Chapitre 12

Angélique se souvenait de s'être endormie au large de la Sicile et voici qu'elle se réveillait un mois plus tard au bout du monde, parmi ces îles grecques abandonnées des dieux, aux mains d'un pirate marchand d'esclaves.

Réfugiée à nouveau dans l'abri de son étroite cabine elle chercha en vain à se rappeler ce qui s'était passé.

Ellis accroupie à ses pieds lui raconta comment Savary et elle-même l'avaient soignée de jour et de nuit pour l'arracher à la mauvaise fièvre qui la consumait. Parfois le marquis d'Escrainville venait. Il regardait, impassible, la forme inconsciente qui se débattait sur l'étroite couchette. Puis, les dents serrées, il leur disait qu'il les écorcherait vifs s'ils lui laissaient « crever un lot pareil ».

– Je t'ai bien soignée tu sais, mon amie... Quand tu as commencé à moins souffrir de la tête j'ai brossé tes cheveux avec des poudres odoriférantes. Ils sont très beaux maintenant. Et bientôt tu redeviendras belle aussi.

– Donne-moi un miroir, dit Angélique, inquiète.

Elle se contempla avec une grimace : ses joues étaient creusées et blanches, ses yeux immenses. Elle songea que peut-être le pirate allait renoncer à la vendre.

– Est-ce que cela ne te fait pas honte d'être ainsi habillée en homme ? demanda Ellis.

– Non. Je crois que c'est préférable.

– Dommage ! Tu dois être si belle avec ces robes des Françaises dont on parle tant.

Pour lui faire plaisir Angélique lui décrivit quelques-unes des toilettes qu'elle avait portées à Versailles. Ellis, enchantée, riait et battait des mains. En regardant son jeune visage aux doux yeux sombres, Angélique se demandait comment une créature qui avait vécu un an dans l'intimité d'un marquis d'Escrainville pouvait avoir conservé tant de joie spontanée. Elle le lui dit. La jeune Grecque détourna les yeux.

– Oh ! tu sais... où j'étais avant, c'était pire... Lui, il n'est pas si mauvais. Il m'a donné des présents... Il m'a appris à lire, oui. Il m'a appris le français et l'italien... J'aimais quand il me tenait contre lui et qu'il me caressait... Mais il s'est lassé. Maintenant il ne m'aime plus.

– Qui aime-t-il ?

Un nuage de rancune flotta sur le front de l'esclave.

– Sa pipe de haschisch.

Elle soupira, résignée.

– Il fume parce qu'il pense toujours à quelque chose qu'il ne peut pas atteindre.

Coriano-le-borgne se présenta, un sourire qui se voulait aimable découvrant les quelques chicots noirs qui lui restaient. Il dit que la jeune dame devrait se rendre sur le pont. L'air était frais et ferait le plus grand bien à sa santé. Ellis jeta sur les épaules d'Angélique un voile léger et l'installa sur un rouleau de cordages près de la coupée, en face de l'île. Un vent délicieux s'était levé et elles restèrent un long moment à regarder les couleurs irisées du ciel et de la mer. Peu après le marquis d'Escrainville s'approcha à son tour. Il eut la diplomatie de ne pas adresser la parole à sa prisonnière, se contentant de la saluer profondément. Puis il se tint près de la coupée ouverte sur l'échelle de corde, afin de vérifier l'embarquement de la « marchandise ».

*****

Une grande animation régnait sur l'île. On entendait parfois un cri perçant, suivi de plusieurs autres qui se taisaient brusquement.

Le caïque aborda L'Hermès. La « marchandise » monta à bord, représentée par un jeune garçon de dix-sept à vingt ans et un enfant d'une dizaine d'années, tous deux d'une beauté de statue, avec un teint de brugnon mûr sous de longues chevelures noires et frisées. Ils portaient sur l'épaule une veste de peau de mouton, la veste des pâtres, dont ils avaient le regard d'innocence. L'enfant tenait encore à la main la flûte de roseau à quatre notes qui lui servait à rappeler ses chèvres. Il tourna les yeux vers son île et se mit à crier en tendant les bras. Un matelot l'entraîna. Venait ensuite une femme. C'était elle qui un instant plus tôt faisait entendre des cris déchirants. Maintenant, elle semblait à demi-évanouie. Un matelot la hissa pour monter et elle resta effondrée sur le pont, la tête inclinée, ses longs cheveux sombres épars sur le plancher visqueux du navire. Les femmes qui suivaient butaient contre elle. Il y eut ensuite des hommes et de nombreux vieillards. Le dernier, un marchand, fit hisser des paniers pleins de raisins noirs et les présenta à d'Escrainville. Celui-ci prit une grappe pour aller l'offrir à Angélique. La jeune femme refusa du bout des lèvres.

– Vous avez tort, dit le pirate, voilà qui ramènerait des couleurs sur vos joues. Les raisins de la charmante Kéos sont réputés et votre ami Savary prétend qu'il faut en manger pour éviter le scorbut. Tiens, où est-il encore passé, ce vieux singe ?

Un matelot répondit en s'esclaffant :

– Il est sur l'île, Monsieur, en train de peigner les boucs.

Le marquis d'Escrainville rit à gorge déployée.

– En train de peigner les boucs !... Ha ! Ha ! Ha ! Je n'ai jamais entendu une fable aussi drôle. Et pourtant c'est bien lui qui a réussi à me faire accroire que je gagnerais une fortune à peigner tous les boucs des îles grecques. Ha ! Ha ! Ha !

Il entra subitement dans une colère rouge :

– Mais qu'il ne s'imagine pas que je vais me laisser mener comme un enfant. Où est-il ? Qu'on me le trouve ! Je n'ai pas l'intention de coucher ici, moi.

– Le voilà ! cria une voix.

Parmi les silhouettes noires sur la rive on vit courir une sorte de négrillon affairé. Il attrapa in extremis, le canot qui repartait.

Le petit apothicaire grimpa l'échelle de corde avec l'habileté d'un singe et sans interrompre pour autant ses discours volubiles. Il s'adressait à d'Escrainville :

– L'escale vous aura rapporté plus qu'une satisfaction, Monsieur, une véritable fortune ! J'ai recueilli pour plus de 100 onces de ladanum et n'oubliez pas que le fameux « baume noir » que l'on en extrait, se vend plusieurs dizaines de livres l'once. Avec les parfums que vous allez obtenir vous allez mettre dans votre poche toutes les Cours d'Europe.

Pour appuyer son geste, Savary, qui prenait pied sur la coupée enfonça dans son pourpoint sa main... qui en ressortit par un trou laissant échapper la pipe du vieux savant. Celui-ci voulut la rattraper mais la projeta involontairement par-dessus bord. Sa mimique déchaîna l'hilarité des flibustiers. Les habits usés du vieillard étaient tout poissés d'une sorte de gomme. Il en avait jusque dans ses cheveux blancs échappés de sa calotte noire. Son teint était cadavérique et marqué de la plus étrange façon de traînées bleues et vertes, mais ses yeux demeuraient pétillants de vitalité. Il arracha des mains d'un mousse qui le suivait une petite cuvette, dont il mit le contenu sous le nez d'Escrainville.

– Regardez-moi cela. Voici du vrai ladanum, matière précieuse entre toutes et qui concurrence fort bien le musc des Indes, si difficile à se procurer... Madame, je vous salue, enfin vous voici guérie... Contemplez cette merveille. Il s'agit, dis-je, du ladanum, substance gommo-résineuse qui s'exsude spontanément sous forme de gouttes, des feuilles de certains arbrisseaux du genre Cistus ladeniferus. On le récolte en peignant la barbe des boucs et des chèvres qui broutent les feuilles de ces arbrisseaux. La substance graisseuse que vous voyez là sera refondue et purifiée. Elle donnera du ladanum liquide ou baume noir, que j'enfermerai dans de petites vessies très minces.

– Et tu me promets que je pourrai tirer monnaie de cette saloperie ? demanda d'Escrainville, soupçonneux.

– Je m'en porte absolument garant. C'est ce produit même qui entre dans la composition des meilleurs parfums pour les fixer. Les artisans parfumeurs de France et d'Italie le paient prix d'or à ceux qui peuvent leur en procurer en suffisante quantité. Et je vous garantis une récolte abondante, particulièrement à Santorine...

– Je n'irai pas à Santorine, vieux corbeau ! cria le marquis-pirate, de nouveau en colère. Je veux bien te conduire encore à Délos et à Mykonos, mais après je dois rallier Candie. Tu veux me faire rater le grand marché de la saison ?

– Qu'est-ce à côté de la fortune que...

– Ça va, ne m'échauffe pas les oreilles ! Ramasse tes ustensiles et déguerpis ! Tu me ferais regretter de ne pas t'avoir vendu à Livourne comme tes compagnons.

Maître Savary, avec l'humilité empressée qu'il savait fort bien affecter, rassembla sa cuvette, deux grands peignes de bois, un morceau de toile de sac et, courbant le dos, fit mine de s'esquiver.

– Vous savez, chuchota-t-il en passant près d'Angélique, j'ai réussi à « la » sauver.

– Quoi donc ?

– Ma moumie minérale. La Joliette n'avait pas coulé, bien qu'elle fût en mauvais état. Ce filou de Marquis l'avait fait hisser à bord. J'ai réussi un jour à m'y glisser et à reprendre ma bonbonne.

– Et maintenant La Joliette est loin, fit Angélique, amère.

– Hélas ! le pauvre Pannassave ne pouvait attendre votre guérison pour reprendre la mer. Il risquait de faire éventer son plan ou d'être vendu comme esclave avant d'avoir pu le réaliser. Déjà, à Livourne, le marquis a liquidé tout un lot, dont votre petit valet.

– Mon pauvre Flipot ! Vendu !

– Oui, et j'ai eu toutes les peines du monde à persuader notre maître de me garder à son bord.

– Ah ! tu es encore là, baladin du diable, cria d'Escrainville en revenant avec un geste de menace.

Le savant fila comme un rat et disparut dans une écoutille. Mais lorsque Angélique eut regagné sa cabine, il reparut.

– Je voudrais vous parler, Madame. Ma mignonne, dit-il à Ellis, charge-toi de faire le guet afin que nous ne risquions pas d'être dérangés.

– Ainsi vous êtes demeuré en esclavage à cause de moi, maître Savary ? demanda Angélique, émue.

– Pouvais-je vous abandonner ? fit le vieillard avec simplicité. Vous avez été très malade et vous n'avez pas encore bonne mine mais tout s'arrangera.

– Vous-même n'avez-vous pas été malade ? Votre teint est marqué de taches bleues.

– C'est toujours le « pinio », le plomb de Pannassave. C'est difficile de s'en débarrasser. J'ai essayé le citron, l'esprit de vin... Je crois que cela partira avec ma peau, conclut gaiement le savant, mais c'est sans importance. L'important... c'est de nous tirer des mains de ces dangereux pirates, glissa-t-il avec un regard alentour. Mais j'ai une idée. Chut !

– Croyez-vous que le marquis d'Escrainville va se rendre à Candie ?

– Certainement, car il a l'intention de vous présenter au batistan.

– Qu'est-ce que le batistan ?

– Le caravansérail où ont lieu les ventes des esclaves de prix. Les autres sont exposés dans les bazars et sur la place publique. Le batistan de Candie est le plus important de la Méditerranée.

Angélique eut la chair de poule.

– Ne vous affolez pas, reprit Savary, car j'ai eu une nouvelle idée. Pour la réaliser, il m'a fallu persuader ce coriace flibustier de nous conduire dans l'archipel sous prétexte de lui faire faire fortune avec des produits rares réservés à la parfumerie.

– Pourquoi ? demanda Angélique.

– Parce que nous avons besoin de complices.

– Et vous espérez en trouver dans les îles grecques.

– Qui sait ? dit Savary, mystérieux. Madame, je vais me montrer fort indiscret, mais puisque nous voici embarqués tous deux dans une méchante histoire, vous n'en voudrez pas à votre vieil ami de vous poser quelques questions. Pourquoi vous êtes-vous lancée, seule, dans un voyage plein d'aléas ? Moi, je courais après ma « moumie », mais vous ?

Angélique soupira. Après un instant d'hésitation, elle se confia au vieux savant. Comment, après avoir cru durant des années que son mari, le comte de Peyrac, était mort, condamné, elle avait acquis la certitude qu'il avait échappé au supplice. Comment, d'une recherche à l'autre, elle avait dû partir pour Candie où subsistait un faible indice de retrouver la trace du disparu.

Savary hocha sa barbiche en silence.

– Vous trouvez que je suis folle et inconsciente de m'être lancée ainsi dans l'aventure ? dit Angélique.

– Certes, vous l'êtes. Mais je vous excuserai. Moi aussi, je suis un vieux fou. Je quitte tout et je m'en vais vers les dangers sans y penser. Je flaire mon rêve à la trace de ma « moumie », comme vous foncez tête basse dans les pires sottises, parce que là-bas, vous ne savez où, brille votre amour comme une étoile dans l'obscurité du désert. Est-ce nous qui sommes fous ? Je ne le crois pas. Il y a au-delà de la raison, un instinct qui nous guide et nous fait frémir. Ainsi fait la baguette de coudrier au-dessus de la source cachée. Avez-vous entendu parler du feu grégeois ? demanda-t-il en changeant subitement de sujet. Au temps de Byzance, une secte de savants le possédait. D'où le tenait-elle ? D'après mes recherches sur les lieux ce seraient les adorateurs du Feu de Zoroastre, dans la région de Persépolis située à la frontière de la Perse et de l'Inde. C'est ce secret qui donnait l'invincibilité à Byzance, tant que les savants byzantins ont su conserver la formule du feu inextinguible. Hélas, elle se perdit vers l'an 1203 avec l'invasion de Byzance par les Croisés. Eh bien ! je suis certain que le secret réside dans la moumie minérale. Elle brûle sans s'éteindre et, traitée d'une certaine façon, elle dégage une essence volatile extrêmement inflammable et presque explosive. J'en ai fait l'expérience ce matin sur une infime parcelle. Oui, Madame, j'ai redécouvert le secret du feu grégeois !

Dans son exaltation il avait élevé la voix. Elle lui rappela la prudence. Ils ne devaient pas oublier qu'ils n'étaient que deux pauvres esclaves aux mains d'un tortionnaire sans indulgence.

– Ne craignez rien, affirma Savary. Si je vous parle de mes découvertes ce n'est pas parce que je retombe dans mes manies, mais parce qu'elles aussi nous aideront à reconquérir notre liberté. J'ai mon idée et vous en garantis la réussite, si nous pouvons parvenir jusqu'à l'île de Santorine.

– Pourquoi Santorine ?

– Je vous le révélerai, l'heure venue.

Savary s'éclipsa.

Avec l'approche du soir le navire s'emplit de nouvelles rumeurs. Des cris de femmes montèrent, mêlés à des voix d'hommes, à leurs jurons ; un bruit de coups, de galopades éperdues de pieds nus à travers le dédale du navire, des pleurs, puis de longs hurlements spasmodiques à demi étouffés par les voix de basse des hommes et leurs rires énormes.

– Que se passe-t-il encore ? demanda Angélique à sa compagne.

– Les hommes dressent les nouvelles captives.

– Que leur font-ils ?

La jeune Grecque détourna les yeux.

– Mais c'est horrible ! protesta Angélique d'une voix blanche, ce n'est pas supportable. Il faut faire quelque chose.

Tout proche, le gémissement suppliant d'une femme violentée s'éleva comme un sanglot.

Ellis retint Angélique :

– N'y va pas ! C'est toujours ainsi. C'est leur droit.

– Leur droit !

Ellis expliqua de sa voix douce que les pirates avaient droit de partage sur le butin. Ils « touchaient » en nature et en sequins après la vente. De plus, si les femmes très belles étaient réservées pour un usage voluptueux, un grand nombre étaient vendues surtout comme esclaves, c'est-à-dire servantes-bêtes de somme attachées à l'innombrable domesticité des caravansérails. Leur prix augmentait si on pouvait les mettre sur le marché grosse d'un enfant, futur esclave. Les hommes du marquis d'Escrainville s'évertuaient donc à valoriser la « marchandise ».

Angélique mit les mains sur ses oreilles, hurla à son tour qu'elle en avait assez de ces sauvages, qu'elle voulait s'en aller. Lorsque le second, Coriano, se présenta suivi de deux négrillons qui portaient un plateau chargé de victuailles, elle le couvrit d'injures et refusa d'avaler une bouchée.

– Mais il faut que vous mangiez ! s'écria le borgne, tragique, vous n'avez plus que la peau et les os. C'est une catastrophe !

– Qu'on arrête de tourmenter ces femmes ! Faites cesser cette orgie !

Elle envoya un coup de pied dans le plateau et renversa les marmites à terre.

– Faites cesser ces cris !

Coriano se hâta aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes. On entendit brailler d'Escrainville.

– Ah ! tu te félicitais qu'elle ait du caractère ! Tu es servi j'espère ! Si mon équipage ne peut plus forniquer sur son propre navire !...

Elle le vit arriver à grands pas, tout mauvais.

– Il paraît que vous refusez de manger ?

– Si vous croyez que vos saturnales sont faites pour m'ouvrir l'appétit !

Angélique, amaigrie, hérissée, dans son justaucorps trop large, ressemblait à un adolescent buté. Un demi-sourire étira la lèvre du pirate.

– C'est bon ! J'ai donné des ordres. Mais de votre part mettez-y un peu de bonne volonté. Madame du Plessis-Bellière, me ferez-vous l'honneur de venir souper avec moi sur la dunette ?

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