Chapitre 20
Ce fut seulement alors qu'Angélique comprit qu'elle était vendue. Vendue à un pirate qui l'avait payée le prix d'un navire et de son équipage !... Qu'elle n'avait fait que passer des mains d'un maître dans celles d'un autre, sort qui désormais allait poursuivre son existence de femme trop belle, toujours convoitée. Un cri aigu s'échappa de ses lèvres, où elle exhalait enfin toute sa détresse, toute l'horreur de ce qu'elle avait enduré, toute sa révolte de femme prise au piège.
– Non... Pas vendue ! Pas VENDUE !...
Elle se rua vers le cercle mouvant et bariolé qui se refermait, infernal, autour d'elle, lutta un instant contre les janissaires du Rescator qui la retinrent solidement puis la jetèrent sans douceur aux pieds de leur maître. Hagarde, elle répétait :
– Non, pas vendue...
– Est-ce la coutume des dames de France de s'enfuir aussi peu vêtues ? Attendez au moins d'être habillée, Madame.
La voix sourde et ironique du Rescator descendait vers elle.
– J'ai là quelques robes à vous présenter. Voyez si elles vous conviennent. Choisissez celle qui vous plaira.
Le regard chargé d'incompréhension d'Angélique monta le long de cette silhouette noire qui la dominait, jusqu'au masque redoutable et figé où vivait seul le rayonnement d'un regard moqueur. Il se mit à rire.
– Relevez-vous, dit-il en lui tendant la main.
Et lorsqu'elle eut obéi il écarta les cheveux qui retombaient en désordre sur son visage, et lui caressa la joue comme à une enfant déraisonnable.
– Vendue ?... Mais non. Ce soir vous êtes mon invitée, c'est tout. Maintenant, choisissez votre toilette.
Il lui désignait trois négrillons à turbans rouges, qui, ainsi que dans les contes, présentaient chacun une robe somptueuse, l'une de faille rose, l'autre de brocart blanc, la troisième de satin vert-bleu ornée de passementeries de nacre indienne, qui miroitaient sous les lumières.
– Vous hésitez ?... Quelle dame n'hésiterait pas... Mais comme la fête nous attend, je me permettrai de vous conseiller. Mon choix va à celle-ci, fit-il en désignant la robe nacrée. À vrai dire je l'ai choisie pour vous, car j'avais entendu dire que la Française avait des yeux couleur de mer. Vous aurez l'air d'une sirène là-dedans. C'est presque un symbole. La jolie marquise sauvée des eaux !...
Et comme elle se taisait toujours :
– Je vois ce qui vous déconcerte. Comment, au fond de cette lointaine Candie peut-on se procurer des toilettes à la dernière mode de Versailles ? Ne creusez pas votre petite cervelle. J'ai d'autres tours dans mon sac. N'avez-vous pas entendu dire que je suis un magicien ?...
Le pli ironique de sa bouche, cachée par la courte barbe sarrasine, la fascinait. Par instants un sourire mettait un éclair dans cette face ténébreuse. Sa voix difficile et lente causait à Angélique un malaise proche de la peur. Lorsqu'il s'adressait à elle un frisson lui parcourait l'échine. Elle se sentait absolument hébétée. Elle ne réagit que lorsque les deux petites esclaves qui l'aidaient à revêtir ses atours s'empêtrèrent dans les rubans, les crochets et les plastrons de la robe européenne. Agacée de leur maladresse elle fixa d'un geste vif les épingles et noua les lacets. Ses gestes n'échappèrent pas au Rescator. Il eut à nouveau un rire étouffé qui le fit tousser.
– Qui dira la force et le pouvoir des gestes maintes fois accomplis, dit-il quand il eut repris haleine. Même un pied dans la tombe vous n'accepteriez pas d'être fagotée, n'est-ce pas ? Ah ! ces Françaises ! Maintenant voyons les parures.
Il s'était penché sur un coffret que lui présentait un page, en avait retiré un superbe collier de trois rangs de lapis-lazuli.
Il le mit lui-même à son cou. Lorsqu'il souleva ses cheveux pour joindre l'agrafe, elle sentit que ses doigts s'attardaient sur la marque qu'avaient laissée en travers de son dos les griffes de l'horrible chat. Mais le nouveau propriétaire d'Angélique ne dit mot. Il l'aida à fixer ses boucles d'oreilles.
Derrière la haie des janissaires qui montaient la garde le brouhaha ne faisait que croître. Les musiciens venaient d'arriver ainsi que les danseuses. Et de nouveaux plateaux supportant des piles de fruits et de confiseries apparaissaient.
– Êtes-vous gourmande ? demanda le Rescator. Avez-vous envie de klabou, ce dessert aux noix ?... Connaissez-vous le nougat persan ?
Et, devant son silence :
– Je sais ce dont vous avez envie... Pour l'instant, les sucreries et tous les plaisirs de ce monde ne vous tentent guère. Vous avez seulement très envie de pleurer.
Les lèvres d'Angélique tremblèrent et sa gorge se noua.
– Non, fit-il, pas ici. Quand vous serez chez moi vous pourrez pleurer tant qu'il vous plaira, mais pas ici, pas devant ces Infidèles. Vous n'êtes pas une esclave. Vous êtes petite-fille de Croisé, que diable ! Regardez-moi.
Deux prunelles de feu prenaient possession de son regard, l'obligeaient à redresser la tête.
– Voilà qui est mieux. Regardez-vous dans le miroir... Vous êtes reine ce soir... La reine de la Méditerranée. Donnez-moi votre main.
Ce fut ainsi, en robe princière, la main dans celle du Rescator, qu'Angélique descendit les degrés de l'estrade infamante. Les échines se courbèrent sur son passage. Le Rescator prit place au côté du Pacha représentant le pouvoir du Grand Sultan et fit asseoir Angélique à sa droite. Dans les nuages qui s'échappaient des cassolettes les danseuses étiraient leurs longs voiles vaporeux, aux sons des tambourins et des « nân », petites guitares à trois cordes aux sons clairs et bondissants.
– Buvons du bon café de Candie, proposa le Rescator en lui tendant une des minuscules tasses de porcelaine qui garnissaient le plateau posé devant eux sur une table basse, rien n'est meilleur pour dissiper les humeurs chagrines et fortifier les cœurs dolents. Humez cet arôme délicat, madame.
Elle prit la tasse qu'il lui tendait et but à petits coups. Elle avait appris à aimer le café à bord de L'Hermès et retrouva avec plaisir sa saveur brûlante.
Les yeux du redoutable pirate la guettaient à travers les fentes de son masque. Ce n'était pas un masque ordinaire, de ceux qui se posent sur l'arête du nez et soulignent à peine les pommettes. Il descendait très bas, comme un heaume, jusqu'aux lèvres. La forme du nez était entièrement modelée avec deux trous à la place des narines. Angélique ne put s'empêcher de songer à la face hideuse que ce masque dissimulait. Comment une femme pouvait-elle accepter de voir se pencher sur elle ce visage de cuir sachant qu'il cachait d'horribles mutilations... Un tremblement la secoua.
– Oui ?... fit le pirate, comme s'il avait perçu en lui-même ce frisson. Dites-moi donc un peu le sentiment que je vous inspire...
– Je croyais que vous aviez aussi la langue tranchée ?
Le Rescator se renversa en arrière pour rire à son aise.
– Enfin, dit-il, j'entends le son de votre voix. Et c'est pour apprendre quoi ? Que vous ne me trouvez pas suffisamment chargé de disgrâces. Ah ! mes ennemis ne se lasseront jamais d'ajouter au noir tableau. Que je sois manchot, cul-de-jatte par-dessus le marché, les comblerait d'aise. Et mort, si possible ! Pour ma part, il me suffit d'être couvert de cicatrices comme un vieux chêne qui aurait affronté cent ans la foudre et l'alcyon. Mais Dieu merci, il me reste encore assez de langue pour parler aux dames. J'avoue que ce serait pour moi un pénible sacrifice que de ne pouvoir employer au moins les ressources du langage afin de séduire ces délicieuses créatures, parures de la Création.
Penché vers elle il l'entretenait comme s'ils eussent été seuls et elle sentait sur elle la lueur attentive de ses yeux de feu.
– Parlez encore, madame. Vous avez une voix ravissante... Je reconnais que ce n'est pas mon cas. Ma voix s'est rompue certain jour que je lançai un appel à quelqu'un de très loin. J'appelai et ma voix s'est brisée...
– Qui appeliez-vous ? demanda-t-elle, ahurie.
Il pointa un doigt vers le plafond embrumé d'encens.
– Allah !... Allah dans son paradis... C'est loin. Ma voix s'est rompue. Mais elle avait porté... Allah m'a entendu et m'a accordé ce que je lui demandais : la vie.
Elle pensa qu'il se moquait d'elle et en éprouva une légère mortification. Le café la ranimait. Du bout des dents elle consentit à grignoter une galette.
– Chez moi, fit-il remarquer, je vous offrirai les mets du monde entier. De tous les pays où je suis passé, j'ai ramené un homme spécialisé dans l'art de son pays. Je peux ainsi répondre à tous les désirs de mes hôtes.
– Chez vous... y a-t-il des chats ?
Malgré ses efforts sa voix chevrota sur ces derniers mots. Le pirate parut étonné, puis il comprit et jeta un regard meurtrier au marquis d'Escrainville.
– Non, chez moi il n'y a pas de chats. Il n'y a rien qui puisse vous effrayer ou vous déplaire. Il y a des rosés... des lampes... des fenêtres ouvertes sur le large. Allons, quittez cet air transi qui ne vous va pas du tout. Faut-il que mon bon ami d'Escrainville ait eu la poigne dure pour faire de vous une femme aux yeux battus prête à lécher les bottes de son maître !
Angélique sursauta, cinglée, se redressa et lui lança un regard fulgurant. Il rit à nouveau, toussa encore et put enfin parler :
– Voilà ! Exactement ce que j'attendais. Vous redevenez la superbe marquise, grande dame de France, arrogante, fascinante.
– Pourrais-je jamais le redevenir ? murmura-t-elle. Je ne crois pas que la Méditerranée rende facilement ses proies.
– Il est vrai que la Méditerranée dépouille les êtres de leurs faux déguisements. Elle brise les fantoches, mais rend d'or pur aux rivages ceux qui ont eu la force de l'affronter et de regarder en face ses mirages.
Comment avait-il compris qu'elle songeait moins à un retour en France, qu'à l'impossibilité morale de se retrouver, sous les lambris de Versailles, cette femme triomphante qui s'imposait à tous quelques mois auparavant ?... Cela lui semblait si loin, si irréel et comme fané auprès de la magie orientale.
Et ce fut elle qui chercha tout à coup les yeux énigmatiques du pirate pour y trouver une réponse. Et elle s'interrogeait sur le pouvoir de cet homme qui en quelques mots semblait s'être emparé de son âme. Depuis des jours elle vivait brisée, traquée, humiliée. Le Rescator l'avait soudain relevée et tirée du fond du gouffre. Il l'avait secouée, fouaillée, charmée, et comme une plante qui retrouve la fraîcheur, elle avait quitté son attitude humiliée. Elle se tenait droite. Ses yeux retrouvaient leur étincelle de vie pensive et sereine.
– Fière créature, fit-il avec douceur, c'est ainsi que je vous aime.
Elle le fixait comme on prie, comme on regarde un dieu pour lui demander la vie. Et elle ne savait même pas qu'il y avait dans ces yeux cette expression affamée que l'on adresse à ceux de qui l'on attend tout.
Et à mesure que le regard du Rescator versait en elle sa force, son cœur affolé se calmait. Le décor des têtes enturbannées, des visages boucanés des flibustiers sous leurs foulards de soie, s'effaçait ainsi que s'effaçait le brouhaha des voix et de la musique.
Elle était seule, dans un cercle enchanté, aux côtés de cet homme qui lui prêtait toute son attention. Elle percevait les effluves du parfum d'Orient dont les vêtements du pirate étaient imprégnés, une senteur balsamique qui lui rappelait l'odeur des îles et qui se mêlait à celle du cuir précieux de son masque, à celle du tabac de sa longue pipe, à celle du café brûlant sans cesse versé dans les tasses.
Une langueur subite, une immense fatigue s'appesantirent sur elle. Elle eut un grand soupir et ferma les yeux.
– Vous êtes lasse, fit-il. Chez moi dans mon palais, hors de la ville, vous dormirez. Il y a très longtemps que vous n'avez pas dormi. Vous vous étendrez sur la terrasse, face aux étoiles... Mon médecin arabe vous fera boire quelque tisane aux herbes calmantes et vous dormirez... aussi longtemps que vous voudrez. En écoutant le souffle de la mer... et les chants de la harpe de mon page musicien. Ces projets vous agréent-ils ? Qu'en pensez-vous ?
– Je pense, murmura-t-elle, que vous n'êtes pas un maître exigeant.
Un éclair de gaieté passa dans les yeux du corsaire.
– Peut-être le deviendrai-je un jour ? Votre beauté n'est pas de celles qu'on puisse longtemps dédaigner... Mais ce ne sera pas sans votre consentement, j'en fais promesse... Ce soir, je ne vous demanderai qu'une chose, pour moi sans prix... un sourire de vos lèvres... Je veux être certain que vous n'êtes plus triste ni terrifiée... Souriez-moi.
Les lèvres d'Angélique s'entrouvrirent. Ses yeux s'emplissaient de lumière... Il y eut soudain un rugissement inhumain qui domina les bruits et le marquis d'Escrainville, tel un fantôme rouge parmi les vapeurs de plus en plus denses, s'avança en titubant. Il gesticulait avec son sabre nu en main et personne n'osait l'approcher.
– C'est toi qui l'auras, râlait-il. C'est à toi qu'elle montrera son visage d'amante, maudit magicien de la Méditerranée... Pas à moi... Moi je suis seulement la Terreur... Vous entendez, vous autres, la Terreur... Pas le magicien !... Mais cela ne sera pas. Je te tuerai...
Il fonça le sabre en avant. D'un coup de pied le Rescator lui envoya dans les jambes le plateau et le samovar et tandis que l'énergumène trébuchait il bondit, tirant son sabre à son tour. Les deux armes se croisèrent. Escrainville se battait avec la fureur de la démence. Les deux pirates reculèrent parmi le désordre des coussins et des plats jusqu'à l'estrade où le marquis, acculé, dut monter, tandis que les danseuses s'enfuyaient avec des cris aigus.. Le combat était meurtrier. Silhouette rouge contre silhouette noire, les deux duellistes avaient chacun une profonde connaissance de leur arme : le sabre d'abordage. Les valets maltais n'osaient intervenir pour ramener l'ordre au sein du batistan, dont ils assuraient la police. Le Rescator leur avait fait distribuer à chacun vingt sequins d'argent pur et une boule de tabac d'Amérique... Aussi ce fut dans un silence religieux que toute l'assistance attendit l'issue du combat.
Enfin le sabre du Rescator entama le poignet du forcené qui lâcha son arme. Escrainville hoquetait, une mousse blanche au coin des lèvres. Erivan, fort courageusement, se précipita pour le ceinturer et l'entraîner afin de le remettre à Coriano.
– Dommage ! fit simplement le Rescator en rengainant son arme. Sans l'intervention du petit Arménien, le cadavre du marquis d'Escrainville aurait certainement été offert, à cette place même, en holocauste pour toutes les victimes qu'il y avait vendues.
Le Rescator leva les deux mains.
– La fête est finie ! cria-t-il.
Il s'inclinait à droite et à gauche, saluant en turc, en italien, en espagnol. Dans un brouhaha de réunion mondaine, les assistants s'écoulèrent hors de la salle. Le Rescator revint vers Angélique. Derechef, il s'inclina très bas, balayant le sol de la plume noire de son chapeau.
– Me suivrez-vous, madame ?
En cet instant, elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde. Elle ne reconnut pas le décor du jardin, traversé tout à l'heure dans l'angoisse. À nouveau le pirate lui jetait sur les épaules son riche manteau.
– La nuit est fraîche... mais combien parfumée.
Devant le batistan, sur la place, un bœuf entier rôtissait sur un énorme brasier dont les lueurs illuminaient les faces satisfaites des hommes d'équipage et de la populace, conviée au festin. Des ruelles de Candie montaient les chants des flibustiers, faisant honneur au vin de Smyrne.
À la vue du Rescator, les vivats éclatèrent.
Une longue fusée bleue jaillit derrière un toit et retomba en parasol de lumière.
« Tiens, un feu d'artifice... »
*****
À quel instant les visages changèrent-ils d'expression ? L'horreur remplaça-t-elle la joie sur les faces hilares ?
Le Rescator fut le premier à flairer quelque chose d'insolite. Il s'écarta d'Angélique et courut vers les remparts qui dominaient la ville.
Au même moment, des déflagrations ébranlèrent la nuit et l'on entendit les glaces et les lustres voler en éclats à l'intérieur du batistan. Un halo rouge illumina le ciel. Une lueur mouvante, venue du bas de la ville, dansa sur les visages noirs et pétrifiés des janissaires et eux aussi coururent vers les remparts. Des cloches s'étaient mises à sonner. Un cri longuement répété, en toutes langues, dominait :
– L'incendie !...
Angélique fut subitement rejetée par la ruée de la foule qui voulait voir. Elle dut se traîner sur les pavés jusqu'au renfoncement d'une porte. Une main soudain crocha la sienne.
– Viens ! Viens !...
Elle vit la face malicieuse de Vassos Mikolès et elle se souvint des paroles de Savary :
« Quand vous sortirez du batistan, la fusée bleue donnera le signal... »
Elle lui avait demandé de l'arracher à son acheteur et de lui donner la liberté et il avait tenu sa promesse.
Et elle demeurait pétrifiée, glacée jusqu'au cœur, incapable de faire un mouvement, tandis que le petit Grec insistait avec angoisse :
– Viens ! Viens !
Enfin elle bougea et le suivit. Ils coururent à travers les ruelles, emportés par le courant irrésistible de la foule qui descendait vers le port.
Une agitation indescriptible régnait partout. On écrasait les enfants et jusqu'aux chats qui, hérissés, miaulant, bondissaient de corniches en balcons, comme des djinns griffus profilés en noir sur les lueurs du feu. Un autre cri sortait de toutes les bouches :
– Les navires !...
Quand Angélique, guidée par Vassos Mikolès, parvint au bord de la mer, près de la Tour des Croisés, elle comprit.
Dans le port, le brigantin du marquis d'Escrainville, L'Hermès, flambait comme un fagot. Déjà il ne montrait plus que le fantôme de sa carcasse embrasée. Activés par le vent, des brandons enflammés retombaient en pluie sur les navires à l'amarre. La galère du renégat danois était déjà la proie des flammes. D'autres incendies se déclaraient et, sur cette illumination dantesque, Angélique reconnut le chébec du Rescator. Le feu couvait à la proue, sur lequel s'acharnaient en vain les gardes restés à bord et qui commençaient à reculer, suffoqués par la chaleur environnante.
– Savary !
– Je vous attendais, dit Savary jubilant. Vous ne regardez pas du bon côté, madame, regardez là !
Dans l'ombre de la Porte des Croisés, que la sentinelle turque avait désertée pour courir au feu, il lui montra une barque qui achevait de préparer sa voile au départ. L'obscurité la dissimulait presque entièrement et seuls de subits reflets rouges de l'incendie révélaient des visages un peu hagards d'esclaves fugitifs qui s'y entassaient et de mariniers grecs qui procédaient à la manœuvre. C'était la barque de Vassos Mikolès et de ses oncles.
– Venez vite !
– Mais ce feu, Savary, ce feu, c'est...
– C'est le feu grégeois, explosa le vieux savant, en sautant sur place, dans sa jubilation. J'ai allumé le feu inextinguible. Ah ! Ah ! ils peuvent toujours essayer de l'éteindre. C'est le secret antique... Le secret de Byzance, et JE L'AI RETROUVÉ !...
Il dansait, comme un gnome surgi de l'enfer. Vassos Mikolès vint se saisir de son auguste père pour l'embarquer. Une femme sur le rivage s'approcha d'Angélique.
– C'est le papier qui était dans ta ceinture et qu'il t'avait pris. Adieu ma sœur, mon amie. Que les saints de l'Église te protègent !
– Ellis ! Tu ne viens pas ?
La jeune Grecque tourna son visage vers le port. Les mâts de L'Hermès, semblables à de translucides colonnes d'or, s'effondraient dans une gerbe d'étincelles. Le marquis d'Escrainville arrivait comme un fou. Il regardait le spectacle avec des yeux hallucinés.
– Non, je reste avec lui, cria Ellis.
Et elle se mit à courir vers la fournaise.
*****
Angélique monta dans la barque et celle-ci s'écarta silencieusement du bord. Les pêcheurs essayaient de se tenir dans la zone d'ombre du promontoire mais la lueur de l'incendie s'élargissait sans cesse et parfois les rejoignait. Dressé à la poupe, Savary se repaissait de la vue du port illuminé où la population s'agitait comme une fourmilière.
– J'ai bourré les deux navires d'étoupe en maints endroits, dans l'épaisseur de la coque, expliquait-il. Pendant tout le voyage des îles, chaque jour je suis descendu dans les cales et j'ai tout préparé. Puis, ce soir, j'ai arrosé de ma moumie transformée en essence, cette matière qui la rend mille fois plus brûlante, l'avant des deux navires, à l'intérieur et à l'extérieur. Les artificiers m'ayant requis pour les aider dans leur besogne, ce me fut un jeu d'expédier sur le tillac des deux navires, au bon endroit, des fusées de ma composition. Le feu a pris comme un ouragan...
Angélique, à ses côtés, se crispa subitement. Elle se redressa, incapable de prononcer un mot, les yeux dilatés. Savary se tut. Sa main chercha sa vieille lunette à sa ceinture et il la porta à ses yeux.
– Que fait-il ? Il est fou, cet homme !
Ils venaient de distinguer sur la dunette enfumée de L'Aigle des Mers, l'ombre du Rescator. Les mariniers maures avaient rompu les amarres et le chébec où s'étendait le feu dérivait sur les eaux du port s'éloignant du brasier mais lui-même déjà atteint. La flamme s'éleva plus forte et violente. Le mât de beaupré s'effondra. Puis il y eut une sourde explosion.
– La soute aux poudres, murmura Angélique.
– Non.
Savary lui écrasait les pieds de ses lourdes chaussures. Vassos Mikolès essayait en vain de convaincre son auguste père de se tenir tranquille.
– Ce nuage blanc à fleur d'eau, cria le savant, qu'est-ce que c'est ? QU'EST-CE QUE C'EST... ?
Une fumée jaune et lourde s'échappait du centre du chébec en feu et « coulait » jusqu'à la mer, puis en peu d'instants, elle recouvrit tout le navire, sauf le mât le plus haut. La lueur du feu s'étouffa et simultanément l'obscurité tomba sur le chébec enveloppé dans son cocon de vapeur.
Le port, encore illuminé par les incendies, s'éloignait. Les Grecs faisaient force rames. Bientôt ils dressèrent la voile latine. La barque des fugitifs bondit sur les flots noirs. Savary laissa retomber sa lunette.
– Que s'est-il passé ? On dirait que cet homme a réussi à éteindre le feu à son bord par des moyens magiques.
Son esprit déjà travaillait sur le mystère. Son fils en profita pour l'installer respectueusement au fond de la barque. Angélique, pour d'autres raisons, partageait la même impression d'irréalité.
Candie s'éloignait. Longtemps, longtemps, son reflet rouge dansa sur les flots. Angélique s'aperçut qu'elle avait gardé sur ses épaules le manteau du Rescator. Alors une douleur insensée lui monta à la gorge et mettant son visage dans ses mains, elle poussa un long gémissement.
La femme qui était à côté d'elle lui toucha le bras.
– Qu'as-tu ? N'es-tu pas heureuse d'avoir recouvré la liberté ?
Elle parlait en grec mais Angélique la comprit.
– Je ne sais pas, dit-elle avec un sanglot, je ne sais pas. Oh ! je ne sais plus.
Après ce fut la tempête.