta les yeux, croyant rêver. À quelques pas elle apercevait un petit vieillard vêtu de noir, encore plus noir sous l'étincelant ciel bleu. Il se tenait immobile au bord du quai dans une attitude de profonde rêverie, indifférent aux passants qui le frôlaient et au mistral qui remuait doucement sa barbiche blanche. Avec sa calotte luisante, son gros lorgnon d'écaille, sa fraise démodée, son parapluie de toile huilée et une bonbonne dans un panier d'osier, posée précieusement à ses pieds, c'était à n'en pas douter maître Savary, apothicaire parisien de la rue du Bourg-Tibourg.
– Maître Savary ! s'écria-t-elle.
Il sursauta si violemment qu'il faillit tomber dans l'eau. En reconnaissant Angélique, les verres de son lorgnon étincelèrent de satisfaction.
– Ah ! vous voici, petite curieuse. Je me doutais bien que je vous retrouverais ici.
– Vraiment ? J'y suis pourtant par le plus grand hasard.
– Hum ! Hum ! Le hasard, pour les gens aventureux, les conduit tous aux mêmes lieux. Connaissez-vous un coin de la terre où l'on se sente plus prêt à s'embarquer pour d'étranges réussites ? Vous qui êtes une ambitieuse, vous deviez venir à Marseille. C'était écrit sur votre front. Sentez-vous cette odeur grisante qui règne sur ce rivage, l'odeur même des voyages heureux ?
Il étendit les bras dans un geste exalté.
– Les épices ! Ah ! les épices ! Les sentez-vous ? Ces sirènes subtiles qui ont fait courir les plus hardis navigateurs...
Sur ses doigts, d'un ton catégorique, il énumérait :
– ...Le gingembre, la cannelle, le safran, le paprika, le clou de girofle, le coriandre, la cardamone, et leur prince à tous, le poivre ! LE POIVRE, répéta-t-il avec extase.
Elle le laissa rêver à cette royauté brûlante, car Flipot revenait, flanqué d'un grand gaillard au bonnet rouge de marinier.
– C'est donc vous qui offrez une fortune pour aller à Candie ? s'exclama-t-il en levant les bras au ciel. Malheureuse ! Je vous croyais pour le moins une vieille folle n'ayant plus que ses os à perdre. Vous n'avez donc pas un mari pour vous mettre un peu de plomb dans la cervelle ? C'est-y que vous êtes vicieuse, de vouloir finir vos jours dans le harem du Grand Turc ?
– J'ai dit que je voulais aller à Candie et non à Constantinople.
– Mais Candie, ce sont les Turcs, ma petite. C'est plein d'eunuques, noirs ou blancs, qui viennent faire leur marché de chair fraîche pour le grand patron. Bien heureux encore si vous arrivez jusque-là sans avoir été razziée en route !
– Mais vous, vous y allez bien, à Candie ?
– J'y vais, j'y vais, grommela le Marseillais, j'y vais, d'accord, je n'ai pas dit que j'y arriverai.
– À vous entendre, on croirait que les Barbaresques sont postés à la sortie même du port.
– Mais c'est qu'ils y sont, ma pitchoune. Pas plus tard que la semaine passée on signalait une galère turque qui louvoyait près des îles d'Hyères. Notre flotte n'est pas assez forte pour les effrayer.
« Sûr et certain que vous ne seriez pas longue à vous faire repérer et que tous les marchands d'esclaves de la Méditerranée noirs, blancs ou bruns, chrétiens, turcs ou barbaresques se battront pour vous revendre à prix d'or à quelque vieux pacha asthmatique. Tenez ! est-ce que cela vous ferait plaisir de vous faire peloter par un carnaval pareil ?... demanda-t-il en désignant avec véhémence un gros marchand turc et sa suite qui descendaient vers le port.
Avec curiosité Angélique suivit des yeux le cortège dont le spectacle, familier aux Marseillais, était pour elle tout nouveau. Les énormes turbans de mousseline verte ou orange, gros comme des citrouilles, qui i dodelinaient au-dessus des visages foncés des Turcs, leurs vêtements de satin chatoyant, leurs babouches à la pointe relevée ornées de perles, les parasols que tendaient deux négrillons au-dessus de leurs maîtres, tout cela paraissait beaucoup plus faire partie d'une comédie aimable que d'une dangereuse invasion.
– Ils n'ont pas l'air méchant, dit Angélique pour taquiner le Marseillais, et ils sont très bien habillés.
– Ouais ! Tout ce qui brille n'est pas or. Ici ils savent que nous sommes tout de même chez nous ! et les marchands qui débarquent à Marseille pour affaires ne sont pas chiches de courbettes et savent prendre des airs mielleux. Mais passé le château d'If ; il n'y a plus que la piraterie... et encore la piraterie. Non, Madame, ce n'est pas la peine de me regarder avec ces yeux-là. Je ne prêterai pas la main à cette aventure. La Bonne Mère me le reprocherait...
– Et moi, m'embarquez-vous ? demanda Savary.
– Vous allez aussi à Candie ?
– À Candie et plus loin. Pour tout vous avouer, je vais en Perse. Mais c'est un secret qu'il ne faut pas divulguer.
– Combien m'offrez-vous pour la traversée ?
– À vrai dire, je ne suis pas riche. Je vous propose 30 livres. Mais, possesseur d'un secret qui vaut tout l'or du monde...
– C'est bon, c'est bon ! Je vois ce que c'est.
Melchior Pannassave fronça ses noirs sourcils touffus.
– Désolé, mais je ne peux rien pour vous, ni pour vous, Madame. Vous, le grand-père, parce que vous n'avez même pas de quoi aller jusqu'à Nice...
– 30 livres ! s'écria le vieillard, indigné.
– Avec tout ce qu'on risque, c'est une misère... Et vous, Madame, parce que vous attireriez les Barbaresques autour de mon bateau comme la charogne, sauf votre respect, attire les rascasses dans le filet, soit dit sans vous manquer à la politesse. Soulevant son bonnet d'un geste olympien, Melchior Pannassave retourna vers son voilier « La Joliette » qui attendait à quai.
– Tous les mêmes, ces Marseillais ! s'écria Savary avec colère. Avides et mercantiles comme des Arméniens. Aucun qui ne ferait souffrir un peu sa bourse pour le triomphe de la science !
– C'est en vain que je me suis adressée à différents capitaines de petits navires, constata Angélique. Tous parlent immédiatement de harem et d'esclavage. À croire qu'on ne prend la mer que pour finir chez le Grand Turc.
– Ou chez le bey de Tunis, ou le dey d'Alger, ou le sultan du Maroc, compléta obligeamment Savary. Hé oui, c'est bien comme ça, le plus souvent, que les choses finissent. Mais qui ne prend pas de risques ne peut pas voyager !...
La jeune femme soupira. Depuis le matin, la même surprise gouailleuse, les mêmes haussements d'épaules et les mêmes refus avaient accueilli sa requête : Une femme seule !
Aller à Candie ?... Folie ! Il aurait fallu être escorté par la flotte royale elle-même. Savary connaissait des difficultés analogues mais par manque d'argent.
– Faisons alliance, lui dit Angélique. Trouvez-moi un bateau et je paie votre passage avec le mien.
Elle lui donna l'adresse de l'auberge où elle était descendue et, tandis que le vieillard s'éloignait, elle s'assit quelques instants pour se reposer, sur le tube d'un canon neuf. Ces pièces d'artillerie, nombreuses sur le port et oubliées là sans doute par quelque magasinier de la marine, semblaient plutôt destinées à servir de bancs aux flâneurs qu'à tirer jamais des boulets sur les galères barbaresques.
Les commères de la Canebière y tricotaient en attendant le retour des pêcheurs et les marchands y étalaient leurs marchandises.
Angélique avait mal aux pieds. Elle sentait aussi qu'elle avait attrapé un coup de soleil sur le front. Elle regarda avec envie les femmes qui cachaient sous l'auvent d'une vaste capeline de paille brodée, de beaux visages grecs aux yeux bovins, aux lèvres gourmandes et dédaigneuses. Avec des mines d'impératrice, elles offraient aux passants œillets ou coquillages, comblant de tendresse et de chaude affection ceux qui répondaient à leur invite et vouant au pire destin ceux qui ne s'arrêtaient pas devant leur étal.
– Achetez-moi cette merlue, insista l'une d'elles s'adressant à Angélique, c'est la dernière du panier. Elle est brillante comme un bel écu !...
– Je ne saurais qu'en faire.
– Vous la mangerez, té ! Qu'est-ce qu'on fait d'une merlue ?...
– Je suis loin de chez moi et n'ai rien pour l'emporter.
– Mettez-la dans votre estomac. Elle ne vous encombrera pas.
– La manger toute crue ?...
– Faites-la griller sur le brasero des pères capucins... Voici un brin de thym pour lui mettre dans le ventre pendant qu'elle mijotera.
– Je n'ai pas d'assiette.
– Prenez un galet de la plage.
– Ni de fourchette.
– Ce que vous êtes compliquée, ma pôvre !... À quoi ils vous servent vos jolis doigts ?
Pour s'en débarrasser Angélique finit par acheter le poisson. Le tenant par le bout de la queue, Flipot se dirigea vers l'angle du quai, où trois pères capucins avaient une sorte de cuisine en plein air. D'une grande marmite ils tiraient de la soupe au poisson qu'ils distribuaient aux pauvres et vendaient pour quelques sols aux mariniers le droit de faire cuire leurs repas sur deux braseros. L'odeur des grillades et de la bouillabaisse était alléchante et Angélique reconnut qu'elle avait faim. Les soucis avaient tendance à s'amenuiser lorsqu'on prenait le temps de se mêler à la vie du port de Marseille. C'était l'heure où les citadins, et jusqu'aux bourgeois les plus rancis, descendaient vers le rivage pour y goûter cette atmosphère unique au monde.
Non loin d'Angélique une dame aux grands atours descendit d'une chaise à porteurs, suivie d'un garçonnet qui aussitôt jeta des regards d'envie aux garnements qui faisaient des cabrioles sur des ballots de coton.
– Puis-je aussi sauter avec eux, ma mère ? supplia-t-il.
– Non, vous n'y songez pas, Anasthase, protesta la dame indignée. Ce sont des petits va-nu-pieds.
– Ils ont bien de la chance, dit l'enfant boudeur.
Angélique le considéra avec indulgence. Elle pensait à Florimond et Cantor. Elle aussi, elle avait couvé des canards.
Ce n'est pas sans peine qu'elle avait réussi à convaincre Florimond de ne pas la suivre. Elle n'y était parvenue qu'en le persuadant que son absence durerait à peine trois semaines, peut-être deux avec de la chance. Le temps de se rendre en carrosse public jusqu'à Lyon, de descendre le Rhône par le coche d'eau, de rencontrer l'aumônier des galériens et de revenir, Angélique aurait peut-être la possibilité de réintégrer Paris et son hôtel sans que son absence ait été soupçonnée de la police du Roi. « Le meilleur tour que je vous aurais jamais joué, monsieur Desgrez », se disait-elle. Elle revivait avec certains battements de cœur son évasion romanesque. Florimond ne lui avait pas menti. Le souterrain était fort praticable. Les voûtes moyenâgeuses, restaurées par une main qui avait la pratique des galeries minières, résisteraient encore longtemps aux ravages de l'humidité. Florimond avait guidé sa mère jusqu'à la petite chapelle abandonnée du Bois de Vincennes qui, elle, tombait en ruine. Mme du Plessis-Bellière se dit qu'à son retour elle s'occuperait de la restaurer. Elle aussi désormais, comme le vieux Pascalou, songeait que tout devrait être en état pour le retour du maître. Mais pourquoi, depuis tant d'années, n'était-il pas encore revenu ? Ce n'est pas sans émotion qu'elle avait embrassé son fils, alors que l'aube pointait dans la forêt. Qu'il était courageux et comme elle était fière qu'il sût garder un secret ! Elle le lui avait dit avant de le quitter. Elle surveilla la trappe qui se refermait lentement sur la tête bouclée. Florimond avant de laisser retomber la dalle lui adressa un clin d'œil entendu. Tout cela était pour lui un jeu qui le grisait et le gonflait d'importance. Ensuite Angélique s'était rendue à pied, suivie de Flipot qui portait son sac, jusqu'au prochain village, où elle avait loué une carriole qui l'avait menée jusqu'à Nogent. Là, elle avait pris le carrosse public.
*****
Elle était parvenue à son but : Marseille. Voici qu'une seconde étape s'ébauchait : Candie. La conversation avec l'aumônier avait suggéré une nouvelle piste, mais combien difficile et fragile...
En somme le prochain maillon de la chaîne, c'était un orfèvre arabe, dont le neveu avait été le dernier homme à voir Joffrey de Peyrac vivant. Retrouver l'orfèvre à Candie posait déjà des problèmes : aiderait-il à retrouver le neveu ? Mais Angélique se disait que Candie était un heureux présage. C'était cette île de la Méditerranée dont elle avait sollicité et acheté la charge de Consul de France. Cependant, elle ne savait pas dans quelle mesure elle pourrait utiliser ce titre, puisqu'elle commettait en ce moment une grave infraction envers le Roi. Pour cette raison, et pour beaucoup d'autres, elle pensait qu'il lui fallait quitter Marseille au plus vite et éviter surtout de rencontrer les gens de sa caste.
*****
Flipot ne revenait pas. Fallait-il tout ce temps pour faire griller un poisson ? Elle chercha son jeune valet des yeux et l'aperçut en conversation avec un homme en redingote brune qui paraissait lui poser des questions. Flipot semblait embarrassé. Portant à plat sur la main le poisson grillé et fumant, il sautait d'un pied sur l'autre et sa mimique expliquait sans fard qu'il se brûlait cruellement. Mais l'homme ne semblait pas pressé de le laisser aller. Enfin, après un hochement de tête dubitatif, il s'écarta et se perdit dans la foule. Angélique vit Flipot filer exactement dans la direction opposée à celle où elle se trouvait. Puis, un peu plus tard, il reparut se faufilant avec toutes sortes de ruses, comme pour l'éviter tout en attirant son attention. Angélique se leva et le rejoignit dans une ruelle sombre où il se dissimulait derrière le contrefort d'un porche.
– Qu'est-ce que tout cela signifie ? Qui était cet homme qui te parlait tout à l'heure ?
– J'en sais rien... Au début, je me suis pas méfié... V'là votre poisson, Madame la marquise. L'en reste plus beaucoup, j'lai fait tomber deux ou trois fois tant j'étais secoué.
– Que t'a-t-il demandé ?
– Qui j'étais ? D'où je venais ? Chez qui j'étais en service. Là, j'ai dit : « J'sais pas. »
« Allons, allons, tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas le nom de ta patronne ? » Rien qu'à sa façon de vous mettre en tort j'ai compris à qui j'avais affaire : la police. Je répétais :
« Ben, non, j'sais pas... » Il a cessé de faire l'aimable. « Ça ne serait pas la marquise du Plessis-Bellière, par hasard ?... Dans quelle auberge est-elle descendue ?... » Qu'est-ce que vous vouliez que je réponde, moi ?...
– Qu'as-tu répondu ?
– J'ai donné un nom comme ça au hasard, le nom d'une auberge, le Cheval Blanc, qui se trouve à l'autre bout de la ville.
– Viens vite.
Tout en se hâtant parmi les ruelles montantes, Angélique essayait de comprendre. La police s'intéressait à elle ? Pourquoi ? Fallait-il croire que sa fuite avait été immédiatement décelée par Desgrez et que celui-ci avait envoyé des sbires à sa poursuite ?... Tout à coup, elle crut comprendre. M. de Vivonne l'avait aperçue dans la foule l'autre jour alors qu'il descendait de la coupée. Sur le moment, il n'avait pu mettre un nom sur ce visage de femme qui ne lui était pas inconnu puis, s'en étant souvenu, il chargeait ses larbins de la retrouver. Par curiosité ? Par amabilité ? Par esprit de courtisanerie envers le Roi ?... De toute façon, elle ne tenait pas à le voir, mais l'intérêt de Vivonne n'était pas inquiétant. Il était trop souvent en campagne loin de la Cour, pour suivre toutes les nuances des intrigues et en était resté à Mme du Plessis-Bellière, future maîtresse royale. Elle se rassura. C'était cela, sans aucun doute... À moins que cet homme ne fût envoyé par l'aumônier des galériens, qui, seul, la savait à Marseille ? Peut-être avait-il quelque renseignement à lui communiquer au sujet d'Ali Mektoub ou de Mohammed Raki ?... Mais alors il aurait envoyé cet ami à l'auberge de la Corne-d'Or puisqu'il savait où elle était descendue...
Elle arriva à l'auberge en nage et le cœur battant de façon désordonnée.
– Vous mettre dans un tel état, ce n'est pas raisonnable, s'exclama la patronne du lieu. Ah ! ces dames de Paris, ça ne sait que courir. Venez par là. Je vous ai préparé une ratatouille d'aubergines et de tomates avec juste ce qu'il faut de piment et d'ail que vous m'en direz des nouvelles.
La bourse bien garnie d'Angélique lui inspirait pour cette jeune femme solitaire des sentiments quasi maternels et une considération pleine de complicité. Elle ne se trompait pas à la pauvreté de son équipage. Elle avait tout de suite vu que c'était une grande dame, habituée à être servie par une troupe de larbins, mais qui ne voulait pas se faire remarquer. Vaï ! on sait ce que c'est que l'amour !...
– Venez par ici, lui dit-elle. Dans un coin bien tranquille près de la fenêtre. Vous serez seule à cette petite table et mes clients n'auront le droit de vous reluquer que de loin... Qu'est-ce que je vous donne à boire ?... Un petit vin rosé du Var ?
Les formes réjouies de Dame Corinne éclataient dans un corsage de satinette rouge, jupe vert pomme et tablier noir brodé. Les cheveux d'un noir d'encre, frisés et huilés sous sa coiffe plate, se mêlaient à deux longs pendentifs de corail des deux côtés de son visage rond dont le teint demeurait miraculeusement blanc et pur. Elle déposait devant Angélique un gobelet d'étain et une cruche de terre vernissée embuée de fraîcheur. Angélique releva les yeux et aperçut du seuil de la petite salle Flipot qui lui faisait des signes véhéments. Il profita de ce que Dame Corinne tournait le dos pour bondir jusqu'à sa maîtresse et souffler :
– Il vient !... Le mauvais !... Le grimaud !... Le plus mauvais de tous.
Elle jeta un regard vers la fenêtre. Montant la ruelle d'un pas tranquille, sanglé dans une redingote de soie prune, une canne à pommeau d'argent entre ses mains qu'il tenait croisées derrière son dos, d'un air de promeneur, maître François Desgrez se dirigeait vers l'auberge.