La gorge sèche, les poumons en feu, les jambes lourdes, les pieds en plomb, Malko courait vers l’ouest, les yeux fixés sur la ligne des collines qui semblaient s’éloigner à mesure qu’ils tentaient de s’en rapprocher. À ses côtés, Carlos Geranios courait aussi, la bouche ouverte pour aspirer le plus d’air possible, traînant la lourde sacoche de cuir. Loin derrière eux, ce qui restait de la Datsun achevait de se consumer. Le « mirage » avait disparu comme s’il n’avait jamais existé. Ils s’éloignaient de la route Santiago-Valparaiso, parce que ce serait par là que la D. I. N. A. viendrait ramasser leurs cadavres. Du moins, ils l’espéraient… Malko avait l’impression que ses poumons allaient éclater. Même cachés dans Ibacache, les tueurs de la D. I. N. A. les débusqueraient. Il n’avait qu’une idée. Mettre la main sur John Villavera. Mais l’Américain se trouvait à Santiago. Dans un autre monde… Épuisé, Malko s’arrêta de courir. Carlos Geranios le tira par le poignet.
— Vite, compañero, vite, s’ils viennent maintenant, ils nous tuent.
S’il y avait des témoins, ce serait moins facile.
— Allez-y Carlos, dit Malko. Je ne peux plus.
Il avait même envie de jeter son pistolet extra-plat tant le poids lui en semblait insupportable. Geranios secoua la tête.
— Vamos ! vamos !
Soudain une incroyable pétarade leur fit tourner la tête. Une voiture se rapprochait, vestige d’un autre âge une Fort T, vieille de cinquante ans, avançant à trente à l’heure au milieu de la route. Elle donna un faible coup de klaxon et, voyant que les deux hommes restaient au milieu de la route, s’arrêta dans un crissement plaintif de frein. Il n’y avait qu’un vieux paysan à l’intérieur qui leur adressa un grand sourire et une longue phrase, dans un langage incompréhensible pour Malko. Du patois chilien.
Carlos et lui engagèrent la conversation. Puis le Chilien traduisit pour Malko.
— Il a vu les débris de la voiture, il croit que nous avons eu un accident. Je lui ai demandé de nous conduire à Santiago. Il allait à Ibacache. Il vient de Los Rotos.
Les négociations durèrent quelques minutes, considérablement aidées par une liasse d’escudos. Enfin, les deux hommes montèrent dans la Ford. Carlos à côté du chauffeur. Ils faillirent ne pas redémarrer… Vingt minutes plus tard, ils traversaient Ibacache et filaient vers Santiago.
Malko ruminait sa rage. Maintenant, seul l’ambassadeur des U. S. A. pouvait intervenir. Le paysan leur tendit un sac de papier contenant des « empenadas », sorte de feuilletés locaux qu’ils se mirent à dévorer de bon appétit.
Ensuite. Malko somnola, brinquebalé par les cahots, fut réveillé par le klaxon furieux d’un gros bus qui les doubla en les jetant presque dans le fossé. Ils entraient dans Santiago par le sud. Malko savait que de jour, il risquait peu. La D. I. N. A. était trop prudente. Et, pour l’instant il était officiellement mort…
Cela lui donnait un certain répit.
La Ford déboucha sur Alameda, derrière le palais de la Moneda. Le paysan cala et s’arrêta, dévorant des yeux le vieux bâtiment.
— C’est la première fois que je viens ici, dit-il, extasié. C’est beau !
Carlos et Malko sautèrent de la Ford, lui serrèrent la main et s’éloignèrent. Ils entrèrent dans un bar, le Haïti, où pour 350 escudos une serveuse en mini leur apporta des « café-café ». Ils en burent deux chacun, coup sur coup.
— Allons chez l’ambassadeur des États-Unis, suggéra Malko.
Carlos Geranios secoua la tête négativement.
— Non. Je n’ai plus confiance dans les Américains. Je vais me cacher dans Santiago et organiser mon départ autrement.
Il lui tendit la main. « Adios. »
Malko prit la main tendue. N’arrivant pas à croire que sa mission se terminait là.
— Comment puis-je vous joindre ? demanda-t-il. Carlos Geranios hésita.
— Par la patronne du bordel de la calle Miraflores, Anna, dit-il. Elle saura toujours où je suis.
Il ramassa sa sacoche de cuir et sortit du Haïti, disparut dans la foule.
Malko l’imita très vite. Il n’avait qu’une pensée dire à John Villavera ce qu’il pensait de lui. C’était samedi. Il n’y aurait personne à Langley. En prenant l’avion le jour même, il arriverait dimanche matin à Washington. Il avait hâte de se trouver dans le bureau de Michael Burrough, le patron de la « Western Hemisphere », à la Clandestine Division. Pour régler le sort du chef de station de la « company » à Santiago.
Un bruit de fanfare militaire le fit se retourner. Un long convoi s’avançait le long de l’Avenida Presidente Bunez. Des soldats marchaient à un lent et rigide pas de parade derrière un cercueil porté sur un affût de canon recouvert du drapeau chilien. Un chant s’éleva de leurs rangs, poignant et insolite. Malko crut rêver. Les soldats chantaient « Lili Marlène » !
Il s’approcha d’un passant et demanda ce qui se passait. L’autre lui répondit, indifférent :
— Ils enterrent l’amiral Bonilla. Celui qui s’est tué en hélicoptère.
Les soldats défilèrent devant lui au pas de l’oie, martelant la chaussée, le regard fixe, chantant à gorge déployée le vieux chant de la Wehrmacht. Les rares spectateurs détournaient les yeux ou s’éclipsaient dans les rues adjacentes. Une vingtaine d’officiers marchaient solennellement en tête du défilé, chamarrés comme des arbres de Noël. Malko chercha des yeux le colonel O’Higgins, mais ne le vit pas.
Il se mit en route vers le Sheraton, tandis que le martèlement des bottes décroissait derrière lui. Il avait un certain nombre de choses urgentes à faire.
Malko allait raccrocher après avoir laissé sonner dix fois lorsqu’on décrocha enfin. La voix de John Villavera fit :
— Hello !
Malko essaya de faire abstraction de sa rage pendant quelques secondes. Jouissant de l’instant. Puis il annonça d’une voix sarcastique :
— Une surprise, John. Une mauvaise surprise.
Il n’entendit plus que les grésillements du bruit de fond. John Villavera avait sûrement reconnu sa voix. Il devait récupérer. Il l’imagina serrant le téléphone ; cherchant une explication… Affolé, furieux. Se demandant ce qui n’avait pas marché.
— John, fit Malko, en détachant chaque mot, je me doutais que vous étiez une ordure. Mais à ce point-là, c’est admirable. Seulement, faites vos commissions vous-même. Les Chiliens ne sont pas consciencieux… Je suis vivant et Carlos aussi. Bad news, hein ?
L’Américain retrouva enfin sa voix. Un croassement plutôt. Chaque mot semblait avoir du mal à passer. Volubile, il expliqua.
— J’étais sous la douche, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi n’êtes-vous pas en route pour l’Argentine ?
— John, fit Malko, s’il ne tenait qu’à vous je serais en route pour l’enfer… Maintenant, je vais à Washington, où je vais expliquer comment vous avez, vous, le C. O. S. de la C. I. A. à Santiago, organisé mon assassinat et celui de Carlos Geranios. Je saurai qui a donné l’ordre ! J’ai quelques amis là-bas…
La voix de John Villavera vira à l’aigu.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Où est Geranios ? Qu’est-il arrivé ? Pourquoi m’accusez-vous ?
— C’était particulièrement cynique de me faire tracer un cercle noir sur le toit de la voiture, continua Malko, étouffant de rage. Un peu comme si on demandait à un lièvre de se dessiner une cible sur le ventre. J’apprécie, John, on dit toujours que les fonctionnaires manquent d’humour. C’est une erreur. Vous en avez beaucoup, John ! Je vous dis adieu. Mais vous entendrez parler de moi. Avant de quitter ce beau pays, je vais également dire à l’ambassadeur ce que je pense de vous.
— Attendez, protesta Villavera, nous devons aller en week-end à Viña Del Mar…
— John, fit Malko, vous êtes encore plus abject que je ne le pensais.
Il raccrocha un peu soulagé. Cela avait été plus fort que lui. Il alla prendre un bain. À Santiago il était impuissant, ne pouvant lutter contre un gouvernement légal. À Washington, un certain nombre de très hauts fonctionnaires l’appréciaient et le respectaient. Cette histoire allait les intéresser prodigieusement. Surtout au moment où la C. I. A. était sur la sellette. La « company » essayant de supprimer un témoin de son infamie, c’était du pain bénit pour ses nombreux détracteurs. Jack Anderson en ferait ses choux gras. Le William Cobby, l’actuel patron de la C. I. A., risquait de sauter. Peut-être même Kissinger… Alors qu’il sortait de la salle de bains, le téléphone sonna. Une voix de femme.
— Señor Linge ? C’est la Lan-Chue. Je suis désolée. Notre vol a dû être annulé. Si vous voulez, nous reportons votre réservation à mardi. Il n’y a pas de place avant…
Malko jura entre ses dents.
— Il n’y a pas d’autre vol ?
— Je ne sais pas, fit la fille, je ne suis pas autorisée à prendre des réservations pour d’autres compagnies. Dois-je maintenir votre réservation…
— Non, dit Malko.
À peine eut-elle raccroché qu’il se rua sur l’annuaire et commença son exploration. Trente minutes plus tard, il dut se rendre à l’évidence. Aucune compagnie n’avait de place sur un vol quittant Santiago. Trois avions partaient le samedi, tous pleins. Sans même de liste d’attente… C’était plus que suspect. Il rappela la Lan-Chue. Dieu merci, ce n’était pas la même personne. Il demanda s’il y avait de la place sur le vol pour Rio et s’il était à l’heure. Au bout de cinq minutes, il eut la réponse.
Oui, il y avait de la place. Oui, le vol partirait à 14 heures 30.
— Votre nom, s’il vous plaît, demanda l’employée.
Malko le lui donna. Attendit. Plusieurs minutes. Puis son interlocutrice revint en ligne.
— Señor, annonça-t-elle d’une voix embarrassée, je me suis trompée. Ce vol a été annulé. Nous n’étions pas prévenus. Mardi si…
Malko avait raccroché. La D. I. N. A. et John Villavera avaient vite réagi. On avait décidé de l’assassiner avant mardi. Ce qui signifiait que Washington n’était probablement pas au courant. Ce ne serait pas la première fois qu’un C. O. S. ferait du zèle.
Il restait l’ambassadeur des U. S. A. Lui, n’était pas acheté par la D. I. N. A. Et le State Department n’était sûrement pas prêt à couvrir un meurtre de la C. I. A. Malko n’avait plus que la ressource de se réfugier chez lui. Il reprit son téléphone.
Vingt minutes plus tard, après dix coups de fil, il savait que l’ambassadeur était parti pour le weekend pêcher le requin.
— Donnez-moi un numéro à Washington, demanda alors Malko à la standardiste de l’hôtel. Est-ce qu’il y a de l’attente ?
— Vous l’avez tout de suite…
Il donna la ligne directe de David Wise… Où qu’il soit, le chef de la Division des Plans pouvait être atteint, jour et nuit. À la première sonnerie, Malko se rua sur le récepteur.
— Señor, le numéro ne répond pas, annonça la standardiste.
C’était hautement improbable. Malko eut soudain une inspiration.
— Appelez ce numéro-là, demanda-t-il.
La fille nota le second numéro à Washington. Il attendit. Elle rappela, toujours aussi désolée. Celui-là non plus ne répondait pas. Malko remercia et raccrocha. Sans illusion.
Le second numéro était celui de la Maison-Blanche.
Le piège se refermait. Pas d’avion, pas de communication. Il fallait que Malko reste au Chili. Et surtout, ne puisse pas dire ce qui arrivait. Il restait une solution Carlos Geranios. Malko sourit amèrement de ce retournement de situation. L’homme qu’il était venu sauver risquait de lui venir en aide…
Des coups violents furent soudain frappés à sa porte. Il bondit sur son pistolet, écouta. Les coups s’arrêtèrent et on se mit à sonner. Il regarda la fenêtre. Impossible de s’évader par là. Treize étages. Il se rapprocha, restant collé le long du mur, se souvenant de l’irruption de la D. I. N. A. chez Geranios.
Qui est-ce ?
— Ouvre vite !
Oliveira jaillit dans la pièce, essoufflée, ses yeux bleu cobalt brillaient d’un éclat inaccoutumé. Son éternelle besace accrochée à l’épaule.
— J’ai essayé de te téléphoner cent fois, dit-elle, c’était tout le temps occupé…
— Mais je devais venir te chercher vers midi seulement…
La jeune Chilienne lui fit face. Une lueur terrorisée dans les yeux.
— Tout à l’heure, Pedro m’a téléphoné. Il m’a demandé si tu étais là. Je lui ai dit que non. Il m’a dit de ne pas chercher à te voir, que cela pourrait être très dangereux pour moi… J’ai peur.
Malko sentit son angoisse s’accroître. La situation évoluait. Même l’hôtel devenait dangereux.
— Pedro a raison, dit-il. Retourne chez toi, ou va en week-end. En restant avec moi, tu cours un gros risque.
Un cercle blanc était apparu autour de la bouche d’Oliveira.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— C’est une longue histoire, dit Malko. La D. I. N. A. a décidé de me liquider. Je ne peux pas quitter Santiago. Il faut que je me cache jusqu’à lundi quand l’ambassadeur américain reviendra de week-end.
Je vais demander à mon père…
— Ton père ne fera rien.
— Je veux rester avec toi. Ils n’oseront rien me faire…
Ce n’est pas sûr, dit Malko.
— Tant pis. Je reste.
Elle se rua dans ses bras. L’embrassa tendrement, violemment. Tout son corps pressé contre lui.
— Où allons-nous, murmura-t-elle.
— Tu as une voiture ?
— Non.
— Nous prendrons un taxi.
Il ramassa son attaché-case, laissant le reste de ses bagages. Le liftier ne prêta aucune attention à eux.
Ils sortirent. Le soleil était éblouissant. En l’ace du Sheraton, adossées au parking, s’alignaient une rangée de voitures de louage, avec chauffeur. Le feu, au coin des rues Teatinos et Augustinas était au rouge. Malko s’avança au milieu de la chaussée à sens unique, vers les voitures. Il avait parcouru dix mètres quand un cri d’Oliveira, restée sur le trottoir devant le Sheraton, lui fit tourner la tête.
Grillant le feu rouge une « 404 » break fonçait sur lui. Il vit deux hommes à l’avant, le pare-chocs sans plaque d’immatriculation. Il fit un bond désespéré vers une des grosses limousines bleues. La « 404 » le frôla, dérapa, se redressa et fila vers Alameda. Un chauffeur accourut, aida Malko à se relever. Vouant le chauffard aux gémonies. Oliveira traversa comme une folle.
— Ce sont eux, cria-t-elle. Ils n’avaient pas de plaque !
Malko s’époussetait. Cela risquait d’être le plus long week-end de sa vie.