Chapitre 22
À partir de l'instant où ces surprenantes paroles furent prononcées, Angélique agit comme un automate. Sans un mot, elle se leva, traversa la pièce, glissa tel un fantôme le long de l'escalier de marbre, franchit le vestibule. Sous le péristyle à colonnades vénitiennes, un homme attendait.
Il avait le teint pâle de ces peuplades berbères qui ont donné à la Barbarie son vocable. Un turban étroit de linge blanc autour du front retenait sur sa tête une haute calotte rouge. Ses vêtements étaient assez semblables à ceux d'un paysan du Moyen Age français, comportant des braies, des savates pointues et une sorte de blouse à capuchon avec des manches ouvertes à la hauteur du coude pour laisser passer l'avant-bras. Une barbe rare et incolore couvrait son menton.
Il s'inclina profondément tandis qu'elle le regardait les mains jointes, les yeux dilatés.
– Vous vous nommez Mohammed Raki ?
– Pour vous servir, madame.
– Vous connaissez le français ?
– Je l'ai appris d'un seigneur français dont j'ai été longtemps le domestique.
– Le comte Joffrey de Peyrac ?
Un sourire étira les lèvres de l'Arabe. Il dit qu'il n'avait pas rencontré d'homme portant le nom étrange qu'elle venait de prononcer.
– Mais alors ?...
Mohammed Raki eut un geste apaisant. Le seigneur français qu'il avait servi se nommait Jeffa-el-Khaldoun.
– Tel est le nom qu'on lui a donné en Islam. J'ai toujours su qu'il était français et de haute naissance. J'ignorais, je l'avoue, sous quel titre, qu'il n'a jamais livré à quiconque. Et lorsqu'il m'envoya à Marseille, il y a quatre années, pour y joindre un père lazariste et lui confier la mission de rechercher une certaine dame de Peyrac j'ai pris bien soin d'oublier même ce nom-là, pour complaire à celui qui a été plus pour moi un ami qu'un maître.
Angélique respira profondément et s'aperçut que ses jambes se dérobaient sous elle. Elle fit signe à l'Arabe de la suivre et gagna le salon, où elle se laissa choir sur l'un des nombreux divans qui le garnissaient.
L'homme s'accroupit devant elle, dans une attitude humble.
– Parlez-moi de lui, fit Angélique faiblement.
Mohammed Raki ferma les paupières et commença d'une voix monocorde, lente, comme s'il récitait une leçon.
– C'est un homme grand, maigre et qui ressemble à un Espagnol. Son visage est tout marqué de glorieuses cicatrices et parfois son aspect effraie. Sur sa joue gauche, les blessures forment un signe en pointe, comme ceci.
Le doigt à l'ongle rougi de l'Arabe traçait un V sur sa joue.
– Et sur la tempe une autre ligne qui traverse l'œil. Allah l'a gardé d'être aveugle car il était promis à un grand destin. Les cheveux sont noirs ; ils sont abondants et sombres comme la crinière d'un lion de Nubie. Ses yeux sont noirs et vous percent l'âme comme ceux d'un oiseau de proie. Il est agile et fort. Il professe une grande habileté à manier le sabre et à dompter les plus fougueux coursiers, mais plus grande encore est la science de son esprit qui a tenu en admiration les docteurs de l'école de Fez, la ville si célèbre et secrète des Médersas musulmans.
Un peu de chaleur recommençait à circuler dans les veines d'Angélique.
– Mon mari serait-il renégat ? demanda-t-elle effrayée, tout en pensant que cela lui serait égal.
Mais c'était une pensée impie et sacrilège.
Mohammed Raki secoua négativement la tête.
– Il n'est pas fréquent, dit-il, qu'un Chrétien puisse se déplacer impunément au royaume de Marocco sans avoir adhéré à notre loi. Mais Jeffa-el-Khaldoun vint à Fez et à Marocco non comme esclave mais comme l'ami du très vénéré marabout Abd-el-Mecchrat, avec lequel depuis de longues années il correspondait pour des travaux d'alchimie, dont ils étaient tous deux férus. Abd-el-Mecchrat prit ce Chrétien sous sa protection et interdit qu'on touchât à un seul cheveu de sa tête. Ils allèrent ensemble au Soudan pour y faire de l'or et c'est à cette occasion que je fus attaché au service de ce grand Français. Ces deux savants des secrets de la Nature travaillaient pour l'un des fils du roi du Tafila.
L'homme s'interrompit, les sourcils froncés, comme s'il cherchait à se rappeler un détail important.
– Un Noir fidèle le suivait partout qui répondait au nom de Kouassi-Ba.
Angélique se cacha le visage dans ses mains. Plus encore que la description très précise que l'Arabe lui avait faite de la physionomie de son mari, le nom du bon serviteur maure Kouassi-Ba déchirait le voile et la mettait en face de la réalité aveuglante. La piste suivie dans le tâtonnement et la douleur débouchait en pleine lumière, le port était atteint, la résurrection s'était accomplie, et ce qui n'était qu'un rêve insensé se matérialisait, prenait une forme humaine, que l'on pourrait bientôt étreindre.
– Où est-il, supplia-t-elle, quand viendra-t-il ? Pourquoi ne vous a-t-il pas accompagné ?
L'Arabe eut un sourire indulgent devant son impatience. Voici bientôt deux ans qu'il avait quitté le service de Jeffa-el-Khaldoun. Lui-même Mohammed Raki, vers cette époque s'était marié et avait pris un petit commerce en Alger. Mais il avait de fréquentes nouvelles de son ancien maître qui voyageait beaucoup, puis qui s'était fixé à Bône, ville de la côte d'Afrique où il continuait à se livrer à de nombreux travaux scientifiques.
– Je n'ai donc qu'à me rendre à Bône, dit Angélique, fébrile.
– Certainement, Madame. À moins d'une malchance qui en aurait éloigné le maître pour un court voyage, vous le trouverez sans peine car chacun vous indiquera le lieu de sa demeure. Il est célèbre dans toute la Barbarie.
Elle faillit tomber à genoux et remercier Dieu. Un martèlement régulier de hallebarde sur les dalles lui fit lever les yeux. C'était Savary qui s'introduisait, frappant les mosaïques du bout de son énorme en-cas de toile huilée.
À sa vue, Mohammed Raki se leva et s'inclina disant sa joie de connaître l'honorable vieillard dont son oncle lui avait parlé.
– Mon mari vit ! dit Angélique d'une voix entrecoupée de sanglots. Il me l'affirme. Mon mari est à Bône où je vais pouvoir le rejoindre.
Le vieil apothicaire examinait l'homme d'un air sagace, par-dessus le bord de ses lunettes.
– Tiens ! Tiens, fit-il, j'ignorais que le neveu d'Ali Mektoub fût berbère.
Mohammed Raki parut étonné et enchanté de la remarque. En effet, sa mère, sœur d'Ali Mektoub était arabe et son père berbère des montagnes de Kabylie. Il avait hérité tous les traits de ce dernier.
– Tiens ! Tiens ! répéta Savary, c'est un cas rare. Il y a généralement peu d'alliances entre les deux races, qui se haïssent : l'Arabe conquérant venu d'Arabie et le Berbère, d'origine européenne, vaincu par lui.
L'autre sourit derechef. L'honorable vieillard connaissait bien l'Islam.
– Comment se fait-il que ton oncle ne t'ait pas accompagné ?
– Nous étions en route pour Candie quand, par un navire que nous avons croisé, nous avons appris que la femme française avait fui et se trouvait maintenant à Malte. Mon oncle a continué sur Candie pressé de retrouver son commerce délaissé, alors que je montais à bord du navire pour retourner en arrière.
Entre ses longs cils touffus, il jeta à Savary un regard mi-triomphant, mi-ironique.
– Les nouvelles vont vite en Méditerranée, Messire. Elles volent aussi vite que les pigeons voyageurs.
Lentement, des plis de sa djellaba, il tira un étui de cuir et en sortit, pliée, la feuille qu'Angélique avait écrite d'une plume tremblante dans sa prison de Candie : « Souvenez-vous de moi qui ai été votre femme. Je vous ai toujours aimé. – Angélique. »
– N'est-ce pas la missive que vous avez remise à mon oncle Ali Mektoub ?
Savary ajusta ses lunettes pour regarder de plus près.
– C'est bien elle, en effet. Mais pourquoi n'a-t-elle pas été remise à son destinataire ?
Le visage de Mohammed Raki se crispa d'une expression peinée et ce fut d'une voix geignarde et psalmodiante qu'il se plaignit des doutes que Savary semblait émettre à son égard : l'honorable vieillard ignorait-il que Bône était une enclave espagnole aux mains des Chrétiens, catholiques les plus fanatiques qui soient et que deux pauvres Maures, fils de Mahomet, ne pouvaient y pénétrer sans y risquer leur vie.
– Tu es bien venu à Malte, fit remarquer Savary.
Avec patience, l'autre expliqua que tout d'abord Malte ce n'était pas l'Espagne, qu'ensuite il avait profité de l'occasion unique de se glisser dans la suite du reïs Ahmet Sidi qui se rendait à Malte pour négocier la rançon du prince Laï Loum, frère du roi d'Aden, récemment capturé par la Religion.
– Notre galère est entrée il y a une heure dans le port arborant la bannière de rachat et sitôt à terre je me suis empressé de partir à la recherche de la dame française. Tant que les pourparlers pour Laï Loum ne sont pas conclus, je ne risque rien de la part des Chrétiens.
Savary approuva. Il se rassurait visiblement.
– N'est-il pas de mon devoir de me montrer méfiant ? dit-il à Angélique comme pour s'excuser de ses réticences.
Une idée lui vint et il pointa son index vers le Berbère.
– Et qui me prouve que tu es Mohammed Raki, neveu de mon ami Ali Mektoub, et serviteur du seigneur français recherché ?
L'homme se crispa encore et ses yeux se fermèrent à demi dans une expression de colère. Mais il se maîtrisa.
– Mon maître m'aimait, dit-il d'une voix sourde. Il m'en a laissé un gage.
De la même pochette de maroquin il tira un bijou d'argent surmonté d'une pierre précieuse. Angélique la reconnut aussitôt : LA TOPAZE !
Ce n'était pas un bijou d'une grande valeur mais Joffrey de Peyrac y attachait beaucoup de prix car il était depuis des siècles dans sa famille. Et il aimait à dire que la topaze était sa pierre bénéfique, à la fois couleur d'or et de flamme. Elle l'avait vu la porter en sautoir au bout d'une chaîne d'argent sur un pourpoint de velours. Plus tard, il l'avait fait montrer au R. P. Antoine, à Marseille, en signe de reconnaissance.
Elle prit le bijou des mains du Maure et passionnément, les yeux clos, y posa ses lèvres. Le vieux Savary la regardait en silence.
– Que comptez-vous faire ? demanda-t-il enfin.
– Essayer de partir pour Bône, coûte que coûte.