Le break gris « 404 » sans plaque d’immatriculation descendait rapidement l’avenue Miguel Claro, venant du sud. Ses phares éclairaient la chaussée vide encore noyée de brume. Il était tout juste cinq heures du matin et le couvre-feu n’était levé que depuis quelques minutes. Prudents, les habitants de Santiago ne se hasardaient dans les rues de la ville qu’à partir de cinq heures et demie, ne tenant pas à se retrouver à Ritoque, le camp de concentration créé par la Junte, aux environs de la ville. Les « carabinieros » et les policiers de la D. I. N. A., la Gestapo du régime ne plaisantaient pas. De une heure à cinq heures, Santiago était une ville morte.
Le véhicule fit un appel de phares au croisement de l’avenue Clemente Fabris, ralentit et vint se serrer contre le trottoir, face à la grille entourant le parc de l’ambassade d’Italie, une des plus belles propriétés du quartier cossu de Bilbao. Aussitôt, un carabiniero frigorifié, engoncé dans sa tenue olive, s’avança vers la « 404 », mitraillette pointée. Les autres, espacés de cent mètres en cent mètres, le long de l’ambassade s’ébrouèrent nerveusement. Un chien-loup tenu en laisse aboya. L’ambassade d’Italie, comme toutes les autres enclaves diplomatiques de Santiago, était cernée jour et nuit par la police. Toute personne tentant d’en franchir les grilles courait le risque d’être abattue à vue. À l’intérieur de chaque ambassade s’entassaient déjà des dizaines de réfugiés politiques qui avaient fui la répression féroce de la Junte du général Pinochet et attendaient de pouvoir sortir du pays avec un sauf-conduit. Certains croupissaient là depuis un an… Après la pagaille des premiers jours la D. I. N. A. avait bouclé hermétiquement les ambassades et plus personne n’arrivait à s’y réfugier. Mieux, les « carabinieros » avaient envahi l’ambassade de Colombie pour s’emparer des fugitifs s’y cachant… Cela avait déclenché un tel tollé qu’ils n’avaient pas osé recommencer… mais leur repentir n’avait pas été jusqu’à rendre les gens qu’ils avaient enlevés…
La portière de la « 404 » qui venait de s’arrêter devant l’ambassade d’Italie s’ouvrit et il en jaillit une silhouette titubante et insolite.
Un homme trapu et minuscule, presque un nain, un curieux chapeau blanc enfoncé profondément sur le front, boudiné dans un costume sombre trop serré. Ses petits yeux injectés de sang fixèrent avec insolence le canon de la mitraillette, il éructa un hoquet, plongea la main dans une de ses poches et en sortit une carte qu’il mit sous le nez du carabinier. Aussitôt, ce dernier baissa son arme, esquissa un sourire vaguement servile.
— Esta bien, Señor.
Le moteur de la « 404 » tournait toujours. C’était le seul bruit qui rompait le silence de l’aube.
L’homme au chapeau blanc rempocha sa carte, eut un nouveau hoquet et s’approcha des grilles d’une démarche mal assurée. Le carabinier se détourna. Il puait l’alcool à vingt mètres. Fixant le bâtiment gris d’un étage qui se dressait au milieu du parc, l’homme au chapeau blanc cracha violemment, marmonnant une insulte. Puis il revint à la « 404 », ouvrit le hayon arrière, interpellant l’homme qui se tenait au volant. Celui-ci descendit aussitôt, le rejoignit. Le carabiniero, toujours planté sur le trottoir, entendit le chauffeur proférer quelques mots de reproche d’un ton respectueux, rembarré par une bordée d’injures. Déjà, l’homme au chapeau blanc se penchait à l’intérieur du véhicule. Aidé du chauffeur, il tira à l’extérieur un sac de jute marron posé sur le plancher. Lorsqu’il tomba sur l’asphalte, l’homme au chapeau blanc eut un rire gras, se retourna et héla le carabinier d’une voix avinée. Celui-ci sentit son cœur lui remonter dans la gorge : à sa forme, il était facile de voir que le sac contenait un corps humain.
Le carabiniero s’approcha d’un pas d’automate.
— Señor ?
Sa voix était mal assurée et il s’efforçait de ne pas regarder le sac.
— Ferme ta gueule et aide-nous, jeta l’homme au chapeau blanc.
Donnant l’exemple, il empoigna le sac par un bout. À trois, ils transportèrent le sac de toile maculé de taches sombres jusqu’à la grille. Au moment où ils l’atteignaient, une fenêtre s’éclaira au rez-de-chaussée de l’ambassade.
Debout derrière les rideaux de la salle à manger de l’ambassade d’Italie, un jeune homme barbu observait intensément le manège de la « 404 ». On avait repoussé tous les meubles contre les murs pour laisser la place à une vingtaine de paillasses improvisées. L’odeur était effroyable. Les réfugiés vivaient les uns sur les autres depuis des mois. Chaque parti politique avait sa pièce. Le parti communiste s’était installé dans le grand salon, le M. I. R. avait pris la salle à manger, laissant le sous-sol au M. A. P. U.… Toutes les nuits, on désignait un guetteur pour éviter les surprises de la D. I. N. A. Tous les coups se faisaient pendant le couvre-feu, façon d’éviter les témoins.
Le jeune barbu ne quittait pas la « 404 » des yeux. De plus en plus nerveux. La D. I. N. A. utilisait presque toujours des « 404 » sans plaque. Que voulaient-ils ? Abandonnant la fenêtre, il se faufila jusqu’à un homme roulé en boule dans une couverture sous une pancarte proclamant : « Ne jetez pas les ordures par terre, la propreté est révolutionnaire ! ».
Il le secoua doucement, pour ne pas réveiller les autres.
— Carlos !
Le dormeur se réveilla en une fraction de seconde, se dressa, les yeux encore pleins de sommeil, mais déjà sur ses gardes. En dépit de ses traits amaigris, il était beau, avec une mâchoire volontaire, des cheveux noirs rejetés en arrière, une bouche sensuelle. L’air un peu d’un séducteur des années trente. Seule la bouche, large et bien dessinée, adoucissait le visage pas rasé.
— Qu’est-ce…
— Ils sont dehors ! souffla le jeune barbu.
Carlos bondit à la fenêtre, le cœur cognant dans la poitrine. La D. I. N. A. avait mis sa tête à prix pour 4 200 dollars. Une somme énorme dans un pays ravagé par une inflation de 375 %.
Il vit la voiture, le sac, ne comprit pas tout de suite.
— Réveille les autres, jeta-t-il au jeune barbu.
Surtout ne pas se laisser égorger comme des moutons.
Le barbu commença à secouer les dormeurs. L’homme qu’il avait appelé Carlos regardait de tous ses yeux l’étrange manège. Tout à coup, il comprit et une vague de haine et d’horreur le submergea. Derrière lui, les réfugiés se dressaient, paniqués, s’interpellant avec des voix angoissées. Oubliant toute prudence, Carlos ouvrit la fenêtre violemment et se pencha à l’extérieur.
— Vamos ! Vamos ! grogna l’homme au chapeau blanc.
Il était tellement ivre que le sac lui échappa deux fois avant qu’il parvienne à le hisser le long de la grille. Silencieusement, le carabiniero et le chauffeur lui prêtaient main-forte. Le sac resta en équilibre au sommet de la grille quelques instants. Puis l’homme au chapeau blanc, d’un bond maladroit, le fit basculer à l’intérieur du jardin de l’ambassade. Il glissa en retombant et son chapeau roula sur le trottoir.
Le chauffeur le ramassa aussitôt et son propriétaire le remit avec un juron, sans même l’épousseter.
Un cri jaillit de l’ambassade :
— Assassinos !
Une voix d’homme forte et bien timbrée. L’homme au chapeau blanc tendit le poing et fit demi-tour, suivi du chauffeur.
Ils remontèrent dans la « 404 » qui démarra, vira sur la chaussée déserte et repartit vers le sud. Le carabinier passa sa langue sur ses lèvres sèches. Il regarda l’ambassade. Les unes après les autres, les fenêtres s’allumaient. Une clameur, faite cette fois de dizaines de voix, en jaillit, lui glaçant le sang :
— Assassinos !
La voix de Carlos avait brisé le silence irréel, réveillant les dormeurs de la pièce voisine.
Il vit les deux hommes rentrer précipitamment dans la « 404 », qui démarra en trombe. Les clameurs de haine la poursuivirent jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Un brouhaha grandissant montait de l’ambassade. Carlos abandonna la fenêtre, se précipita à travers la pièce, bousculant les boîtes de conserve vides qui servaient de gamelles, allant droit vers le hall d’entrée. Le barbu s’accrocha à lui.
— Carlos ! C’est trop dangereux, n’y va pas ! ils peuvent tirer sur toi…
La D. I. N. A. ignorait en principe que Carlos Geranios, un des chefs du M. I. R., parti d’extrême gauche, se cachait à l’ambassade d’Italie sous un faux nom.
Quatre employés de l’ambassade traversaient déjà la pelouse en courant. Ils ramassèrent le sac et l’emportèrent vers le bâtiment où tout le monde était maintenant réveillé. Le soleil apparut d’un coup, baignant la pelouse, déchirant la brume matinale. On était à la fin de l’été austral, mais mars était encore très chaud. En silence, massés sur le perron de l’ambassade, les séquestrés volontaires regardèrent les employés se rapprocher portant le sac.
Ils le posèrent doucement surie parquet de marqueterie de l’entrée. Il était fermé par une grosse ficelle. Les hommes qui l’avaient porté se redressèrent, fuyant le regard des reclus.
— Ouvrez-le ! cria quelqu’un.
Personne ne bougea.
Puis le barbu écarta le premier rang, s’accroupit, un couteau à la main. Il coupa la ficelle, écarta le jute. Carlos Geranios le rejoignit.
Un pied apparut. Un pied de femme très blanc. Un murmure horrifié gronda dans le hall. Blême, Carlos Geranios dégagea le second pied. Puis un vieil homme avec des lunettes tira le sac de l’autre côté, dégageant lentement le corps. Le murmure redoubla, fit frémir le premier rang. Une femme éclata en sanglots. Celui qui avait tiré le sac se redressa, froissant machinalement le jute grossier dans ses bras, les yeux pleins de larmes, incapable de parler. Ce n’était pas la pudeur qui lui faisait détourner les yeux du corps nu, mais l’épouvante.
Carlos Geranios, les yeux secs, les pupilles agrandies, agenouillé près du corps, posa la main sur l’épaule nue, l’effleurant à peine. La chair était encore tiède.
Baissant les yeux, il se força à regarder l’abominable spectacle. La peau était marbrée de taches bleues. Des coups. Avec les chancres noirâtres des brûlures de cigare. Le sein droit en était constellé. Le visage n’était plus qu’une masse sanglante, informe, écrasée de coups. Gonflée, méconnaissable. Toutes les incisives avaient été arrachées par les tortionnaires de la D. I. N. A., ce qui donnait à la bouche un aspect insolite de vieillesse.
Carlos Geranios avança doucement la main et écarta la lèvre inférieure éclatée, découvrant un bridge d’or qui emprisonnait trois dents.
Il eut l’impression qu’une main invisible lui enserrait la poitrine, qu’il allait se mettre à hurler. Il se surprit lui-même de pouvoir être si calme, de ne pas trembler, de ne pas pleurer. Il n’entendait plus le bruissement des exclamations horrifiées derrière lui. Son regard descendit jusqu’à la pancarte de carton accrochée au cou de la morte par une ficelle. On y avait écrit au stylo-feutre :
« Traîtresse au M. J. R. Exécutée par les patriotes. »
Les traits figés dans un rictus involontaire, il essaya de se vider le cerveau. De ne pas penser à ce que Magali avait ressenti quand on lui avait arraché les dents avec des tenailles, quand on avait brûlé la chair délicate de ses seins avec des cigarettes, quand on lui avait écrasé le visage à coups de crosse…
Son regard descendit encore et ce qu’il vit lui donna envie de vomir. Les mains de la morte étaient liées derrière son dos, mais pas ses jambes. Son bas-ventre avait été lacéré, déchiré à coups de baïonnette, jusqu’à l’os. Puis les tortionnaires y avaient enfoncé un cactus dont le vert était maintenant imprégné de sang et d’humeur. Très probablement, alors qu’elle était encore vivante. Carlos Geranios savait ce qui avait précédé cet ultime outrage.
Le colonel Manuel Chonio, surnommé le « Boucher de Los Angeles » à cause des atrocités qu’il avait commises dans cette ville du sud du Chili, maintenant chargé de traquer les « miristes » à Santiago, utilisait une méthode particulière d’interrogatoire. Tenant un rat dans un gant de cuir, il l’enfonçait dans le vagin de la suspecte, le museau en premier. Jusqu’à ce qu’elle parle ou devienne folle.
Quelqu’un tira en arrière Carlos Geranios et il se laissa faire. Il croisa le regard terrifié de l’ambassadeur du Venezuela, drapé dans une robe de chambre, dépassé. On jeta une couverture sur le corps martyrisé. Mais l’abominable image persistait sur toutes les rétines.
Carlos sortit du hall, suivi du jeune barbu. Il s’arrêta près des fenêtres du salon, regardant le parc et les uniformes sur le trottoir. Avec une haine impuissante.
— Tu savais qu’ils l’avaient prise ? demanda doucement son compagnon.
Carlos Geranios inclina la tête sans répondre.
Il savait que Magali était entre les mains de la D. I. N. A. depuis deux semaines. Une des seules personnes à savoir où il se cachait. Il avait espéré contre toute logique. Se disant que Magali était jeune, belle, pleine de sang-froid. Qu’on la battrait, qu’on la violerait sûrement, mais que les autres ignominies lui seraient épargnées…
Il avait sous-estimé leur désir de le retrouver. Ils l’avaient fait parler. Ensuite, elle était morte ou ils l’avaient achevée. De toute façon, elle n’était plus « montrable ». Depuis quelques semaines, la Junte commençait à avoir un léger souci de respectabilité. On retrouvait dans les terrains vagues de Santiago des cadavres torturés prétendument exécutés par le M. I. R. ou les communistes…
Une seule chose étonnait Carlos Geranios. Pourquoi être venu déposer le cadavre là où il se trouvait ? Comme pour le défier…
Maintenant, il savait qu’ils ne reculeraient devant rien pour l’avoir.
Il se tourna vers le jeune barbu :
— Ils vont venir, dit-il à voix basse.
Une Mitraillette sur le ventre, l’ambassadeur ne se transformerait pas en héros pour lui. Il émettrait une énergique protestation diplomatique. Qui n’arracherait pas Carlos Geranios à la torture et à la mort. La D. I. N. A. avait pour objectif avoué de broyer impitoyablement tout ce qui pouvait encore s’opposer à la Junte. Quand l’opposition serait au cimetière, on redeviendrait gentil… En attendant, l’épuration était féroce. Dès le couvre-feu, les fourgons Chevrolet blancs et noirs de la D. I. N. A. parcouraient les rues de Santiago, embarquant les suspects dans le silence de la nuit. La plupart disparaissaient sans laisser de traces. Seul, le général Pinochet, chef de l’État, avait le pouvoir de contrer la D. I. N. A.
Il en usait rarement. La D. I. N. A. était sa création.
Le barbu se rapprocha encore de Carlos Geranios :
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Carlos secoua la tête.
— Je ne sais pas. Pas encore.
La veille il s’était endormi en rêvant à l’avenir. Deux jours plus tard, il devait partir du Chili, dans un lot d’expulsés, pour le Venezuela.
Magali finirait bien par être relâchée. Ils se retrouveraient au Mexique. Ou à Cuba, ou ailleurs. Ils feraient l’amour sur une plage au soleil. Ses yeux se remplirent de larmes. Il reverrait toute sa vie le cactus qui la violait odieusement, même morte.
— Campañero, dit le barbu, la Révolution finira par triompher. Courage.
Carlos secoua la tête sans répondre. Il s’en foutait bien de la Révolution, en cet instant.
Il n’y aurait jamais de triomphe pour Magali, morte à vingt-trois ans. Après des jours d’enfer. Brutalement, la détermination chassa son désespoir. Il ne donnerait pas à ses ennemis la joie de le torturer à son tour. Il tourna vers le barbu des yeux encore brillants de larmes.
— Tu as raison, Luis, dit-il, nous triompherons.
Il n’allait pas attendre les assassins. Il allait combattre et se venger.
Traversant le salon, il regagna la salle à manger, s’accroupit près de sa couverture et prit une sacoche de cuir marron bourrée de documents. Ce qui lui restait maintenant de plus précieux.
— Imbécile ! Traître ! Crétin !
La gifle formidable résonna douloureusement dans la tête de Juan Planas, achevant de le dessaouler. Son beau chapeau blanc gisait sur le sol du bureau, piétiné par les bottes du colonel Chonio. Ce dernier, violet de rage, les yeux hors de la tête, tournait autour du petit policier, au garde-à-vous au milieu de la pièce, le giflant, l’injuriant, le bourrant de coups de pied. Les 1 m 55 de Juan Planas oscillaient docilement. Le policier encaissait les coups sans mot dire, la tête baissée. Au début, il avait tenté de dire à son supérieur qu’il ne faisait pas un métier amusant, que torturer une femme pendant des heures c’était éprouvant pour les nerfs, que, sans le whisky confisqué, il ne tiendrait pas… Mais il s’était contenté de murmurer de plates excuses pour sa petite plaisanterie de l’ambassade d’Italie. Trop conscient des conséquences qu’elle pouvait avoir. Dégrisé, il commençait à mesurer son imprudence et aurait presque remercié le colonel pour ses gifles. Ce dernier s’approcha de lui et postillonna dans sa moustache.
— Écoute bien, cloaque ! Si ce type nous file entre les doigts, tu iras te balader dans le détroit de Magellan au bout d’une corde, jusqu’à ce que tu gèles vivant… Maintenant, fous le camp et mets-toi au travail.
Juan Planas ramassa son chapeau et commença à le décabosser. Dans l’extrême Sud, les militaires de la Junte s’amusaient à plonger les suspects dans l’océan glacial, suspendus au bout d’une corde accrochée à un hélicoptère. Jusqu’à ce qu’ils meurent de froid.
Il n’avait pas la moindre envie de subir ce traitement. Même s’il devait encore passer quelques nuits blanches à interroger des suspects.